À l’occasion de la première rétrospective française accordée à l’œuvre de Dan Sallitt, présentée lors des 22es Journées Cinématographiques en Seine-Saint-Denis, retour en particulier sur deux films inédits du cinéaste new-yorkais.
Comme beaucoup de cinéastes secrets, Dan Sallitt est d’abord un critique de cinéma. Adepte convaincu de la politique des auteurs, il partage notamment sa « listomanie » sur un site dédié : ses films préférés y sont classés selon un système de couleur original où le bleu est au-dessus du violet mais en-dessous du vert, tandis que le rouge, très rare, est réservé aux films vénérés. Sa carrière de réalisateur commence en 1986 à Los Angeles avec Polly Perverse Strikes Again !, tourné en vidéo pour EZTV, la drôle de boîte de production de films fauchés de John Dorr, cinéaste admiré par Serge Daney dans les dernières années de sa vie. Au début des années 1990, Dan Sallitt déménage à New-York où il vit toujours aujourd’hui, et réalise depuis un film tous les cinq à dix ans, en parallèle de son travail à temps plein pour le département informatique de la ville. Après Honeymoon (1998), ont suivi All the Ships at Sea (2004) et les deux films qui nous intéressent aujourd’hui : The Unspeakable Act (2012) et Fourteen (2019).
Le temps de l’amitié
C’est un plan survenant un peu avant la moitié de Fourteen, qui désoriente par son échelle et sa durée : une gare de banlieue pavillonnaire et son parking, d’abord vides, se remplissent après le passage d’un train régional. Les voyageurs rejoignent la rue ou leurs voitures, et Mara (Tallie Medel), que l’on ne peut d’abord identifier à cause de la distance, s’extirpe la dernière de la station, bientôt accompagnée par un long mouvement panoramique. Pendant les quelques minutes que durent ce plan et le suivant, le récit semble alors comme suspendu. En se concentrant sur le calme apparent d’une journée de printemps dans la ville d’origine de deux jeunes femmes, Sallitt témoigne pourtant d’une attention et d’une ouverture au monde qui disent bien toute la sensibilité de Fourteen. Voilà un film qui laisse de la place, à son spectateur bien sûr, mais avant tout à ses personnages : ils existent par-delà les scènes et le temps du récit, grâce à une écriture précise et une mise en scène dont la sobriété ne saurait être renvoyée à une simple rigueur, chaque scène parvenant à capter une série d’émotions et ce qui les trahit. C’est le cas du duo contrarié que forment Mara et Jo (Norma Kuhling), copines depuis l’école primaire, dont les difficultés amicales dues à l’instabilité psychologique de la seconde rythment le film à travers les années, au gré de nombreuses ellipses qui font, en partie, la saveur de ce beau film discret – comment mieux raconter le délitement d’une amitié que par le passage invisible du temps ? Mais il en va de même pour tous les personnages secondaires passant dans leurs vies (des hommes, principalement), brossés en quelques répliques et situations. Cela pourrait sembler peu de chose, mais cette capacité à faire de seconds rôles des individus mus par leurs propres histoires et problèmes, qu’ils n’ont pas besoin de raconter pour qu’on en devine les contours, est infiniment précieuse. De nombreux éléments contribuent à la singularité de portraitiste dont fait montre Sallitt : ainsi de toutes les discussions apparemment inutiles à la progression du récit, tournant autour de fantasmes, du fait de travailler dans la finance avec des idéaux de gauche, ou même de papiers administratifs, qui participent l’air de rien à la finesse du film et donnent parfois l’impression de voir un Rohmer passé au tamis du mumblecore. De cette matière vivante, ce New-York de trentenaires désabusés, le cinéaste tire un mélodrame d’une grande justesse sur la complexité des rapports amicaux. La tristesse terrible des non-dits qui hantent le film ne peut que déborder dans la scène finale, donnant ainsi raison à un célèbre adage sirkien : rien ne fait davantage pleurer, dans un mélodrame, qu’un personnage retenant ses larmes le plus longtemps possible. Il suffit alors du regard d’un enfant et d’une remarque insouciante pour briser les derniers remparts.
Nous
Tallie Medel, impeccable en amie qui fait ce qu’elle peut, incarne également le rôle principal de The Unspeakable Act. Sa petite taille, sa voix posée et ses grands yeux intelligents presque cachés par une frange noire de jais vont très bien au cinéma de Sallitt. Elle incarne dans les deux cas un personnage soucieux, dont l’authenticité semble résulter d’une importante complicité entre l’actrice et le cinéaste. Ce film, tourné sept ans avant Fourteen, paraît encore plus humble et resserré. Ici, pas de longues ellipses, mais une voix-off au ton neutre, qui emplit dans quelques scènes l’espace vide du pavillon de Brooklyn où vit l’adolescente. En s’arrêtant par exemple sur des photos, afin de lever le voile sur certains mystères qui entourent la famille au cœur du récit, le film rappelle l’introduction d’Une autre femme, peut-être le plus beau Woody Allen. La voix de Jackie, alors lycéenne, retrace surtout l’amour qu’elle porte à Matthew (Sky Hirschkron), son frère. Loin de tout sensationnalisme, Sallitt explore moins le thème de l’inceste qu’il ne déplie la spécificité d’une relation complexe. Matthew aime lui aussi Jackie et tient à leur complicité, mais il semble davantage préparé à s’en séparer, là où Jackie préfère, à chaque occasion qui se présente, remettre sur le tapis « the unspeakable act » (aussi appelé « the i word »), cette limite que l’étrange couple n’a jamais franchie. Au fil de leurs échanges nocturnes et de leurs séparations (l’intrigue se déroule durant la première année d’études supérieures de Matthew), l’impossibilité d’un destin partagé compte autant que l’évidence absolue qui les unit. Dans l’une des nombreuses scènes où Matthew entre dans la chambre de Jackie sans frapper (quel besoin aurait-il de la prévenir ?), il annonce avec le calme qui le caractérise : « I think we should stop smoking. » L’usage de ce « nous », alors que la main de Jackie serre déjà le paquet de cigarettes gardé secret sous son matelas, trahit l’union qu’ils ne peuvent concrétiser. Mais Matthew garde une emprise sur Jackie. Alors qu’elle est assise sur son lit et lui sur l’accoudoir d’un fauteuil, elle n’a d’autre choix que d’accepter sa requête pour pouvoir se tenir debout à côté de lui, et partager au moins leur abandon commun des cigarettes qu’ils jettent dans les toilettes. La mise en scène pointe toutefois le caractère illusoire de ce substitut : enfermés par le surcadrage de la porte et entourés par le noir, c’est comme s’ils n’étaient pas faits pour habiter le même plan.
Seule Jackie portera sur ses épaules le poids du dilemme, le long d’une thérapie étonnamment sereine et drôle, où Sallitt semble trouver en la psychologue impassible un relai de son regard. Comme elle, il ne cligne pas des yeux : il est attentif. Il s’agit d’une qualité de cinéaste rare : Sallitt accueille la fragilité comme une force et prend le temps d’enregistrer le déploiement des sentiments des personnages, à rebours d’une efficacité de storytelling ou, pour le distinguer d’une grande partie du cinéma indépendant américain de ces dernières années, de tout formalisme chic. Le vœu de pauvreté de ses films, à l’image numérique nette et surexposée (rappelant ainsi certains Hong Sang-soo), semble dès lors être une condition de leur accomplissement. À la manière dont ils sont produits – l’équipe, comme les comédiens, prennent sur leurs vacances pour les tourner –, ces films invitent à trouver le temps ; plus encore, ils aident à vivre.