Focus sur cinq films où Bruce Lee préfigure sa propre disparition par son penchant pour la destruction des images, et plus particulièrement celle de son corps.
À la fin d’Opération Dragon, Lee (l’acteur et le personnage portent le même nom) se retrouve dans une pièce pour affronter Han, l’antagoniste au cœur du récit. Comme souvent dans les films d’arts martiaux, il s’agit pour le héros d’enchaîner une série d’acrobaties, de coups et de prises afin de vaincre son adversaire et de clore l’intrigue de manière spectaculaire. Ce qui distingue cette séquence du tout venant du genre tient dans la composition de l’environnement : l’image de Bruce Lee y est démultipliée sur les murs d’une pièce aux allures de palais des glaces. En mauvaise posture face à Han, qui se dissimule derrière les nombreux miroirs jusqu’à se rendre invisible, le combattant se remémore alors un conseil qu’on lui a donné plus tôt : « Souviens-toi, l’ennemi a seulement des images et des illusions derrière lesquelles il dissimule ses véritables intentions. Détruis l’image et tu vaincras l’ennemi. » Lee se lance alors dans une forme de furie iconoclaste, si l’on remonte à la racine grecque du terme – eikonoklastês, qui signifie « briseur d’images ». Dans les plans suivants, il fracasse une à une les glaces qui l’entourent, pour détruire toutes les figures dans son champ de vision : une statue traditionnelle disposée non loin de là, le reflet du visage de Han, et enfin le sien. Si la démolition des images offre au personnage la victoire finale, elle synthétise surtout le chemin emprunté par Lee dans les cinq films emblématiques, réalisés entre 1971 et 1973 et produits par Raymond Chow, où il joue le personnage principal : à chaque fois, ses gestes sont si foudroyants qu’ils transpercent les plans et accélèrent le montage, jusqu’à altérer l’image de l’acteur lui-même. La destinée tragique de Bruce Lee, allégorisée par son ultime rôle dans Le Jeu de la mort (on y reviendra), se révèle être aussi l’histoire d’une autodestruction.
L’apparition
Dès l’ouverture de Big Boss, qui marque l’avènement d’une brève mais intense « Bruceploitation » d’une durée de trois ans (l’acteur mourra en 1973), Lee est d’abord montré comme une figure iconique. Avant son apparition en chair et en os, on le découvre dans un long générique, par une photographie qui l’immortalise en train d’effectuer un coup de pied sauté. Grossièrement découpé, l’instantané est incrusté et dupliqué sur un fond coloré. Cette manière d’introduire et de fétichiser Lee en dit beaucoup sur sa filmographie, dévolue à orchestrer le surgissement de son corps hors norme, aussi sec qu’athlétique. L’acteur incarne d’ailleurs souvent le même rôle : celui d’un combattant vertueux qui finit par céder aux sirènes de l’ultraviolence. Big Boss narre justement les mésaventures de Cheng, un jeune travailleur chinois immigré en Thaïlande, qui finit par exécuter de manière brutale son patron mafieux responsable de la mort de l’un de ses camarades ouvriers. L’ensemble du récit envisage son vœu de non-violence, que Cheng a effectué en venant en Thaïlande, comme un refus de sa destinée : avec des aptitudes et un corps pareils, impossible de ne pas tout anéantir sur son passage. C’est ainsi que le générique préfigure l’ultime scène du récit, dans laquelle l’acteur est embarqué par la police les mains ensanglantées, le corps entaillé et scarifié, avec les mêmes lignes rouges qui tailladaient déjà la photo inaugurale. Dès ce premier film en forme de manifeste, Lee s’apparente à une icône jaillissante dont les figures d’autorité cherchent à interrompre le mouvement, afin de rétablir l’ordre brisé par son élan.
Bien souvent, l’acteur incarne un personnage issu des classes populaires amené à combattre une injustice (la plupart du temps liée à la corruption ou au racisme). C’est le cas dans La Fureur de vaincre (Fist of Fury), le film de Lee le plus bestial et probablement son meilleur. Dans un Shanghai encore gangrené par l’impérialisme nippon, il y joue Chen Zhen, un jeune combattant d’une école de kung-fu en deuil après la mort de son maître Huo. Après avoir été provoqué par une école concurrente japonaise (qui a livré, lors des funérailles du mentor, un écriteau raciste anti-chinois), Chen prend les choses en main, défie un à un ses adversaires et apprend qu’ils sont en réalité derrière la mort de Huo. C’est à ce moment que Lee endosse le rôle du monstre vengeur et sanguinaire : marginalisé par ses pairs à chaque crime qu’il commet, Chen Zhen prend la fuite. Tapi hors champ, il devient alors presque une figure de tueur en série (un parallèle renforcé par ces plans où les passants découvrent, au petit matin, le résultat de ses méfaits nocturnes). C’est ce qui distingue le plus Bruce Lee de son faux héritier Jackie Chan, bien plus consensuel et familial : il pend ses victimes à des cordes comme des trophées et sème la zizanie partout où il passe. Son avatar fictionnel se fait souvent inquiétant et menaçant jusqu’à devenir, dans La Fureur de vaincre, une incarnation de la mort elle-même. S’il fracasse d’un coup de pied un panneau ségrégationniste au début du film (sur lequel est inscrit, à l’entrée d’un parc public, « No dogs and chinese allowed »), Lee laisse ensuite éclater sa colère d’une façon beaucoup moins justifiée et mesurée. Dans le dernier tiers du récit, il bat l’un des maîtres japonais qui finit transpercé par un sabre, assomme un autre combattant de plusieurs coups à la tête avec une violence inouïe, et regarde, impassible, l’antagoniste principal cracher du sang jusqu’au trépas. Comme dans Big Boss, La Fureur de vaincre s’achève de nouveau sur son arrestation par la police. Mais cette dernière est cette fois suivie d’une ultime acrobatie, interrompue par un arrêt sur image et accompagnée, par la bande-son, d’une myriade de coups de feu : à la fin, le mouvement de l’icône vengeresse s’arrête net. Par ce retour foudroyant à la fixité, c’est comme si la mort s’abattait soudainement sur une figure si explosive qu’il faudrait désormais l’éliminer.
Resté célèbre pour son combat final entre Bruce Lee et Chuck Norris, La Fureur du dragon (The Way of the Dragon) est moins vénéneux que La Fureur de vaincre mais l’acteur, passé ici à la réalisation, commence à y mettre explicitement en scène sa propre destruction. Reproduisant la formule des deux films précédents, le récit suit l’arrivée de Tang Lung à Rome, qui vient en aide à un restaurant familial victime de racket de la part d’un gang local. Alors que Tang Lung discute avec Chen, la propriétaire de l’établissement menacé, il apparaît dans la ligne de mire de l’un des racketteurs, bien décidé à lui faire la peau. Si le tireur manque de peu sa cible, Lee « joue » déjà avec la mort en se mettant lui-même en scène comme une cible, filmant la tentative d’assassinat du point de vue du tireur. Lors de la dernière séquence, il évite de la même manière un coup de couteau dans le dos et esquive les balles d’un revolver, en répliquant in extremis à l’aide de dagues lancées sur ses agresseurs. Derrière une forme physique en trompe‑l’œil (selon Chuck Norris, Lee s’est gravement blessé au dos dès 1968, entraînant une consommation constante d’antidouleurs afin de rendre ses tournages supportables), l’acteur signe un film faussement naïf et candide : La Fureur du dragon est comme hanté par sa propre fin. Un horizon qu’il embrassera plus nettement encore dans les deux titres suivants.
La faucheuse
À cet égard, la scène d’ouverture d’Opération Dragon, réalisé par Robert Clouse, est sans équivoque. Le visage un brin crispé, Lee semble diminué ; son corps est si fin qu’il en devient à certains endroits rachitique. Le diagnostic est accablant : la sculpture de sa figure et la maîtrise jusqu’au-boutiste de sa condition physique ont, dans ce quatrième film produit par Raymond Chow, viré à la névrose. En témoigne l’ouverture, lorsque Lee effectue un salto avant pour sortir de l’arène où il vient de terminer son premier combat. À cet endroit précis, le montage annonce d’ores et déjà une forme de disparition de l’acteur : au moment du saut, un raccord cherche à dissimuler le recours à une doublure, que l’on peut facilement repérer par une différence de physionomie entre les deux corps. Premier film de l’acteur tourné en langue anglaise et destiné au public occidental, Opération Dragon illustre la mise à mort progressive de Lee, plus en retrait dans ce récit où il partage l’affiche avec deux autres combattants, John Saxon et Jim Kelly, et campe une sorte de mauvais James Bond asiatique, dans le sillage de son rôle tenu dans la série Le Frelon Vert qui l’a révélé, entre 1966 et 1967, à une partie du public états-unien. Ainsi d’une séquence d’espionnage où, plutôt que de se mesurer héroïquement à son adversaire, il sème dans un premier temps le chaos en coupant le courant ou en lançant, avec nonchalance, un serpent à l’intérieur d’une cabine de surveillance. Si le personnage de Lee s’est déjà avéré par endroits vil et rusé (par exemple en endossant des déguisements), les films précédents se gardaient bien de le montrer ainsi ; assumant d’éviter l’affrontement direct, il compense ici sa force amoindrie par une certaine fourberie. Plus cynique, moins naïf, Lee est devenu comme l’ombre de lui-même.
Ultime film à la fois raté et fascinant, Le Jeu de la mort constitue l’accomplissement de ce rise and fall express. À force de briser les images et les corps dressés sur son chemin, Lee s’est comme détruit lui-même pour n’être plus qu’un visage immobile, grossièrement incrusté sur une doublure, ou une silhouette vaguement ressemblante, qui se terre dans l’ombre et porte des lunettes teintées. C’est grâce à ces supercheries qu’a pu être finalisé ce dernier film, marqué par le décès de l’acteur en plein tournage – il n’a pu jouer que l’affrontement final contre Kareem Abdul-Jabbar, où il porte sa fameuse combinaison jaune et noire. Sorte de grand deep fake avant l’heure, Le Jeu de la mort est un adieu étrange et carnavalesque, qui remet en scène de manière particulièrement retorse la trajectoire figurale de l’acteur d’un film à l’autre. La version de 1978 réalisée par Robert Clouse (l’originale, écrite par Lee en 1972 et bien moins méta, n’a jamais vu le jour) raconte en effet l’histoire d’un acteur et combattant célèbre, Billy Lo, qui refuse de se mettre au service d’une organisation mafieuse de Hong Kong. Butant contre l’obstination du comédien, cette dernière décide de l’abattre lors de l’un des tournages mis en scène au fil du récit – qui renvoient tous à un véritable film dans lequel Lee a joué de son vivant.
Juste avant la tentative d’assassinat, un simili Bruce Lee, campé par une doublure de l’acteur, se maquille dans une loge où sont disposés, au bord du cadre, des masques en silicone. Déjà très réflexif, le film ne s’arrête pas là, car la scène que s’apprête à tourner Billy Lo n’est autre que la fin de La Fureur de vaincre. Sauf qu’en lieu et place d’un arrêt sur image et des détonations de la bande-son surgit ici un réel coup de feu. Visant l’acteur, le tir fatidique est suivi d’un « cut » prononcé par le réalisateur fictif au moment où le corps de Billy Lo s’abat sur un matelas. La suite du film raconte comment l’acteur va feindre la mort après cet événement, en apparaissant recouverts de bandages sur son lit d’hôpital tel une momie embaumée, et prendre sa revanche. Plusieurs scènes d’action figurent l’acteur comme un fantôme revenu d’outre-tombe pour exécuter un à un ses agresseurs, le visage dissimulé par une pluie épaisse ou un casque de moto teinté d’un noir mat qui lui donne l’allure d’une Grande Faucheuse. On comprend mieux pourquoi Quentin Tarantino, dont Le Jeu de la mort a été l’une des grandes inspirations (le costume de Kill Bill est par exemple tiré du film), a consacré une scène entière de Once Upon a Time… in Hollywood à la figure de Bruce Lee, dans un film qui dépeint comment un acteur et sa doublure déjouent, par les pouvoirs cathartiques de la fiction, la mort tragique et bien réelle d’une autre icône cinématographique (Sharon Tate).
En reparcourant les moments forts de sa carrière (le film s’ouvre sur le tournage du combat mythique avec Chuck Norris à la fin de La Fureur du dragon), Le Jeu de la mort exploite sans détour la tendance, funeste et prémonitoire, de l’œuvre de Lee à mettre en scène sa propre disparition. En seulement trois années, l’acteur est devenu une figure semi nocturne et en retrait, remplaçable par des répliques bon marché. C’est Bruce Lee qui a tué Bruce Lee : sa vitalité et son succès, trop rapide, semblent avoir quelque part eu raison de lui. Son parcours était au fond auguré à la fin d’Opération Dragon, lorsque l’acteur ouvre la première porte réfléchissante du palais des glaces, dans laquelle une lance est encastrée à l’horizontale. La pointe de l’arme transperce son reflet de part et d’autre pour se diriger droit vers son visage, alors indiscernable. Seuls son corps et sa propre image pouvaient venir à bout de cette icône, réputée imbattable, que l’on appelle Bruce Lee.