En attendant l’exposition de Funès à la Cinémathèque Française, reportée en raison de l’épidémie de Covid-19, retour sur quelques traits de la persona du comique et de son jeu d’acteur.
« Je ne veux plus être dirigé. » L’interview est connue et dit beaucoup de la conception que de Funès avait de son jeu, qu’il résume par un définitif « un acteur comique est un auteur avant toute chose ». Un film avec de Funès, c’est justement, « avant toute chose », un film de de Funès, d’où que l’acteur se soit tout le long de sa carrière entouré de seconds couteaux (Jean Girault et autres André Hunebelle) et n’ait jamais croisé la route de metteurs en scène dignes de ce nom, à l’inverse de certains de ses contemporains et partenaires de jeu (notamment Bourvil, qui tourne avant de mourir Le Cercle rouge de Jean-Pierre Melville). C’est l’inévitable limite de sa filmographie, inégale, parsemée de comédies parfois indigentes et où ne figure, à l’arrivée, aucun film pleinement accompli, mais qui dessine toutefois une trajectoire pour le moins singulière, si l’on accepte de passer un peu outre les traits les plus évidents de sa persona de grand bourgeois emblématique du conservatisme dans lequel baignent les années De Gaulle et Pompidou. De Funès, c’est d’abord l’histoire d’un petit homme (1m64) qui joua dans beaucoup de films où il est question de grandeur. Il suffit pour s’en convaincre de s’arrêter sur quelques titres (La Grande vadrouille, Les Grandes vacances, Le Grand restaurant, Un Grand seigneur, La Folie des grandeurs) ou sur les différentes professions occupées par son éternel personnage de notable irascible et tyrannique : gendarme gradé, commissaire de police, chef d’un grand restaurant, chef d’un grand guide gastronomique, PDG, maire, grand d’Espagne, chef d’orchestre, auteur de théâtre à succès, directeur d’une compagnie de ballet, directeur d’une école privée, directeur d’un chantier naval, riche marchand d’art… Reste que sa « grandeur », De Funès la doit surtout à la place de choix qu’il occupa au sein de la comédie populaire française, dont il fut le roi tardif pendant une période au fond assez courte (seulement dix ans, de Pouic-Pouic, sorti en 1963, aux Aventures de Rabbi Jacob, que Gérard Oury signe en 1973), mais riche d’une vingtaine de films qui ont durablement marqué un large public. Avant cet « âge d’or », de Funès fut d’abord comédien-pianiste, acteur de théâtre, second rôle plutôt discret au cinéma (une apparition éclair dans Knock, une petite scène dans La Traversée de Paris) ; après, une figure vieillissante dont la présence s’est faite plus rare sur les écrans, suite à un double infarctus survenu en 1975 qui mit fin à sa carrière théâtrale et ralentit son rythme effréné de tournage. C’est précisément les dix ans qui ont fait de Funès qui nous intéressent, dix années où le comédien aura joué grosso modo le même rôle, mais aussi le même scénario : celui d’une mise en crise de son pouvoir si patiemment conquis.
Au cœur du film, contre le film
Tel est le nœud faussement paradoxal de la persona de de Funès, qui le rapproche, même lointainement, de grands noms de la comédie (Keaton, Chaplin, aujourd’hui Larry David) : articulés autour de sa figure, « ses » films témoignent de sa toute puissance en même temps qu’ils organisent une crise de son autorité et de sa capacité à contrôler le cadre et les situations. C’est, à une première échelle, l’axe des récits(ministre déchu dans La Folie des grandeurs, père à l’autorité sapée dans Les Grandes vacances, mari et maire contesté dans La Zizanie, etc.), mais aussi, localement, le moteur de la mise en scène, qui joue, d’une certaine manière, contre l’acteur. Fantômas, premier volet d’une trilogie où de Funès partage initialement la vedette avec Jean Marais, avant que ce dernier ne soit progressivement relégué au rang de second rôle, en fait la démonstration : non seulement le récit trouve son acmé dans une course-poursuite où le personnage du commissaire Juve accuse un temps de retard et fait étalage de sa faiblesse physique, mais il s’achève de surcroît sur un gag synthétisant le conflit l’opposant à l’armature même du film. Alors que s’affiche le mot « Fin », la voix de Juve retentit et conteste « Non, ce n’est pas fini ! ». Dans Fantômas se déchaîne, qui se conclut, là encore, sur une poursuite, cette fois-ci aérienne, Juve tombe carrément du cadre, sans parachute, et permet ainsi la fuite triomphale du génie du mal. Quant au troisième volet, Fantômas contre Scotland Yard, il organise en son cœur une aberrante machination n’ayant d’autre but que de ridiculiser le commissaire qui voit, à trois reprises, une même situation se répéter à son désavantage : 1) Juve découvre un cadavre dans sa chambre (deux pendus et un homme sur son lit) 2) il alerte ses camarades, qui se précipitent à son appel 3) de retour dans sa chambre, le commissaire découvre, estomaqué, que les corps ont disparu (ce qui vaut à de Funès l’une de ses répliques les plus savoureuses, « on m’a volé mon pendu ! »). Juve a beau jusqu’à prendre une photo comme preuve (avec un appareil truqué par Fantômas), rien n’y fait : le montage des scènes comme le polaroid lui donnent systématiquement tort. Contrairement à Fantômas, cousin français de Mabuse qui contrôle les images (ses piratages télévisés) et s’approprie les visages de ses victimes (grâce à ses masques révolutionnaires), Juve est un personnage écrasé par tout ce qui relève de la mise en scène, dont il est un médiocre praticien, comme en témoignent ses costumes ridicules et ses échecs répétés à piéger son adversaire.
Acteur-parasite
Cette peinture de la déréliction du pouvoir de la « figure-de Funès », aussi intéressante et amusante soit-elle, ne doit toutefois pas occulter que ces mêmes films sont le biais par lequel « l’acteur-de Funès » fait étalage de son talent comique, indéniable, quand bien même il repose sur une série relativement limitée de motifs et de figures ressassés de film en film. On en revient à la question de la « direction » d’acteur, à laquelle il refuse de se soumettre sans toutefois franchir complètement le pas et devenir lui-même metteur en scène. Contrairement aux illustres comiques préalablement cités, de Funès, à l’exception de L’Avare, coréalisé avec le fidèle Jean Girault, n’est pas passé derrière la caméra : s’il se dirige, c’est uniquement de l’intérieur des films, qui s’apparentent, dans bien des cas, à des hôtes dont il se nourrit. Un exemple tiré de Fantômas. Il s’agit d’un plan si rapide qu’il faut le passer au ralenti pour bien saisir la trouvaille concoctée par le comique : dans les locaux du Point du jour, journal qui vient de publier une fausse interview de Fantômas, Juve gronde et menace : « Attendez seulement que je fasse la preuve que cet article, enfin ce torchon, est un tissu de mensonges, et ça fera du bruit. » C’est bien entendu à ce moment-là qu’une bombe explose en arrière-plan, mais la vraie détonation est ailleurs : en une petite seconde, de Funès exécute un saut improbable, tandis que son visage se décompose soudainement, les yeux grands ouverts et la langue tirée. En somme, le plan se fonde sur un effet spécial que de Funès vampirise ; la détonation est éclipsée par une autre, plus forte, celle qu’accomplit le corps contorsionné de l’acteur. Le véritable effet spécial, c’est bien de Funès.
C’est là que le « problème » de Funès se révèle passionnant, dans la mise à nu de ce qui alimente son rapport au cadre. Contrairement aux apparences, l’acteur ne joue pas « seul », mais doit plutôt déployer son jeu en miroir d’une force contraire présente dans le plan – fonction que joue ici l’explosion, cas un peu rare de gag visuel, mais qui se voit plus communément remplie par un partenaire en opposition duquel l’acteur élabore son jeu. De Funès a toujours besoin d’un négatif, soit une figure qu’il va tyranniser (son adjoint dans Fantômas, ses employés dans le Grand Restaurant, Bourvil dans La Grande vadrouille ou encore Montand dans La Folie des grandeurs), ou qui à l’inverse l’écrase et révèle la fragilité de son autorité (exemplairement, Blier dans Le Grand restaurant et Jo). On expliquait rapidement tout à l’heure que le jeu de de Funès s’appuyait beaucoup sur des petits dispositifs comiques fréquemment réemployés. En voici un qui illustre cette tendance et que l’on retrouve à la fois dans Le Grand restaurant et dans Jo : d’abord de Funès se vante à tort de l’autorité qu’il exerce ou des liens étroits qu’il entretient avec une tierce personne, avant que cette dernière, justement, n’apparaisse derrière lui et ne manifeste sa présence en lui tapant sur le dos, renversant la dynamique de la scène, que l’acteur poursuit en faisant étalage d’une autre facette de son jeu – bégaiements, flatteries maladroites, mimiques embarrassées et ton doucereux cachant mal la veulerie de son personnage. Cette nécessité qu’a de Funès de jouer « par rapport à » un autre acteur ou caractère opposé, là où d’autres, tels que Keaton ou Chaplin, peuvent occuper seul le plan et jouer « avec le monde » (une façade qui s’abat, les rouages d’une machine, un train en marche, des rochers qui dévalent une colline), ne doit toutefois pas être lue comme une limite, mais bien comme la clef du génie comique qui parfois le saisit. C’est précisément sur cette contrainte que se fonde la dualité de son corps et de son visage, qui alternent tour à tour une position et son envers : de Funès apparaît à la fois comme dominant et soumis, grand socialement mais petit physiquement et de caractère, faible mais énergique – l’acteur court beaucoup et dépense sans compter, jusqu’à l’épuisement. Le ressort premier du rire funésien est en cela, comme au fond pour tout grand comique, le sadomasochisme, à un détail près : l’interprète semble vouloir tenir tous les rôles du rituel. Il peut selon les circonstances jouer autant les Laurel que les Hardy, pivoter d’une scène à l’autre voire parfois même au sein d’une même séquence (cf. le « retournement » évoqué plus haut). Sa bicéphalité exacerbée apparaît comme la condition sine qua non de la place unique et privilégiée qu’il occupe dans la fiction.
Saturation et déshumanisation
Cette dynamique se voit toutefois malmenée à mesure que les films progressent vers l’horizon autodestructeur de la « figure-de Funès », tiraillée entre le désir de conserver son pouvoir et la pulsion de s’en dépouiller tout à fait. C’est à ce moment-là que de Funès peut temporairement « jouer seul », au prix d’une désintégration de ses personnages. Deux films, Oscar et La Folie des grandeurs, peut-être ceux où l’acteur pousse le plus loin la radicalité de sa gestuelle, convergent précisément vers ce point d’incandescence où, finalement, le corps de de Funès dépasse ses limites, rend les armes et lâche les amarres. Le premier est un vaudeville théâtral comme de Funès en a beaucoup tourné. Ramassé sur une durée d’1h20, le film a le mérite de réduire à l’os l’habituel imbroglio de quiproquos et de coups foireux caractérisant les comédies de de Funès, pour offrir un écrin idéal à la nervosité de l’acteur. Il y joue un patron (au sens le plus générique qui soit : on ne sait pas bien au juste de quoi s’occupe son entreprise) qui, en moins d’une journée, voit son petit empire (professionnel mais surtout familial) vaciller. La scène qui nous intéresse est célèbre : le pater familias perd ses nerfs après qu’une valise, pour la deuxième fois, se révèle contenir des sous-vêtements féminins plutôt que soixante millions d’anciens francs en billets de banque. Face à sa femme, sa fille et son masseur, il explose : dans une suite inouïe de mimiques et d’onomatopées, de Funès mime le mitraillage de son visage, l’allongement de son nez qu’il maltraite (il le coupe, marche dessus, l’enroule autour de sa jambe, joue du violon avec), puis fait éclater sa tête, avant de s’allonger, immobile et silencieux, comme vidé.
Le montage a beau intercaler le ballet de pitreries avec les regards interdits des trois autres protagonistes présents dans la pièce, la séquence s’inscrit dans un registre de pure suspension narratif, né de l’accumulation de péripéties, où de Funès tient, cette fois-ci simultanément les rôles de bourreau et de victime, en s’infligeant des sévices invisibles, jusqu’à ce que son corps abandonne et s’arrête.
La Folie des grandeurs propose une variation sur ce principe. Librement adapté de Ruy Blas de Victor Hugo, cette troisième collaboration entre De Funès et Gérard Oury (après Le Corniaud et La Grande Vadrouille, et avant Les Aventures de Rabbi Jacob) recentre le récit sur la figure de Don Salluste, ignoble ministre des finances qui s’enrichit sur le dos de la populace appauvrie. C’est d’ailleurs la deuxième fois, après Le Grand restaurant (où le temps d’un plan de Funès est grimé en Hitler par un jeu d’ombres) que l’acteur se voit littéralement assimilé à un despote, en l’occurrence Napoléon.
Le début du film, la meilleure partie, dépeint la déchéance du tyran avec un certain allant, en mettant en scène dans un premier temps sa dévirilisation. Si comme dans la pièce de Hugo, Salluste est renvoyé du palais pour avoir supposément fait un enfant illégitime à l’une des dames d’honneur de la reine, difficile dans le film de croire à l’hypothèse, tant le noble apparaît d’emblée comme un faux puissant, avec son chapeau où ballottent deux pompons verts ridicules (le gag est, bien entendu, grivois). La suite est du même tonneau : il épie la reine de sa longue-vue, avant d’user maladroitement d’une hallebarde pour faire taire le tintamarre de son valet, logé à l’étage. Enfin, une fois déchu et ses biens confisqués, le noble tentera en vain de cacher certains de ses objets précieux dans son pyjama, que son valet s’empresse de vider en soulevant et secouant son ancien maître. Il faut prendre le gag au pied de la lettre : Salluste n’a rien dans le pantalon.
Ce segment du film offre un rare cas où de Funès fait l’objet d’une mise en scène comique plutôt que d’en être le sujet, mais ce qui nous intéresse véritablement ici se déroule vers la fin du récit, quand le plan fomenté par Salluste pour se venger de la reine se cristallise. La saturation de son jeu épouse alors un devenir animal : dans une scène très drôle, Salluste adresse un message à la reine en se faisant passer pour un perroquet parlant allemand, quand, plus tard, l’effondrement de sa machination le prive de la parole. Acculé, le scélérat piaille comme un oiseau, pousse des petits cris de perruche, tout en cherchant la reine volatilisée. Ce n’est guère un hasard si, pour son dernier film avec Oury, Rabbi Jacob, de Funès joue, cela ne s’invente pas, un personnage baptisé Victor Pivert. Poussée dans ses retranchements, la « figure-de Funès » voit alors sa défaite coïncider avec l’apothéose de l’acteur, dont le jeu, désormais en roue libre, s’ouvre à sa part la plus inventive. Étrange carrière que celle de de Funès : si l’étude de sa filmographie laisse entrevoir un système qui paraît de prime abord bien rodé, voire même un peu confortable, c’est bien dans la destruction que l’acteur s’épanouit tout à fait.