50 ans et toutes ses dents refaites en numérique 4K, La Grande Vadrouille de Gérard Oury reparaît dans les salles. À cette occasion, la promotion ne s’est pas privée de dépoussiérer son vieux titre en apparence intemporel de « film préféré des Français ». Cette distinction, basée essentiellement sur le record d’entrées établi à la sortie du film en 1966 et conservé pendant des décennies (avant d’être battu notamment par Titanic, pour la concurrence étrangère, et Bienvenue chez les Ch’tis), est-elle vraiment toujours d’actualité ? Sans doute, mais si cette comédie la doit à une indéniable faculté de divertir (avec un savoir-faire supérieur à ce qu’on peut trouver chez Dany Boon ou le tandem d’intouchables Toledano & Nakache), il ne faut pas négliger la part due au « travail de mémoire » de la télévision qui, une rediffusion après l’autre, une affirmation consensuelle après l’autre, a tâché de l’imposer en classique indéboulonnable aux allures de chef-d’œuvre populaire. Et La Grande Vadrouille s’y prête particulièrement bien, peut-être même mieux que tout autre film de ce fournisseur de grand public qu’était Gérard Oury, d’autant mieux que pour viser large il a dû arrondir certains angles.
Le non-sens de l’histoire
On se rappelle que La Grande Vadrouille a été l’une des premières comédies françaises à évoquer l’Occupation (précédé la même année par La Vie de château de Jean-Paul Rappeneau). Quelques arrangements avec l’Histoire sautent aux yeux, plutôt prévisibles dans le contexte de la présidence gaullienne et du mythe encore bien entretenu sur la France dans ces heures sombres, et qui ont indéniablement favorisé la popularité du film. Au-delà des deux héros malgré eux joués par Bourvil et Louis de Funès, celui-ci déploie un certain nombre de personnages secondaires français, qui font office de toile de fond sociologique. Sans surprise, on n’y trouvera pas l’ombre d’un collabo — tout au plus deux gestapistes francophones le temps d’un plan, et quelques fraudeurs sympathiques comme le personnage de De Funès qui planque sa charcuterie achetée au marché noir. Dans cette aventure de deux Français moyens que tout oppose mais réunis par les circonstances pour escorter des parachutistes anglais en zone libre, rencontrant sur leur chemin une population somme toute sympathisante, se réitère ouvertement la légende officielle et confortable d’une nation occupée mais majoritairement résistante. Mais Oury et ses scénaristes sont-ils si soucieux d’entretenir ce révisionnisme ? D’autres traits de leur approche comique de l’Occupation indiquent qu’il s’agit moins de maintenir le spectateur dans la représentation consensuelle d’une époque que de le sortir carrément de tout contexte historique concret. L’occupant allemand, en particulier, est caricaturé en « Fritz » selon un registre qui a moins à voir avec les années 1940 qu’avec les images d’Épinal qui pouvaient avoir cours en 1914 voire après la guerre de 1870… On voit à quel point Oury prend grand soin de caviarder au maximum l’arrière-plan historique avec l’imagerie la plus flatteuse pour l’inconscient national, jusqu’à n’en faire qu’une trame abstraite où rien ne s’oppose au rire.
Comique professionnel
Or la démarche, qui relève beaucoup de l’esquive (de ce qui pourrait fâcher), n’est pas sans affecter la portée comique même du film. Certes, les gags font indéniablement mouche, nourris au slapstick, au comique verbal et de situation. Mais justement, ce sont des gags pour le gag, où l’on fait feu de tout bois pour faire rire, mais sans vrai sujet, sans cible, sans idée derrière les idées comiques, où même l’Occupation n’est pas vraiment moquée (puisqu’on n’en parle pas vraiment). Que Bourvil éternue avec des sons surprenants, ou que des dialogues virent à la figure de style (« Y a pas d’hélice, hélas ! — C’est là qu’est l’os !»), on est dans un comique où il s’agit de faire rire de chaque situation, à chaque gag, en ayant possiblement déjà oublié le précédent et sans se soucier de ce qui va suivre — un comique insouciant, déconnecté. Même les suggestions d’ambiguïté sexuelle entre les deux héros — par exemple à leur première rencontre dans les bains turcs — semblent sorties de nulle part, juste pour la rigolade, avant de retourner dans le nulle part d’où elles viennent. C’est ce qui fait la différence entre des cinéastes élevant la comédie au rang d’art, capables de formuler une consistante vision du monde à travers de multiples ressources comiques, et des professionnels du gag comme Gérard Oury, voués à vendre du rire au public avec savoir-faire mais de manière impersonnelle. Oury, ici, fait bien son travail, aidé de comédiens qu’il a dirigés plus tôt dans Le Corniaud, qui font eux-mêmes bien leur travail quoiqu’on les ait vus plus remarquables ailleurs, même dans leurs registres respectifs (Bourvil le grand timide gauche, chahuté et attachant, De Funès le bourgeois colérique et agité). Mais sa Grande Vadrouille, sur le fond, ne va guère plus loin que le petit pré carré qu’il s’est aménagé, et dans lequel il retient son spectateur.