L’Indien est une véritable figure du western. On peut parler à son sujet d’archétype en ce qu’il constitue un dépassement de la vérité historique (à l’encontre de l’existence de nombreuses et diverses tribus indiennes aux États-Unis) aboutissant à la formation d’un « type » reconnaissable entre tous. Dans son œuvre, le metteur en scène de cinéma se livre à un travail de simplification à l’extrême de l’image de l’Indien, image à laquelle le tout un chacun, cinéphile ou non, identifie finalement l’ensemble de la civilisation amérindienne. Nous analyserons ici comment s’est formée cette figure universelle de l’Indien, dont le portrait s’est pleinement diffusé dans nos mentalités par le biais du western classique, qui connaît son âge d’or dans les années 1950.
On reconnaît un western à la présence (ou simple évocation) d’Indiens. Si cela ne suffit pas à définir le genre ni à rendre le personnage indispensable, l’Indien représente bien un de ses éléments constitutifs (il est rare de voir des Indiens dans une comédie musicale, un film de gangsters, ou un mélodrame). Le fait est qu’il existe un savoir culturel diffus sur le western, qui y inclut des personnages types comme le cow-boy ou l’Indien.
Le western se définit essentiellement par son niveau sémantique, c’est-à-dire par ses thèmes, ses motifs, son sujet, dans lesquels l’Indien occupe une place de choix puisqu’il véhicule à la fois un personnage, des lieux (village, territoire « ennemi »), des objets et des situations (attaque des chariots des pionniers par exemple). Au cinéma, le genre étant essentiellement un « ensemble de règles partagées qui permettent à l’un – celui qui fait le film – d’utiliser des formules de communication établies et à l’autre – celui qui le regarde – d’organiser son propre système d’attente », de nombreuses conventions concernant les « Peaux-Rouges » lient le réalisateur de western à son public.
Le western et le « film d’Indiens »
L’usage du terme « western » se répand dans les années 1920 même si on y fait déjà référence vers 1910. Les premiers « westerns » ne le sont donc devenus qu’a posteriori; certains auteurs préfèrent d’ailleurs considérer que « le genre western existe lorsque prend consistance une “pratique discursive” » qui lui est relative. De fait, un genre cinématographique n’existe pas « scientifiquement ». Il est ce qu’on croit qu’il est à un moment donné, dans une communauté donnée, de façon totalement subjective. Sa véritable consistance n’apparaît que lorsqu’on commence à adopter une dénomination générique pour désigner des films ayant des éléments communs suffisamment nombreux pour qu’on les reconnaisse comme formant la spécificité d’un genre: « Le simple ajout d’un adjectif qualificatif à un nom générique existant tient lieu de simple détermination secondaire, spécifiant un lieu, une tonalité, une atmosphère: les expressions “western melodrama”, “western comedy”, “western romance” font de la localisation de l’Ouest un point commun entre des films identifiés comme relevant de genres différents. […] C’est seulement quand l’adjectif détrône les différents noms auxquels il est lié qu’émerge la conscience générique du western ».
La définition du western classique telle qu’on la connaît aujourd’hui est liée aux Indiens, qu’ils soient au centre ou non du film, puisque l’action y est spécifiquement située dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire au moment des guerres indiennes, de la poussée vers l’Ouest, de la conquête des territoires qui ne sont pas encore colonisés. On situe plus précisément cette période entre les années 1830 (premières explorations dans la région du Missouri et rencontres avec certaines tribus indiennes) et 1890 (disparition de la barrière mythique de la « Frontière » et fin des luttes indiennes). Si l’on découpe le genre en six grands cycles à la manière de J.-L. Rieupeyrout, les « guerres indiennes » – dans toutes leurs dimensions – constituent le cycle qui a inspiré le plus de westerns. « Le Red-Skin est inséparable du vrai Western. Lors même qu’il n’apparaît pas expressément, il convient du moins qu’on en devine la présence. Il fonde le genre, en quelque sorte, dès les origines. »
Il faut ceci dit relativiser ce propos. À l’époque classique, c’est-à-dire la période pendant laquelle sont filmés les westerns les plus célèbres (1930-1960), tout récit mettant en scène des Indiens est bien automatiquement classé dans le genre. Or, durant les années 1910 et 1920, il existe un « genre » particulier, que l’on appelle les « Indian pictures », indépendants des films sur l’Ouest. Dans les « Indian pictures », les héros sont des Indiens, souvent de nobles sauvages; il s’agit de films historiques (l’action a lieu dans le passé). Dans les « Western pictures », les héros sont des Blancs, et l’action, les personnages et les situations sont contemporains. On remarque ainsi que l’Indien est dès les origines associé à l’Histoire, à un temps accompli. Une catégorie intermédiaire, dénommée « Indian Western pictures », décrit l’affrontement des deux mondes.
Le genre particulier de ces « histoires d’Indiens » connaît un grand succès entre 1905 et 1915. Mais petit à petit, la distinction entre « Indian pictures » et « Western pictures » disparaît et les deux genres se fondent en un genre unique. Après les premiers balbutiements, le cinéma commençait en effet à se conforter et à devenir un art à part entière; opérer une simplification du système des genres semblait de mise. Ainsi, les « Indian pictures » ne seront plus qu’une sous-catégorie des « Western pictures », transformées quant à elle en simple « western ». Si l’Indien est bien un des éléments principaux de cette nouvelle classification, il serait erroné d’aller jusqu’à dire qu’il « fonde » le genre.
Dans les années 1920, période faste du muet, le western se transforme. Les premiers films relèvent d’abord d’une certaine forme de merveilleux, où les scènes les plus invraisemblables semblent possibles. Les westerns du début des années 1920 sont ainsi construits sur une « alliance » du genre avec le burlesque. L’action se déroule souvent au présent, ou dans une époque atemporelle. Les scènes d’action sont très nombreuses, et se codifient peu à peu à force de répétitions, devenant des éléments spécifiant le genre. A la fin de la période, les westerns acquièrent enfin une véritable profondeur psychologique, née de leur rencontre avec l’Histoire. L’Ouest n’est plus un simple décor, il devient le mythe qui permet la substantivation du mot « western ». « La profondeur est acquise par l’entrée de l’Histoire dans le genre. L’action prend elle aussi moins d’importance. Des transformations techniques s’effectuent qui favorisent la codification du paysage, la vraisemblance psychologique, la linéarité du récit, etc. Le film sur l’Ouest merveilleux doit céder le pas. »
Dans ces années du cinéma muet, l’Indien n’est aucunement le bad guy. En 1909, par exemple, dans An Indian’s Gratitude, c’est le héros indien qui intercède en faveur du bad man blanc pour qu’il soit jugé selon la loi blanche. « Mais, très vite, l’image se détériore. Le temps vient bientôt des Indiens loqueteux, débraillés; des Peaux-Rouges hurlant en hordes confuses et tournoyantes. » C’est l’époque du western des années 1930, où l’on cultive l’image des Indiens comme des sauvages dangereux, féroces, contre lesquels il faut être sans pitié. Celui qui tue le plus d’Indiens est élevé en héros. C’est l’époque où l’on répète à l’envi la célèbre formule du général Sheridan en 1871: « Le seul bon Indien est un Indien mort. » On s’inspire également de la déclaration du général Sherman: « Nous devons agir contre les Sioux avec un zèle vengeur et au besoin aller jusqu’à leur complète extermination. », en faisant massacrer à tour de bras les Indiens qui ont l’impertinence d’attaquer les héros blancs. L’Indien n’est qu’un simple accessoire, une silhouette ridiculement costumée et jouée par les figurants les plus laids qui soient. Sa réalité humaine est niée.
Notons que ce cliché ne sera jamais complètement abandonné: dans les années 1950 sont produits de nombreux westerns racistes, dans la lignée du Geronimo de Paul Sloane (1940), aux antipodes de la vérité historique, dans lequel Chief Thundercloud joue avec une cruauté inimaginable le rôle titre, ou Unconquered de Cecil B. DeMille, qui confie les rôles d’Indiens à des spécialistes du film d’horreur comme Boris Karloff. Mais ce sont des œuvres mineures, qui n’influencent pas l’aspect général du genre. Paradoxalement, alors que cette image particulièrement radicale et simpliste parfois jusqu’à la médiocrité (les années 1930 sont une décennie assez pauvre pour le western), n’a réellement dominé le cinéma américain que pendant quinze ans, et que le western antérieur et postérieur à cette époque est beaucoup plus prudent à l’égard d’une vision totalement négative de l’Indien, l’imaginaire collectif a retenu l’aspect directement « raciste » du western hollywoodien.
Les « standards » du genre
Un genre établit une sorte de complicité, de contrat, entre le film et le spectateur: chaque genre a ses règles qui font que l’on sait à quoi s’attendre quand on regarde un film qui s’y rattache. Le réalisateur doit alors se conformer à l’usage de certaines figures. « La répétition est indissociable du genre qui cherche à créer chez le spectateur un système d’attente par le retour de personnages, de scènes, de situations, etc. Le fonctionnement du dispositif économique et technique que représente Hollywood favorise la répétition. Un système de classification des scénarios et des acteurs et de leur jeu existe. Le fait même qu’un film puisse réutiliser tel plan d’un film précédent entre dans le principe de répétition. » Les paysages utilisés par John Ford sont représentatifs de ce fonctionnement: quel que soit le récit, le même plan du célèbre rocher de Monument Valley nous indique qu’il s’agit d’un western; il est ainsi présent, par le même panoramique, dans la trilogie de la cavalerie du cinéaste et dans sa Prisonnière du désert.
Dès le générique, l’horizon d’attente du spectateur est satisfait; relevons ainsi dans certains films la présence de sonorités « musicales » indiennes, ou plutôt de ce que l’imaginaire hollywoodien a inventé pour évoquer par la musique une présence indienne… Ce sont des thèmes caractéristiques, auquel le spectateur s’est habitué et reconnaît immédiatement comme spécifique à l’apparition d’Indiens. Le Massacre de Fort Apache (John Ford, 1948) commence par un thème musical « indien », suivi très rapidement par une musique évocatrice de la cavalerie; le générique de La Prisonnière du désert est construit à l’identique: musique « indienne », puis musique country plus « américaine ».
Notons également l’utilisation de plans révélant la présence indienne dès le générique: celui de La Flèche brisée (Delmer Daves, 1950) commence sur un fond de toile indienne; dans Le Massacre de Fort Apache, des Indiens à cheval descendant une colline accompagnent le défilement des noms des acteurs; l’intrigue de Bronco Apache (Robert Aldrich) est amenée par un plan sur les pieds nus de trois Indiens. La Charge héroïque commence quant à lui sur une explication du contexte du film: le massacre de Little Big Horn vient d’avoir lieu, « Sioux et Cheyennes sont sur le sentier de la guerre ». La menace est présente dès le générique, alors qu’apparaissent sur l’écran quelques-uns des « dix mille Indiens » auxquels les héros seront confrontés. Dans La Captive aux yeux clairs (Howard Hawks, 1952), le décor indien est également planté dès les premières images; un texte défilant indique que l’histoire racontée est celle des « premiers hommes qui ont exploré le Missouri et parcouru plus de 3000 kilomètres en territoire indien hostile ». « L’hostilité » est un des poncifs du western, permettant de désigner une certaine attitude indienne vis-à-vis des Blancs, et distinguant par ce biais les bons Indiens (non hostiles) des mauvais Indiens (hostiles). Le tout étant de savoir quelles sont les intentions du Peau-Rouge que l’on croise sur son chemin: il est bien connu par exemple que l’on doit se méfier de celui qui arbore des peintures de guerre…
Certaines attitudes, données comme des habitudes indiennes, deviennent ainsi de véritables clichés, et de films en films sont conçues comme typiques de la culture de l’Autre. On assiste alors à une naturalisation des comportements: la civilisation indienne proviendrait d’une culture innée. Un exemple suffira à illustrer cette idée: dans de nombreux westerns des années 1930, le héros, censé connaître à la perfection les coutumes indiennes, affirme (quel que soit le contexte du récit): « Les Indiens n’attaquent jamais la nuit. » Au cours d’une scène d’un de ces westerns, le personnage principal, campé par James Stewart, détient même l’explication de cet étrange état des choses: « Les Indiens n’attaquent pas la nuit, car ils pensent que s’ils sont tués pendant la nuit, ils n’iront pas au ciel, ou quelque chose comme ça. » Dans La Captive aux yeux clairs, alors que les Blancs sont attaqués par un groupe d’Indiens, la nuit tombe: les Indiens cessent de tirer, « comme ils le font toujours », nous apprend-on. Ce genre de généralités sur le comportement des Indiens est très fréquent dans le western, et révélateur d’idées reçues sans fondement qui définissent la culture de l’Autre. Ces idées reçues forment ce que l’anthropologue Clifford Geertz a appelé le « sens commun », qui présente les choses comme étant ce qu’elles sont dans leur plus simple nature: « [Le sens commun] est ce que l’esprit plein de présupposés conclut. Il consiste en une explication des choses qui prétend atteindre leur cœur. Comme cadre à penser, le sens commun est aussi totalisant que n’importe lequel. Il prétend atteindre la vérité au-delà de l’illusion, atteindre les choses telles qu’elles sont. » La sagesse du sens commun apparaît dans les formules toutes faites, comme les proverbes, ou dans les anecdotes par exemple, mais pas dans des doctrines formelles. « Toute personne aux facultés raisonnablement intactes peut saisir les conclusions du sens commun et une fois qu’elles ont été exposées sans équivoque, non seulement les saisira, mais les embrassera. Étant commun, le sens commun est ouvert à tous », et le cinéma bien entendu facilite sa diffusion…
Remarquons toutefois que le western ne se cantonnera pas à cette position si radicale; comme de nombreux genres, il aime jouer avec ses propres clichés afin de les renouveler: ainsi, dans un western postérieur à l’époque pré-citée, le récit nous offre ce dialogue savoureux: « Il paraît que les Indiens n’attaquent pas la nuit. – Oui, on me l’a déjà dit. Mais personne n’a dû le dire aux Indiens… »
Il existe bien des récurrences westerniennes concernant l’Indien, qui permettent de le distinguer du personnage blanc. Ces « codes » ne sont pas spécifiques à une certaine époque. On les retrouve dans tous les westerns mettant en scène des Indiens. Ils sont même pour beaucoup passés dans le langage et l’imaginaire populaire occidental; leur disparition choquerait le spectateur, qui a pris l’habitude de les utiliser pour identifier l’Indien, marquant par là même « l’altérité » de celui-ci.
Il s’agit tout d’abord d’un vocabulaire spécifique au seul Indien, en commençant par son nom. Pour distinguer l’Indien d’Amérique du véritable Indien (d’Inde) avec lequel Colomb l’avait d’abord confondu, on prend ainsi l’habitude de l’appeler « Peau-Rouge » (Red Skin) ou parfois « Homme Rouge » (Red Man). « Le nom n’existe pas encore pour nommer cette chose radicalement inédite. C’est la raison pour laquelle au nom non encore inventé était substitué un mot qui devait servir à d’autres fins », comme ce terme de Peau-Rouge qui sert à stigmatiser l’Indien. La toute première vision que l’on a de l’Indien est donc déjà une discrimination par la couleur, dans tout ce qu’elle a de réducteur; discrimination que l’on fera reprendre par l’Indien en lui attribuant l’expression « Visages Pâles » pour désigner le Blanc. La couleur est neutre en soi, et c’est « notre esprit qui lui donne un sens ». La désignation d’un être par sa couleur est efficace pour induire une conduite affective ou inciter à la création d’images; elle permet de se situer par sa seule évocation dans un univers de sous-entendus et de présupposés. Par le truchement de la couleur, la nature rend lisible la civilisation désignée, l’évalue, la juge, la valorise ou la dévalorise.
Le prénom alloué aux personnages indiens est de même remarquable, d’abord parce que tout simplement il signifie; à l’inverse du prénom du Blanc, dont on a oublié le sens, celui de l’Indien est imagé, plein de poésie et d’exotisme, et souvent lié à un caractère du personnage. Le chef Indien auquel Nathan Brittles rend visite dans La Charge héroïque se nomme « Pony-That-Walks » (« Poney Qui Marche »); le personnage mentalement attardé de La Captive aux yeux clairs répond au doux nom de « Poor Devil » (« Pauvre Diable »); Sunsiharé dans La Flèche brisée signifie « Étoile du Matin »; la princesse de La Captive aux yeux clairs est « Teal-Eye » (« Œil de Sarcelle »); le prince indien d’Au-delà du Missouri (William Wellmann, 1950) s’appelle « Iron Shirt » (« Chemise d’Acier ») en référence certainement à sa brutalité. Remarquons qu’à l’inverse des Blancs et à la manière des Noirs esclaves, les Indiens n’ont que des prénoms, ce qui est aussi une façon de marquer l’infériorité. « L’emploi du prénom s’applique couramment en détournement de censure à toutes les minorités; il a fonction de rappel des appartenances minoritaires. » Si l’on devait donner une sorte d’équivalent indien du nom de famille, ce serait certainement le nom de la tribu, mais cela resterait discutable, car comment expliquer les hiérarchies sociales au sein du groupe si la tribu est conçue comme une « grande famille »?
Ces noms de tribus, dont la simple évocation est déjà si pleine de menaces et de craintes, sont d’ailleurs un autre élément constitutif de l’archétype de l’Indien au cinéma; il ne s’agit pas ici de contester leur réalité. Notons néanmoins que certaines tribus sont passées à la postérité en partie grâce aux westerns, tandis que d’autres sont restées ignorées. Les Apaches dominent largement et ont même parfois l’honneur de donner leur nom au titre de films (Le Massacre de Fort Apache, Bronco Apache), ce qui entre parenthèses permet également de situer l’action comme prioritairement axée autour des guerres indiennes. Les Cheyennes du Sud sont les principaux responsables de la rébellion indienne de La Charge héroïque. Les Pieds-Noirs apparaissent dans deux films consacrés à la période des trappeurs, Au-delà du Missouri et La Captive aux yeux clairs, puisque l’action se situe effectivement dans ce qui constituait le territoire pied-noir, la région du Missouri. Les Comanches sont les redoutables criminels que poursuit John Wayne dans La Prisonnière du désert tandis que « Nez-Percés » et Sioux alliés des Cheyennes sont évoqués respectivement dans Au-delà du Missouri et La Charge héroïque. Les Indiens utilisent eux-mêmes dans leurs discours ces noms exotiques. Dans une scène où Kammah répond en langage indien (non sous-titré) à une question de Flint Mitchell (Au-delà du Missouri), on distingue clairement (même s’il est impossible de comprendre le reste du discours) qu’elle évoque les « Nez-Percés », montrant ainsi que les Indiens au cinéma ont intégré les dénominations blanches.
On attribue ensuite des termes particuliers à chacun des éléments de la vie d’un Indien, de manière également à faire la distinction entre sa civilisation et celle des Blancs, quoi qu’elles puissent avoir en commun: la femme indienne est la « squaw », l’habitat un « tipi » (quelques plans de ces tipis suffisent généralement à dessiner le décor du village indien), la pipe un « calumet » (souvent utilisé pour sceller la paix), etc. Cette fois, c’est au tour des Blancs d’intégrer ces expressions dans leurs discours lorsqu’il s’agit d’évoquer l’Indien. Dans Au-delà du Missouri, Flint Mitchell, saoul, détourne même ironiquement la célébrissime coutume du « scalp » en déclarant à son ami qui est en train de l’aider à se laver les cheveux: « Hey! You’re scalping me! »
Le Peau-Rouge a un aspect physique bien particulier; le teint basané, il arbore une chevelure noire attachée en queue de cheval dans le dos, ou formant deux nattes, encadrant le visage et tombant sur le corps; il est habillé de vêtements en peau de bison, le plus souvent marron, mais parfois aux couleurs plus vives. Il a quelquefois le visage et le corps entièrement couverts de peinture (simples traits ou dessins plus élaborés), ce qui, on l’a vu, évoque sa possible « hostilité ». Ainsi, dans La Captive aux yeux clairs, à la vue d’une tribu indienne qui se dirige vers son bateau, Calloway rassure ses hommes en déclarant: « Ce sont des Pieds-Noirs. Ils n’ont pas de peinture de guerre. »
De nombreux autres éléments sont nécessaires pour compléter le portrait de l’Indien: la plume par exemple, qui sert comme ornementation de la chevelure. Elle peut être unique, plantée verticalement dans le nœud liant les longs cheveux noirs; dans Au-delà du Missouri, elle trahit la présence d’Iron Shirt, qui cherche à fuir Flint Mitchell en se cachant derrière un arbre mais qui ne s’est pas aperçu que sa plume dépassait du tronc. Dans La Captive aux yeux clairs, les héros partis à la recherche de Teal-Eye enlevée, distinguent une plume au loin et en déduisent qu’il s’agit d’un Indien (« J’ai cru voir un Indien avec une plume dans les cheveux ») alors qu’il s’agit en fait d’un de leurs adversaires (blancs) cherchant à les mettre sur la mauvaise piste en s’appropriant un signe qui ne lui appartient pas. La coiffe peut également se transformer en une sorte de perruque, faite d’une centaine de plumes aux couleurs vives, souvent très volumineuse, encadrant le visage. Cette coiffure est la propriété du chef de la tribu, qui ne s’en sert qu’aux moments clés du récit: réception d’un invité ou arrivée de sa délégation chez un hôte (Au-delà du Missouri) et assaut contre l’ennemi (dans La Prisonnière du désert, Scar ne s’en pare qu’au moment de donner le signal de l’attaque contre ses poursuivants).
Autre élément proprement peau-rouge: sa monture, avec laquelle il fait corps, un peu à la manière du cow-boy, et forme ainsi une sorte de monstre au sens mythologique du terme. Mi-homme, mi-bête, l’Indien est la reproduction américaine du centaure. Un Indien à pied n’a souvent rien de dangereux. Celui qui n’a plus de cheval est déjà en partie vaincu. Mais la monture de l’Indien est particulière: c’est le poney, animal étrange et inconnu des Blancs. Charlie l’apprend à ses dépens dans La Dernière Chasse (Richard Brooks, 1955): alors qu’il croyait pouvoir dominer facilement la monture de son ennemi, il est jeté à terre. Petit et agile, le poney est souvent monté à cru, ce qui fonde la frontière primordiale entre le Blanc et l’Indien: « Entre l’homme qui monte à cru et celui qui dispose d’un cheval sellé, il n’y a pas qu’une différence d’équipement, mais presque une différence de nature. » Sacrilège suprême, l’Indien se permet de consommer cet animal, qui dans la mythologie du cow-boy, n’est pas loin d’être considéré comme sacré: dans La Flèche brisée, le général Howard, invité par Cochise lors de la « conférence de paix » entre Indiens et Blancs, a une réaction de dégoût sous l’œil amusé du héros Jeffords quand il apprend que ce qu’il mange est du poney (pourtant préparation culinaire visant à honorer l’invité). Ethan Edwards explique à son neveu dans La Prisonnière du désert qu’un Indien se distingue d’un homme par le fait qu’il peut manger son cheval. On pense alors aux récits horrifiés des premiers voyageurs en Amérique découvrant l’anthropophagie de certaines tribus, et la comparaison n’est pas déplacée quand on pense que la maxime définissant la mentalité du cow-boy est qu’ « aucune femme ne vaut un bon cheval » !
D’autres traits, dessinant les habitudes de vie, sont caractéristiques de l’Indien: celui-ci ne se déplace pas sans son arc et ses flèches (même s’il peut aussi combiner cette arme « primitive » avec celle du colonisateur, le fusil, souvent une carabine). Les flèches ont en effet l’intérêt de s’adapter à l’attaque de l’Indien: elles sont rapides, et furtives; silencieuses, elles prennent par surprise l’assailli, puisqu’il ne peut entendre le signal de leur envoi, à l’inverse d’un coup de fusil. Elles sont le propre d’un ennemi qui prend toujours en traître sa victime et ne respecte pas les codes de la guerre par lâcheté. Leur utilisation stylise la violence, et provoque chez le spectateur un sentiment quasi sensitif de la douleur, à la vue de ces armes qui s’enfoncent dans la poitrine de personnages grimaçants, incapables de proférer un son: « La mort par balle est presque abstraite. La mort par flèche est plus concrète. » Les flèches ont un intérêt cinématographique évident, puisque la caméra peut suivre leur trajectoire, de l’arc qui se tend à l’arme qui, tel un dard, transperce de part et d’autre le corps de l’ennemi. Une des premières scènes de La Flèche brisée est particulièrement significative, car réglée quasiment de façon chorégraphique. On y assiste à l’attaque d’un groupe de Blancs à cheval. Le spectateur sait que les Indiens sont embusqués sur les hauteurs, à l’affût du passage du groupe. Un plan montre ainsi un Indien tendant son arc, puis l’homme qui se trouvait à l’arrière du convoi, abattu dans un silence complet. Vient ensuite le tour de l’avant-dernier du groupe, tué de la même façon, mais qui lui s’écroule dans une flaque d’eau, ce qui permet d’avertir ses compagnons de l’attaque.
L’archétype de l’Indien, de ce fait, n’est pas seulement constitué de ses attributs; il est aussi caractérisé par la récurrence de certaines façons de le filmer. Certains plans sont devenus des « classiques » célèbres (au point de donner parfois lieu à la parodie, ce qui est le propre d’une figure universellement connue): le Peau-Rouge, à cheval, de profil, se détache, impassible, sur les hauteurs d’une colline, observant l’ennemi; soudain, il donne le signal d’une attaque conçue comme un déferlement sauvage de cavaliers « hululant » et galopant en direction d’un groupe, convoi ou régiment de Blancs, chez qui il provoque la panique. Cette scène est un passage obligé du western, variant simplement selon le contexte.
Fonction du stéréotype
La culture de masse, dans laquelle est traditionnellement incluse l’œuvre des grands studios d’Hollywood – parce qu’elle vise à séduire le public le plus large possible –, est une grande productrice d’images stéréotypées. Elle favorise l’existence de ces constructions imaginaires, dont l’adéquation au réel est souvent douteuse, et permet leur diffusion à grande échelle, parfois universelle quand il s’agit de cinéma américain, et en particulier le western, un des genres les plus appréciés du grand public et un des plus codifiés. Ne laissons pas de côté cette première fonction du stéréotype, spécifiquement cinématographique: « Le plaisir du genre ne provient pas du suspense entretenu, mais de la réaffirmation des conventions que le spectateur connaît et reconnaît dans le film. » Un réalisateur de westerns cherchant à s’écarter des conventions susciterait une réaction de rejet immédiate de la part du public.
Les codes que nous avons décrits précédemment constituent les stéréotypes qui créent l’archétype de l’Indien au cinéma. « Le stéréotype est un terme emprunté au langage courant qui désigne les images dans notre tête qui médiatisent notre rapport au réel. Il s’agit de représentations toutes faites, de schèmes culturels préexistants, à l’aide desquels chacun filtre la réalité ambiante. » L’image que le western diffuse de l’Indien – et qu’il tire d’une longue tradition littéraire et picturale – est bien celle que nous gardons en tête quand nous tentons de nous le représenter.
Le stéréotype tel que nous le concevons ici n’a pas la valeur péjorative que lui attribue l’usage courant, et n’est pas lié à une attitude raciste. Il est caractéristique de la notion de genre et n’est pas propre à l’Indien; il existe aussi un stéréotype du cow-boy, du soldat de cavalerie ou du chauffeur de diligence, même s’ils sont parfois moins évidents. Les stéréotypes de l’Indien sont censés définir tout un « peuple », qui d’ailleurs n’a de sens comme « peuple », étant donné sa grande diversité, que par l’existence de l’archétype. En effet, ce qui finalement rapproche le plus Apaches et Cheyennes est bien leur dénomination générique, leur appellation commune, attribuée par les colonisateurs européens: ils sont « les Indiens ».
Cette appellation avait un but précis: simplifier, afin de mieux comprendre le réel et ainsi pouvoir agir sur lui. L’activité de catégorisation est aussi une activité de connaissance: on constate la variété sociale et l’existence de groupes réels. En regroupant tous les Indiens sous une même image, on identifie l’Autre, l’ennemi; en confondant, on unit, ce qui permet de déterminer la réaction que l’on doit avoir par rapport à celui qui se découvre sur notre chemin. Quelques traits dessinés permettent de reconnaître un type bien connu, et ainsi de suite, compléter mentalement le tableau par les stéréotypes que nous avons en tête, afin d’anticiper l’attitude de l’Autre, ou simplement orienter notre propre attitude face à lui. « En même temps que je désigne le réel, je tire sur le fil de l’imaginaire que le majoritaire a enroulé sur le réel. Si le terme catégoriel désigne bien le réel, il contient en même temps tous les fantasmes majoritaires. »
L’activité de catégorisation est bien une activité de réduction, puisqu’elle réduit toute complexité possible à la généralité d’un groupe. Pour celui qui est vu comme l’Autre, le minoritaire, le particularisme est celui du groupe entier, et n’est que celui-là. « Celui qui est désigné comme étranger se trouve défini par cela même; il n’a pas de caractère personnel à proprement parler. Un groupe se manifeste, se concrétise dans un individu. Cette totalisation s’exprime sous la forme bien connue de la stéréotypie qui est le répertoire des caractéristiques de l’Autre. »
La question du stéréotype ne peut manquer de surgir dans l’analyse de situations de contact. La rencontre de cultures différentes nécessite une réorganisation souvent difficile de ses systèmes de stéréotypes pour en créer d’autres, qui auront une fonction importante dans la formation des impressions apposées aux personnes et aux groupes, c’est-à-dire dans le processus au gré duquel divers traits particuliers sont organisés en un ensemble cohérent. La stéréotypie comme processus cognitif a une fonction positive, en ce qu’elle permet d’ordonner la confusion que provoquerait la saisie simultanée de trop nombreux détails. Au lieu de chercher à comprendre ce qui distingue les différentes tribus d’Amérique entre elles, en ayant comme conséquence de désorienter complètement celui qui se déplace déjà dans un territoire étranger, on préférera les rassembler sous un dénominateur commun, celui de l’Indien. « Ces images dans notre tête relèvent de la fiction non parce qu’elles sont mensongères, mais parce qu’elles expriment un imaginaire social. » Le stéréotype est donc nécessaire à toute vie en société, car il est essentiel à la cognition, même s’il est à l’origine de généralisations et simplifications excessives. Il n’est pas une représentation fausse de la réalité, il est une interprétation de celle-ci.
Identifier les différentes dimensions qui caractérisent le stéréotype de l’Indien va donc permettre de mieux connaître non pas la civilisation indienne, mais, paradoxalement, la civilisation blanche américaine. L’Autre est celui qui n’est pas soi: « La catégorisation est l’acte social qui correspond à l’altérité facteur d’identité personnel; elle est la constitution en groupe défini et clos de ce qui est codifié comme différent par la culture. » L’imaginaire que le stéréotype met au jour reflète en effet le rapport qu’entretient l’Américain avec autrui et par ce biais, avec sa propre identité.
Le stéréotype n’est pas une donnée immédiate: il est construit, il est le fruit de représentations sociales que le cinéma a largement aidé à propager; et surtout, il est difficile à défaire, quelle que soit la volonté que l’on en ait, car il appartient à notre culture, à notre apprentissage sociétal. « On pourrait penser qu’il suffirait de s’en référer à l’observation directe pour valider ou invalider les stéréotypes. Mais ce que nous percevons est déjà modelé par les images collectives que nous avons en tête: nous voyons ce que notre culture a au préalable défini pour nous. »
Dans le cas précis du rapport du Blanc à l’Indien, il est indéniable que le stéréotype très puissant créé pour définir ce dernier a été utilisé afin de justifier le rapport de domination qui s’est établi entre l’un et l’autre. « L’image dépréciative de l’autre remplit des fonctions importantes dans les cas de subordination d’un groupe ethnique ou national à un autre. » Le portrait ainsi tracé stigmatise l’Autre dans un état d’infériorité, quelle que soit l’appréciation (positive ou négative) qu’on porte sur lui. L’Indien est, pendant une très grande partie de son existence cinématographique, le « Ugh Ugh Indian »: cette appréciation « positive » fait du Peau-Rouge un personnage exotique, pittoresque, insouciant, jouissant d’une libre sexualité; dans le cas contraire, il est la férocité et la barbarie incarnée. Mais « la première image est presque aussi disqualifiante » !
On se doit donc de reconnaître le caractère inévitable du stéréotype dans la construction du rapport de soi à l’Autre, même s’il est source de préjugés et d’opinions toutes faites, qui, dans certains cas – comme celui de l’Indien – aboutissent aux drames identitaires contemporains et à la non-reconnaissance du génocide passé. Le western n’a pas prétention à décrire une réalité; toutefois, les stéréotypes qu’il véhicule ont fini par cacher ce qu’était véritablement le peuple indien. « Moins cruel que la légende, l’Indien réel était d’une grande douceur et patience. Il s’accordait aux rythmes et exigences d’une nature qu’il connaissait parfaitement. » Il menait une vie simple, au sein d’une religion animiste et d’une conception du monde fort différente de la nôtre, ce qui n’est peu ou pas reflété par le western.
Dans le meilleur des cas, le stéréotype peut être complexifié: cela se produit quand « l’Autre » parvient à un degré de puissance suffisant pour faire entendre un début de parole autonome, alors même qu’il est toujours pour le majoritaire un groupe imaginaire immuable et immobile.
Variations sur le même genre
« Pour moi, les genres les plus intéressants sont autochtones: le western, originaire de la Frontière; les films de gangster des villes de la côte Est; la comédie musicale née à Broadway. Comme la musique de jazz, ils permettent des variations infinies, de plus en plus complexes et parfois perverses. » Martin Scorsese
Un genre, malgré les « standards » qui le constituent, n’est pas figé, ses règles ne sont pas immuables. Au cours des années 1950, le western ne se transforme pas véritablement: il s’agit plutôt de variations améliorées sur le cliché. « La répétition appelle d’elle-même la variation. Il faut que le spectateur reconnaisse le cliché pour l’opposer à la variante qu’offre le film. Plus le stéréotype est fort, plus le jeu des variations a des chances de se produire. » Effectivement, il peut se produire une certaine lassitude vis-à-vis du stéréotype, déjà suffisamment exploité, et une envie de la part du cinéaste de l’enrichir, ou d’en modifier certaines données. « La nouveauté concerne d’abord et avant tout des scènes ponctuelles. »
Pour illustrer cette idée, voyons en détail l’exemple de la reconstitution de la bataille de Little Big Horn où s’affrontèrent les Sioux de Sitting Bull et le célèbre 7e de cavalerie du général Custer. Les Indiens administrèrent une défaite sans équivoque à l’armée américaine. Mais quand le western s’empare de l’événement, il interprète la vérité historique à sa façon. Dans La Charge de la brigade légère (Raoul Walsh, 1941), la bataille est un moment glorieux pour la cavalerie, et notamment pour Custer, qui meurt en héros, presque seul contre tous, dans un acte désespéré. Sept ans plus tard, avec Le Massacre de Fort Apache, on assiste à une relecture du récit; le point de vue n’est pas différent, il s’agit encore du « massacre » du régiment par les Indiens, mais la séquence est plus longue, qui nous montre des hommes pris au piège et sacrifiés stupidement sur l’autel de la folie raciste de leur chef. Quand Errol Flynn dans le premier de ces deux films incarnait un personnage dont la mort, filmée longuement, lui donnait le statut de martyr de la nation américaine, on ne verra jamais dans le deuxième film la mort d’Henry Fonda, massacré avec ses hommes dans un soulèvement de poussière provoqué par l’attaque indienne et cachant la scène. Mort bien peu glorieuse! Hélas, Le Massacre de Fort Apache « n’apparut à l’Amérique qu’un western parmi d’autres, parfaitement mis en scène et sûrement interprété. C’était pourtant un signe d’évolution des esprits que de voir admise une histoire dans laquelle un officier de cavalerie et la majeure partie de ses hommes trouvent la mort sous les balles indiennes sans qu’intervînt “the last minute rescue”. »
Autre exemple: « l’attaque indienne » peut être plus ou moins parodiée, en en renversant les données; dans certains films (comme La Flèche brisée), ce sont les Blancs qui sont embusqués sur les hauteurs d’une colline à l’affût du passage de leur ennemi indien dans le guet-apens qu’ils leur ont tendu. On peut dire qu’on assiste à un certain renouvellement, nécessaire et lié à l’époque de la réalisation – les années 1950. En effet, les variations ne sont pas dues à une volonté personnelle du réalisateur; elles sont souvent conditionnées à des événements extérieurs, des déterminants sociaux, culturels, historiques. Le genre dépend de contingences économiques et politiques du pays dans lequel il se développe. Il ne constitue pas un système clos, fermé à tout influence.
On considère ainsi souvent La Dernière Chasse comme une allégorie de la guerre de Corée. De fait, les années 1950 constituent dans l’histoire du cinéma américain une profonde fracture. Hollywood est plongé dans une grave crise de confiance avec les premières auditions de la Commission d’enquête sur les activités anti-américaines. Dans cette crise majeure, le cinéma américain semble avoir atteint ses limites, et accomplit en réaction une révolution sur sa propre histoire. Il interprète et restitue dans son œuvre les doutes liés à la Seconde Guerre mondiale et à la guerre de Corée en les replaçant dans une continuité historique dont on fait à présent le procès. « Le paradoxe du cinéma de cette époque est d’appartenir à la fois à l’histoire de son mythe et à celle de sa crise sans que l’un des termes puisse être dissocié de l’autre. » Le western constitue alors bien souvent un refuge dans le passé pour les cinéastes désirant éviter les polémiques soulevées par le maccarthysme; mais il n’est pas exempt d’interrogations et de réflexions sur la valeur de ce passé, que l’on se met à réinterpréter. Ford réagit ainsi très mal au règne du soupçon anti-communiste qui envahit les studios dans les années 1950: il alla jusqu’à s’opposer à Cecil B. DeMille qui souhaitait exclure Joseph L. Mankiewicz, soupçonné d’affinités communistes, du syndicat des réalisateurs. Le réalisateur a surmonté cette crise douloureuse sans en mésestimer les ravages. Sans jamais poser le problème directement, ses films d’après-guerre cherchent à comprendre ce que sont devenues les valeurs de la société américaine. « En période de manque de confiance en elle, l’Amérique peut se laisser aller à la mode rétro, à la nostalgie du passé simple et recherche alors dans son passé chaotique – mais victorieux – des solutions à son présent défaillant. »
Le western, bien que genre fondamentalement historique (c’est-à-dire dépendant d’un passé, de quelque chose d’achevé), « est amené à tenir compte de l’actualité récente, à promouvoir sans cesse de nouvelles valeurs, à produire sans arrêt de l’éphémère », d’autant qu’à la différence des années 1920, tous ceux qui ont vécu la conquête de l’Ouest (Buffalo Bill, Sitting Bull, etc.) sont morts; il est ainsi plus aisé de porter un regard moins subjectif sur les faits, de mettre plus de distance entre soi et le mythe. La qualité « pro-indienne » des westerns des années 1950 constituera ainsi une sorte de « progrès ». Certains des codes du westerns sont utilisés avec beaucoup plus de parcimonie. La fameuse coiffe indienne, par exemple, est rarissime. Dans Bronco Apache, les costumes des Indiens n’ont rien de folklorique. Enfin, certaines scènes mythiques du western, comme la « last minute rescue » (« secours de dernière minute »), sont réutilisées, mais dans une variante favorable à l’Indien: dans La Captive aux yeux clairs, alors que la situation semble désespérée pour les occupants blancs du bateau, encerclés par de « méchants » Indiens, c’est un groupe de « gentils » Indiens (les Pieds-Noirs) qui viendra les secourir.
Le genre disparaît en fait quand les codes ne sont plus respectés. À la fin des années 1960, alors que le western classique semble s’épuiser, une transformation (et non plus simplement une variation) est requise: « Alors que la variation repose sur des clichés solidement établis, la transformation crée de nouveaux stéréotypes. Elle désoriente. Elle affecte le développement du genre. » Le western italien (ou « western-spaghetti ») puis le western crépusculaire prendront alors la suite du western classique et l’image de l’Indien en sera totalement transformée (quand elle n’en disparaîtra pas totalement). Mais ceci est une autre histoire…