Quand sort Une autre femme en 1988, Woody Allen vient d’essuyer deux échecs consécutifs. Le drame aux accents bergmaniens September et la comédie autobiographique Radio Days ont rebuté le public américain, effaçant une cote de sympathie regagnée trois ans plus tôt avec La Rose pourpre du Caire (1985) et Hannah et ses sœurs (1986). Si la collaboration entre Gena Rowlands et le cinéaste new-yorkais emballe la critique et le public en Europe, où les films de Cassavetes sont redécouverts avec enthousiasme, Une autre femme marque en quelque sorte une rupture définitive avec la patrie d’origine du réalisateur. Avec ce film, Woody Allen atteint l’apogée de sa période bergmanienne, dressant avec une impressionnante maîtrise formelle et narrative un bouleversant portrait de femme et offrant à Gena Rowlands son plus beau rôle hors sa filmographie avec Cassavetes.
Woody Allen irrite ses compatriotes dès lors qu’il s’aventure sur le territoire dramatique. Les échecs commerciaux sans appel d’Intérieurs (1978), Stardust Memories (1980) ou September sont autant de signes de désaveu d’un public qui ne peut comprendre les prétentions « auteuristes » d’un génie comique. Les triomphes d’Annie Hall (1977) et Manhattan (1979), deux films en parfait équilibre entre drame et comédie dans lesquels Allen occupe la place centrale du comique juif new-yorkais auquel les spectateurs sont attachés, n’ont pas suffi. Tout cela, fort heureusement, importe peu le réalisateur, peu préoccupé par les retombées financières de ses œuvres : sa volonté de naviguer entre drames et comédies ne s’embarrasse pas de compromis.
Si l’on retrouve plus tard des bribes d’inspiration bergmanienne dans Crimes et châtiments (1989), Maris et femmes (1992) ou Harry dans tous ses états (1997), Une autre femme est sans nul doute l’œuvre-hommage la plus aboutie de Woody Allen, celle où la belle révérence d’Intérieurs et September fait place à une réappropriation du style et des thèmes du réalisateur suédois pour aboutir à un film qui contourne la citation pour devenir une œuvre « allénienne » à part entière. L’inspiration, ici, est de toute évidence Les Fraises sauvages (1957), l’histoire d’un professeur qui, au crépuscule de sa vie, fait le point sur ses échecs personnels en parallèle à sa réussite professionnelle. Dans Une autre femme, Gena Rowlands incarne Marion Post, professeur et écrivain respecté qui loue un appartement dans le but de s’atteler à l’écriture d’un nouvel ouvrage. La présence du cabinet d’un psychiatre juste en dessous la conduit à entendre malgré elle les consultations des patients (une idée qu’Allen réutilisera à des fins comiques en 1996 dans Tout le monde dit I Love You), et particulièrement celles d’une énigmatique jeune femme (Mia Farrow). Sa détresse va pousser Marion à réévaluer sa vie (familiale, conjugale, professionnelle et amicale) et provoquer un véritable séisme dans sa vie bien ordonnée.
Naissance des fantômes
Dès les premiers plans, le ton est donné. Avant même le générique habituel et attendu (lettres blanches sur fond noir), Marion se présente pendant que défilent quelques images de son appartement, sobre référence à son quotidien parfaitement équivoque : tons beiges, blancs, marrons, couleurs automnales et sans aspérités, aussi froides que l’allure de bourgeoise intello new-yorkaise qui caractérise Marion, engoncée dans ses tailleurs et son chignon impeccables. L’image signée Sven Nykvist (chef opérateur attitré de Bergman, qui collabore ici pour la première fois avec Allen) jette un voile mélancolique de nature morte sur une vie à bout de souffle, dominée par la résignation. Mariée à un médecin qui l’ignore poliment et feint l’affection retenue pour masquer son impuissance affective, Marion est un bloc de frustrations qui ne voit pas le désastre autour d’elle. Le divorce de son frère, la vieillesse de son père glissent sur elle : Marion est trop préoccupée par l’écriture de son livre et une vie sociale remplie d’événements et néanmoins vide de sens, à laquelle elle est étrangement absente, telle une présence fantomatique.
Puisque Marion est aveugle, le révélateur sera une voix. Elle lui apparaîtra d’ailleurs dans son sommeil, alors qu’elle s’était assoupie en plein travail. C’est celle de cette jeune femme, enceinte et dépressive, incarnée par une Mia Farrow dont le teint diaphane a rarement été aussi bien exploité. Allen la montre peu, mais sa présence contamine tout le film, comme un spectre qui viendrait hanter l’héroïne. Le fantastique n’est pas loin : Une autre femme ne serait-il pas en quelque sorte une adaptation toute personnelle d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll ? Tel le lapin blanc, Hope (le nom du personnage de Mia Farrow, également celui d’un tableau de Klimt, L’Espoir en français, aperçu au détour d’une scène) surgit dans le sommeil de Marion et va la révéler à elle-même. Hope/l’espoir, c’est la clé du réveil de Marion, une apparition dont on ne saura jamais vraiment si elle est réelle ou fantasmée, une projection fortuite ou imaginée de la psyché de l’héroïne.
La mort en face : la renaissance de Marion Post
Dès lors, Marion va de hasards en coïncidences qui l’amènent à s’interroger sur ses choix. L’amant ivre d’amour (Gene Hackman) délaissé au profit d’un époux distant (Ian Holm), le frère au talent sacrifié à l’adolescence pour la réussite universitaire de Marion, la meilleure amie perdue de vue qui révélera avoir volontairement pris ses distances… Le passé ne cesse de resurgir, de façon concrète (Marion croise sa belle-sœur qui lui avoue que son frère l’admire et la hait en même temps) ou fantasmée. Les nombreuses scènes de rêve sont autant de façons pour Allen de confronter son personnage au monstre d’égoïsme qu’elle a été. Elles offrent au film de beaux moments de tension où l’émotion peut s’exprimer librement, reflétant les angoisses et les échecs refoulés de Marion. Elles révèlent aussi au spectateur des pans de la vie de l’héroïne, où chaque personnage joue son rôle et un autre, à l’instar de ce rêve où l’amie d’enfance devenue comédienne interprète Marion sur scène face à son mari, dans une scène de ménage qui n’a pas encore eu lieu. Rêve, théâtre, réalité, fantasme : l’univers corseté de Marion est progressivement dévoré par des émotions contradictoires où voyeurisme et exhibitionnisme sont, de façon strictement symbolique, les révélateurs indispensables à sa prise de conscience, aussi violente que tardive.
Lors de l’une des plus belles scènes du film, Marion ouvre le recueil de poésies préféré de sa mère défunte, un ouvrage du poète allemand Rainer Maria Rilke. À la page du poème Le Torse archaïque d’Apollon, elle découvre des traces de larmes séchées sur les dernières lignes : « Car il n’y a pas de lieu d’où l’on ne t’aperçoit. Tu dois changer ta vie. » De cette mère dont on sait peu de choses (elle est morte jeune et on l’aperçoit dans un rêve, une silhouette dans un parc à l’ombre d’un arbre), Woody Allen fait le point névralgique du film, une absente dont la figure tutélaire plane sur Marion, un fantôme qui semble cristalliser toute la détresse de sa fille. Marion n’a pas eu d’enfants et au contact de Hope, enceinte jusqu’au cou, réalise que ce qu’elle pouvait considérer comme un choix est finalement vécu par elle-même comme un échec. Un avortement réalisé dans sa jeunesse à l’insu de son premier amour, plus âgé qu’elle, lui revient en plein visage. Sa relation avec la fille de son mari est une tentative maladroite de combler ce manque, mais la fin du film lui offre au moins cette alternative : cette adolescente mal embouchée est une perspective d’avenir, la possibilité d’un autre regard sur le monde, une façon de faire un pied de nez à la mort.
Dans une autre référence à un poème de Rilke, La Panthère, Marion avoue que selon elle, l’image que l’animal entrevoit à travers les barreaux de sa cage ne peut être que la mort. En déjeunant avec Hope, elle lui confie que le passage à la cinquantaine fut une expérience traumatisante. La mort rode autour de Marion, depuis son enfance : sa mère, son premier amour suicidé, son père vieillissant, et même Hope. Mais, d’un optimisme mélancolique et bouleversant, Woody Allen offre à son héroïne une conclusion en forme de renaissance. Débarrassée de son mari infidèle et lâche, Marion s’offre les promesses d’une nouvelle vie, forte d’une réconciliation avec son frère, de projets professionnels, d’une fille de substitution. Le portrait que son ancien amant dresse d’elle dans un roman lui révèle un bonheur fugace qu’elle a renié mais qui pourrait être possible, à nouveau. À l’image du souvenir d’une étreinte dans Central Park, à l’abri de la pluie, Marion Post contemple l’éventualité, à cinquante ans passés, d’être une autre femme.