Depuis Les Huit Salopards, quelque chose de nouveau semble à l’œuvre dans le style de Tarantino, qui gagne en profondeur et en complexité à mesure qu’il délaisse la part que l’on pouvait considérer encore comme un brin superficielle. Appelons ça, faute de mieux, une forme de maturité, qui passe par un dérèglement du système du cinéaste. Dans le cas de Once Upon a Time… in Hollywood, il faut probablement commencer par le plus évident : les très nombreux pas de côté du montage ne sont plus véritablement gouvernés par un principe d’efficacité et détonnent par les ruptures rythmiques et la mélancolie qu’ils installent. À rebours par exemple de l’harmonie et de la fluidité que visait Kill Bill : Volume 1, l’irruption des pastiches se couple à un travail de sape sur les différentes figures qui peuplent le film. Si Rick Dalton, l’acteur de télévision joué par Leonardo DiCaprio, habite le temps d’une séquence le costume de Steve McQueen dans La Grande Évasion, c’est pour rappeler qu’il n’a pas obtenu le rôle ; la danse que visionne Schwarz, l’agent joué par Al Pacino, a valeur pour Dalton de souvenir honteux ; la scène de ménage entre Cliff Booth (la doublure de Dalton) et sa défunte épouse montre un couple malheureux et s’achève avec le bruit d’une vague, qui figure un coup de harpon dont on ne sait s’il relève du meurtre ou de l’accident domestique ; Dalton, pathétique après une prise ratée, hurle à son reflet à quel point il le hait. Autrement dit, la mise en scène de Tarantino déploie ici son goût habituel pour l’entrelacement de bouts de fictions hétérogènes tout en s’affranchissant de ce qui a parfois constitué la limite de ce syncrétisme, à savoir un penchant pour l’iconisation comme revers du regard amoureux posé sur les personnages. Elle paraît désormais au contraire embrasser une forme moins immédiatement séduisante (car de fait le cinéma de Tarantino a longtemps cherché à séduire), mais autrement plus cohérente et précise dans ce qu’elle raconte.
L’auréole
On peut, pour s’en convaincre, évoquer une épiphanie discrète qui vient ponctuer une scène magnifique. Sharon Tate s’est glissée dans un cinéma pour assister à la projection de The Wrecking Crew où elle tient l’un des rôles principaux. Au milieu d’un public qui ignore sa présence, l’actrice s’émerveille à la fois de se voir et d’être vue, savoure les répliques qui font mouche, les rires des spectateurs et la victoire de son personnage au cours d’un combat. Son visage ravi se voit alors littéralement auréolé par la lumière du projecteur qui, par un effet de flare, dessine un halo autour d’elle. Ce miracle lumineux constitue un bon moyen d’approcher et de saisir la richesse du film, qui organise à plusieurs échelles (ses plans, ses séquences, puis le film compris comme un tout organique) un dialogue entre des pôles a priori opposés, mais qui se révèlent en fin de compte interdépendants. Plus qu’un détail gracieux, il vient parachever une rencontre, comme en témoigne la progression, assez retorse, de la séquence. D’abord, Tate (campée par une actrice, Margot Robbie) se contemple en train de jouer un personnage (la vraie Sharon Tate, dans des scènes tirées du film de 1968), de sorte que fiction et réel apparaissent d’emblée entrelacés et ne peuvent être retranchés l’un de l’autre. Ensuite, l’actrice occupe au sein de l’espace une fonction cristalline : tout en étant le réceptacle des réactions autour d’elle, elle se trouve au point de convergence des deux pôles lumineux de la salle, à savoir le projecteur et l’écran. Son rapport au film équivaut toutefois moins à accueillir passivement la lumière qu’à initier un dialogue avec elle, en répondant aux images qui lui sont montrées. Lors de la scène de l’affrontement, elle mime ainsi les gestes de son personnage, tandis que s’intègre dans le montage une troisième temporalité, intermédiaire entre le réel et la fiction, celle de la répétition du combat chorégraphié en compagnie de Bruce Lee. Ces quelques plans font surgir des images autant manquantes que fantômes, celles de la fabrication du film, au fondement d’une conception du cinéma mettant au même niveau la fonction archivistique de l’image (qui participe, par extension, d’une Histoire du cinéma composée d’anecdotes et de micro-récits) et le désir qu’elle produit. Surgit alors le petit éclat comme émanation du film contemplé, irradiant le visage de la spectatrice. C’est dès lors un véritable circuit de la propagation de la lumière que donne à voir la scène, du projecteur à l’écran, de l’écran au visage, du visage à l’écran, et, enfin, du projecteur au visage. La salle de cinéma, à l’instar du territoire plus ample qu’élit le film, Los Angeles, apparaît comme un décor où se télescopent des éléments exogènes pour former un ensemble régi par une même logique.
Body double
Au-delà de la dynamique de cette scène-ci, le film noue en effet un dialogue à trois voix entre les images (sous plusieurs formes : cinéma, télévision, publicité, affiches…), le réel et l’agent intermédiaire qui permet à la vie d’habiter les images et aux images d’habiter la vie : l’acteur. Cette logique tripartite est au centre du feuilletage narratif articulé autour de trois personnages, un acteur de télévision (Rick Dalton), une actrice de cinéma (Sharon Tate) et un cascadeur (Cliff Booth, joué par Brad Pitt). Il n’est pas interdit de considérer ce dernier comme le cœur secret du film, et ce pour au moins deux raisons. La première tient à ce que la figure du cascadeur se révèle au plus proche de la vision du cinéma de Tarantino, qui fait des images manquantes et fantômes évoquées précédemment le terreau d’une hybridation qui se nourrit du réel pour le sublimer. Dans une cascade tirée d’un ersatz italien de James Bond, Cliff n’est figuré que par une flèche pointant une voiture suspendue au-dessus du vide. Son corps occupe en somme les plis de l’image comme le réel peuple, sans toutefois que l’on puisse nécessairement le voir, l’envers de la fiction. La seconde raison tient à ce que, dans cette logique, le personnage se trouve à la fois à la marge et au centre des grandes étapes qui jalonnent le récit. Dans la première et la dernière séquence, qui se répondent, Cliff joue le rôle d’indispensable intermédiaire entre cinéma et télévision, les deux autres grands pôles de l’intrigue. C’est ainsi qu’il faut comprendre le très beau mouvement à la toute fin, où le cascadeur s’éloigne de Rick dans une ambulance en même temps que, par un effet de balancier, Jay Sebring descend l’allée du 10050 Cielo Drive pour aller à la rencontre de Dalton. Si Cliff ne sera pas de l’embrassade finale, qui scelle les noces du grand et du petit écran, il n’en reste pas moins celui qui, tout en restant hors-champ, aura permis son accomplissement : il lui aura fallu quitter le film pour que symboliquement son ami puisse entrer dans le cinéma.
Cliff s’affirme de surcroît comme le seul personnage qui travaille de ses mains et permet par son labeur à Los Angeles, ville où cohabitent pleinement le réel et ses images doublées (cf. l’affiche du visage de Dalton qui ouvre le film), de former un microcosme où chaque élément occupe sa place dans une perspective plus large. Un exemple, très éloquent : à la demande de Rick, Cliff se hisse sur le toit de sa demeure pour réparer l’antenne de sa télévision, en démontrant au passage sa dextérité de cascadeur. Tandis qu’il s’attèle à sa tâche, il entend la musique qui émerge de la villa de Polanski et de Tate, puis aperçoit plus loin Charles Manson, venu rendre visite à Dennis Wilson, membre des Beach Boys et ex-locataire des lieux. Ce faisant, il apparaît comme l’observateur de l’Histoire en train de s’écrire – et il n’est bien sûr pas anodin qu’il soit amené à jouer plus tard un rôle prépondérant dans la réécriture de cette histoire. Reste que le plus frappant dans la séquence tient dans ses articulations : tout en cherchant à rétablir le flux des images télévisuelles, Cliff semble non seulement guider la progression de la découpe, en étant à l’origine de l’alternance des points de vue (ceux de Tate et de Manson), mais aussi réorganiser la logique interne du montage par la convocation d’un souvenir qui vient éclairer un fragment de son passé.
California Dreamin’
À nouveau, la logique interne de la séquence éclaire l’ensemble de l’édifice, dont les bouts en apparence distincts reposent en vérité sur un impressionnant montage gigogne regroupant diverses strates temporelles, vrais et faux films, publicités ou encore spots télévisés. Si la chose n’est pas nouvelle chez Tarantino, c’est probablement la première fois que la part postmoderne de son cinéma ne se contente pas uniquement d’irriguer l’écriture, mais devient son pivot. Il faut envisager sous cet angle le choix de Los Angeles, qui d’une part offre un cadre mythologique au récit et de l’autre permet le déploiement d’un monde qui génère des images pour mieux les accueillir en son sein ; un monde où chacun se voit en mesure d’initier un dialogue avec elles, notamment par l’entremise de la télévision, principal vecteur de leur circulation (jusque dans la longue séquence de western au Spahn Ranch, où un poste cathodique se trouve au centre des enjeux). Outre qu’elles peuplent l’arrière-plan des décors et des situations, les images entretiennent une sorte de compagnonnage avec les personnages, ouvrant sur des scènes moins spectaculaires que triviales, dans un registre au fond proche de la chronique. Dans une scène qui suit Cliff jusqu’à sa demeure, un ample travelling révèle un drive-in à l’ombre duquel se trouve la caravane du cascadeur, où il vit avec sa chienne et regarde de mauvais soaps. Cliff répond à sa télévision comme Rick répète à voix haute un script dans sa piscine, et c’est dans cette adresse que se résume la démarche de Tarantino, qui substitue à la grande histoire attendue d’un Hollywood flamboyant, en crise mais qui connaît déjà les premiers éclats du Nouvel Hollywood, une contre-histoire résolument plus modeste, voire ingrate, celle d’une poignée de spectateurs dont l’existence est indissociable des images qui gravitent autour d’eux.
La présence de la Manson Family relève dans cette perspective du coup de génie : Tarantino réinvente leur destin non pour maintenir intact un supposé âge d’or rêvé, mais bien plutôt pour mettre en exergue et contourner la logique au cœur de la tuerie de Cielo Drive. Historiquement, la nuit du 8 août 1969 est celle d’une attaque contre le cinéma, sur un plan physique et symbolique, tant l’assassinat matérialise dans un sens les images de Rosemary’s Baby, tourné un an auparavant par Polanski. Ici, la Manson Family conscientise cet horizon et le radicalise, dans une logique qui accroît sa portée tout en rabattant les cartes de son issue : puisque le but de cette nuit est de rendre aux images la violence qu’elles ont transmise, autant s’attaquer à leur source la plus prolixe et populaire, c’est-à-dire la télévision. Sauf que, dans le monde de Once Upon a Time… – à ce stade, le film l’a démontré pendant plus de deux heures –, les images sont vivantes et interagissent avec le réel. Elles vont donc pouvoir répliquer à l’attaque qui leur est faite.
Ce dernier segment est l’occasion pour Tarantino de rejouer des scènes entières de son cinéma avec une hauteur de vue qui manquait parfois à ses précédents films. Si le dénouement, éblouissant, n’a pas théoriquement la même ampleur que ceux d’Inglourious Basterds ou de Django Unchained, il les dépasse pourtant par sa précision méticuleuse, qui fait moins de la scène une célébration naïve et sommaire des « puissances du cinéma » (Inglourious Basterds) qu’une vaste opération de synthèse de ce qui précède. Tandis que Cliff reconnaît les membres de la « Famille », qu’il a croisés quelques mois avant au Spahn Ranch, l’ensemble de la scène s’apparente à une reprise de différentes actions opérées le long du récit, jusque dans la manière dont Dalton s’inspire d’un de ses films pour faire face aux agresseurs. De fait, les différentes séquences fonctionnent autant indépendamment qu’en symbiose les unes avec les autres, au point que l’ensemble finit par lier trois trajectoires à l’origine parallèles en une seule : 1) un cheminement de la télévision au cinéma 2) un déplacement d’Hollywood à Rome, à l’heure de gloire du western spaghetti 3) quelques pas qui séparent la demeure de Dalton de celle de Tate – avec, en guise de frontière entre le Hollywood noble et le Hollywood ingrat, un muret et une grille que dépassera ultimement la caméra.
Du pied aux néons
Car le syncrétisme tarantinien implique d’envisager le noble et l’impur sur un même pied d’égalité. C’est le cas, par exemple, de la scène du halo de Sharon Tate évoquée plus haut. La lumière qui cerne pendant quelques secondes le visage de l’actrice s’affirme également comme le contrepoint de l’autre extrémité de son corps, à savoir ses pieds nus, posés sur le fauteuil devant elle. Ces pieds sont, détail important, sales, à l‘instar de tous ceux que Tarantino filme ici avec attention. On le sait, le pied chez Tarantino est une source de désir, or le désir dans Once Upon a Time… va de pair avec une saleté que le cinéaste affectionne, notamment celle du cinéma bis et de la télévision. Il ne fétichise d’ailleurs plus le pied comme dans Boulevard de la mort, en s’attardant sur sa surface et les ongles vernis, mais observe désormais la plante jaunie de Tate ou le talon durci d’une jeune hippie. D’une part le pied semble désirable précisément parce qu’il est sale, de l’autre c’est son envers (on y revient) qui intéresse Tarantino, envers qui occupe paradoxalement le premier plan, que le pied pointe vers un écran de cinéma ou qu’il se colle à la surface d’un pare-brise. Une autre scène clef repose sur une logique analogue, celle du retour à Hollywood, la fameuse nuit de l’attaque de Cielo Drive, qui marque aussi la fin de la parenthèse italienne de Rick et de Cliff. Los Angeles s’éveille à nouveau, ce qui pour Tarantino n’induit pas de filmer les studios ou les lieux les plus connus de la ville, mais plutôt de montrer les enseignes qui s’allument une à une. Ces néons de bars et de cinémas, ces images scintillantes d’un autre temps, apparaissent comme le véritable poumon de la ville, dans toute leur beauté impure. Au cours de cette nuit chaude, Sharon Tate contemple au loin, avant d’entrer dans un restaurant, les lumières d’une avant-première. L’actrice s’étonne alors que les longs faisceaux blancs semblent provenir d’un cinéma porno. « Dirty movies have premieres too », lui réplique Jay Sebring avec un sourire. Il n’est pas insultant d’envisager ainsi Once Upon a Time…, comme un dirty movie, soit un film qui se met en marge des lumières pour mieux s’ouvrir à elles. Ce sont, pour Tarantino, justement les plus beaux.