Une silhouette familière a fait irruption dans la ville : tout sourire, bonhomme, le visage renversé, Louis de Funès s’affiche sur un fond bleu à l’occasion de l’exposition qui lui est consacrée à la Cinémathèque Française. En entretien, l’acteur aimait rappeler la couleur de ses yeux, d’un azur tendre, et combien il tenait à ce que la photographie de ses films soit en harmonie avec eux. Il semblerait que les organisateurs de l’événement l’aient pris au mot. Reportée pour des raisons évidentes, l’exposition de Funès ouvre ses portes le 15 juillet 2020, accompagnée d’une copieuse rétrospective : à coup sûr une première, voire une consécration, pourrait-on dire, si l’acteur n’avait pas déjà fait l’objet d’une « réhabilitation » dans la presse spécialisée ces dernières décennies, et s’il ne demeurait pas, près de quarante ans après sa mort, le compagnon télévisuel le plus fidèle des foyers. Il est probable – la période de confinement n’a pas manqué de le rappeler – que de la même façon qu’une chanson de Johnny Hallyday résonne chaque jour quelque part sur les ondes, et plutôt deux fois qu’une, il ne passe pas une journée sans qu’« un de Funès » soit diffusé sur les écrans français (ou dans les tréfonds de l’Europe de l’Est).
La première salle de l’exposition va bien dans le sens d’une « onction » donnée par l’institution : des extraits de ses films sont mis en parallèle avec des séquences de grands classiques du cinéma burlesque. La voiture démantibulée du Corniaud apparaît déjà dans Les Trois Âges de Buster Keaton, l’usine Tricatel (et son four qui avale Coluche pour le recracher sous forme de soufflé), dans L’Aile ou la Cuisse, convoque aussi bien Les Temps modernes de Chaplin que La Ferme de demain de Tex Avery. Du cartoon au musical, De Funès paie son tribut à Hellzapoppin, au sein de la troupe des Branquignols (dans le film Ah ! Les Belles bacchantes) et son Avare rencontre le Nosferatu de Murnau (l’ombre rabougrie d’Harpagon étant renvoyée, non sans justesse, au vampire qui traîne lui aussi sa « cassette »). Carambolage d’images, mais aussi série d’hommages : de Funès grimé en Groucho Marx dans l’un de ses premiers rôles, se verra remettre, au terme de sa carrière, un Oscar (!) d’honneur par Jerry Lewis, qui en profitera pour l’embrasser à pleine bouche. Louis de Funès, confronté à ses aînés, est ainsi réinscrit dans une filiation bien identifiée.
Il faut dire qu’il constitue un terrain d’exploration privilégié pour qui s’intéresse à la question de l’Acteur. On reproche souvent, à ceux qui entendent substituer une « politique des acteurs » (selon le titre d’un ouvrage fameux de Luc Moullet) à celle des « auteurs », de reconduire celle-ci en douce (les bons comédiens ne brilleraient que lorsqu’ils sont bien dirigés, CQFD). Chez de Funès, on peut a priori passer outre, dans la mesure où il y a une parfaite identité entre jeu et direction d’acteur. En somme un « jeu dirigiste », d’ailleurs remarqué par la cinéphilie « auteuriste » des Cahiers : Jean-Luc Godard loue les performances du second-couteau de Funès avant même qu’il ne tranche du jarret dans La Traversée de Paris. Bref, De Funès vampirise la mise en scène. Parmi les documents les plus remarquables de l’exposition (qui propose son habituel lot de pièces originales ou fac-similés, de costumes et de décors – ceux de Georges Wakhevitch, en particulier), on découvre un carnet dans lequel le comédien consignait des idées, astuces et réflexions personnelles. Dans ces notes hâtivement griffonnées, se retrouvent son obsession pour la grandeur (avec, par exemple, ces mots : « des hauts personnages, des grands personnages, de bas personnages, de petits personnages »), mais aussi diverses suggestions, comme des idées de titre (« L’époque où nous vivons ») ou de pitchs (« Des hommes politiques doublés par des acteurs »), qui révèlent parfois des projets ou des stratégies d’écriture. L’exposition sacrifie logiquement l’appréhension des films, pour privilégier la construction d’une persona d’acteur/auteur.
Le dictateur
L’essentiel du parcours repose alors sur une trajectoire croisée : la carrière de l’acteur entremêlée à une chronologie de la société française d’après-guerre, dispositif un brin artificiel. L’ère des Trente Glorieuses est principalement appréhendée à travers l’évolution du mobilier (les téléviseurs sont de plus en plus petits), de la société de consommation et d’une libéralisation des mœurs (la saga des Gendarmes en fait grand cas). La filmographie de de Funès prend la forme d’une ascension, inversement proportionnelle à sa masse capillaire. Un montage de ses interventions de figurant, assez émouvant, le voit passer d’un costume à l’autre, souvent dans la marge. On sait que l’acteur se hissera vers des positions de pouvoir, jusqu’à incarner une flopée de patrons ronchons. Mais, à bien y regarder, son cheminement est encore plus radical : alors même que de Funès aspire à une emprise totale sur son art (couronnée par la réalisation et un projet de scénario), il échappe à deux reprises à des rôles de dictateur, d’abord dans Le Crocodile, projet avorté à cause d’un premier arrêt cardiaque, et dans Iznogoud, où il devait incarner le célèbre vizir désireux de prendre la place du calife – là encore empêché par un infarctus qui, cette fois, lui sera fatal. Une formidable photographie de tournage, prise sur le plateau de La Folie des Grandeurs, montre un de Funès souverain, installé sur un siège en surplomb des techniciens, revêtu d’une robe et de lunettes noires.
Les dernières salles de l’exposition s’éparpillent enfin au gré d’une approche thématique, évoquant brièvement la question de la masculinité de de Funès, problématisée par son goût pour le travestissement (dans L’Aile ou la cuisse et surtout La Folie des Grandeurs) et les duos mal assortis (le trouble des scènes de douche dans Le Corniaud, La Grande Vadrouille et encore La Folie des Grandeurs – on pense aussi aux apparitions de Mario David, troisième-rôle récurrent à la stature athlétique). Le rapport de l’acteur à la musique (de Funès est aussi un « homme-orchestre »), à la cuisine (il est repeint en pionnier du bio) et sa collaboration avec Gérard Oury sont pêle-mêle passés en revue. On regrettera une tendance au bon mot pas toujours fin (un panneau résume ainsi l’ambivalence de de Funès : « pile électrique, face atomique », formule à laquelle on préférera l’hypothèse d’un acteur mi-Laurel, mi-Hardy, déjà proposée par ici), mais le travail éditorial de la Cinémathèque prolonge parfois habilement (avec notamment cette idée d’un bestiaire de Funès, alimenté par les patronymes animaliers de cet acteur braconnier) le chantier toujours ouvert des de Funès studies.