Réalisé en 1949, et sorti avec un an de retard aux États-Unis, La Flèche brisée marque le retour de James Stewart au western après une dizaine d’années d’éloignement du genre. Si le film est avant tout connu pour la prise de position pro-indienne de son scénario, le travail de réalisation de Delmer Daves n’est aucunement à négliger : La Flèche brisée reste grâce à eux, des décennies après sa sortie, un grand film subversif.
À la fin du XIXe siècle, la guerre fait toujours rage entre les indiens natifs de la région des Dragoon Mountains, dans la région actuelle entre l’Arizona et le nord du Mexique. C’est dans ces monts que s’est réfugié le chef indien Cochise. Les tribus apaches sur lesquelles il a autorité, elles, mènent la vie très dure aux colons blancs locaux. Dégoûté de ce qu’il a vu des conflits entre Indiens et Blancs, le capitaine Jeffords (James Stewart) va tenter de mener une négociation pour la paix entre les deux peuples. Mais entre les Blancs qui ne voient Cochise et son peuple que comme un ramassis d’assassins, et les Indiens qui refusent de céder à la colonisation blanche, la trêve ne se négocie pas sans douleur.
« C’est l’histoire d’un territoire, de ceux qui y vivaient en 1870, et d’un homme dont le nom était Cochise. Il était indien – le chef de la tribu apache des Chiricahua. J’ai pris part à cette histoire et ce que je m’apprête à vous dire advint exactement comme vous allez le voir – le seul changement sera que, lorsque les Apaches parlent, ils parleront dans notre langue. Ce qui se passa fait partie de l’histoire de l’Arizona et cela commença ici, à l’endroit où vous me voyez chevaucher. » Ainsi commence La Flèche brisée, avec le capitaine Tom Jeffords (James Stewart) en voix off, qui met ainsi les choses au point : ce que nous allons voir est une histoire vraie. Entrer dans un western avec l’assurance que l’histoire en est réelle impliquerait-il que les autres films du genre ne le sont pas ? Ce serait aller trop loin peut-être, mais il est indéniable que La Flèche brisée se démarque dès son début des histoires traditionnelles du genre, opposant Blancs et Indiens. La voix de Stewart, largement présente tout au long du film, ne possède même pas le ton conquérant que l’on attendrait. C’est la voix d’un homme lassé, mais pas encore revenu suffisamment de tout pour laisser mourir devant lui un jeune Apache. Le jeune homme criblé de balles qui se traîne sur le sable, sous les yeux de Jeffords, attire d’emblée sa sympathie, surtout parce qu’il est la victime symbolique d’un conflit que l’on sent devenu insensé pour Jeffords. Qu’est-il advenu du cow-boy conquérant, de l’homme seul en butte à un monde hostile avec pour seuls atouts sa monture, ses armes et le sentiment profond que la conquête qu’il mène est juste ?
Jeffords n’est aucunement la figure habituelle du héros de western, semble-t-il. Désabusé, prompt à renvoyer dos à dos Blancs et Indiens, coupables selon lui des mêmes fautes, il pourrait apparaître lâche, couard, une figure du traître intéressé. Mais la force du personnage écrit par le scénariste Albert Maltz est qu’il n’est rien d’autre qu’un héros de western traditionnel. Seulement, le monde hostile auquel il est en butte n’est ni la nature indomptée, ni les peuplades indigènes, mais bien le monde imposé par l’homme blanc, celui d’une exploitation éhontée d’une terre qui n’est pas sienne. Sa lassitude, sa conscience des fautes de ses congénères ne sont pas sans rappeler les grandes figures de la probité morale face à l’absurdité du nombre que sont les personnages principaux des Sentiers de la gloire ou de La Ligne rouge. Mais à la différence du colonel Dax et du soldat Tella, Jeffords se voit proposer une échappatoire. C’est ainsi que, reprenant la lettre des codes du western, La Flèche brisée propose à son protagoniste une terre vierge, à conquérir, une nouvelle place d’où repartir : rien moins que l’Éden.
Sonseeahray (Debra Paget), la jeune Indienne qu’il rencontre lorsqu’il se rend au camp de Cochise, et dont il tombe amoureux, est non pas l’Ève de cet Éden renouvelé, mais bien la Lilith de cet endroit. Elle est son égal, non sa subordonnée, et celle qui permet à Jeffords de faire volte-face dans son chemin vers l’autodestruction, tant il est vrai que son geste de se rendre chez les Apaches pour négocier possède une véritable dimension suicidaire. On pourrait qualifier la relation de Sonseeahray et Jeffors de trop simple, trop évidente, mais c’est la grandiloquence romanesque de leur sacrifice à tous les deux – puisqu’en acceptant de s’épouser, ils se condamnent à une vie de parias – qui fait tout son prix. Subvertissant encore une fois le code du western, qui ravale traditionnellement la femme à un rang inférieur même au cheval du héros du genre, le scénario de Maltz élève la femme au rang de force expiatoire, de la même façon que son séjour chez les Apaches aura l’effet d’une résurrection sur Jeffords. « J’ai cru que tu t’écorchais vif », s’écrit la jeune femme lorsqu’elle aperçoit Tom Jeffords se rasant pour la première fois : non seulement les Indiens apparaissent comme plus tolérants, plus enclins au dialogue, mais encore ils possèdent la pureté, la candeur d’avant la chute, d’avant l’arrivée de la barbarie dans la vie de l’homme européen.
La photographie d’Ernest Palmer accompagne ce sentiment de pureté : si Debra Paget et Jeff Chandler – qui interprète d’une façon magistrale le rôle du chef apache Cochise – ne sont pas natifs américains, le maquillage, les tons parfois outranciers des couleurs de l’image y pallient admirablement. De la même façon, un grand soin est accordé aux scènes se déroulant auprès des Indiens, quitte à parfois briser le rythme attendu dans un western (avec notamment la très belle scène de la danse le premier soir). À tout prendre, La Flèche brisée est avant tout un film tout en lenteur, particulièrement pour les scènes se déroulant chez les Indiens. Nombreuses sont, à l’opposé, les scènes chez les Blancs où les confrontations virent à l’agressivité. Les regards, les attitudes, la mise en scène des lieux mêmes brisent l’harmonie des lignes structurelles de l’écran. Chez les Indiens, au contraire, un soin est apporté à l’équilibre dans l’image renforçant encore l’impression d’assister à des scènes sises dans un Éden oublié. Ainsi, la mise en scène de l’arrivée de Jeffords chez les Indiens est extrêmement symptomatique d’un retournement de valeur : de figure centrale du récit, le cow-boy devient la proie inquiète d’Indiens dont il ressent à peine la présence, pour finir par accéder à l’inexpugnable camp de Cochise. Là, à l’entrée de ce qui deviendra pour lui (et pour les Américains, puisque ce faisant, il pose la première pierre de l’entrée de l’homme blanc dans cette région) l’endroit de la renaissance, Jeffords apparaît à l’écran écrasé par la nature : deux piliers de pierre l’entourent, un ciel d’un bleu pur l’écrase – lui n’est qu’une fourmi, en regard d’une nature inviolée par le Blanc. Ici, comme ailleurs, l’homme blanc n’est pas le maître qu’il voudrait être, et c’est à la fois l’apprentissage de l’humilité et la capacité à faire les premiers pas vers l’autre qui assureront sa survie. On est alors bien loin des cow-boys univoques, monolithiques et conquérants qui sont la tradition du genre.
On peut reprocher à La Flèche brisée son manque d’exactitude historique, notamment en ce qui concerne une autre grande figure indienne présente dans le film, Geronimo. Le doute est légitimement permis quant au fait que celui-ci n’ait été qu’un chien fou arrogant. De la même façon, Cochise reste une figure très idéalisée du « bon sauvage », du sauvage tolérant – mais peu importe, finalement. La Flèche brisée n’est pas un film sur la véritable histoire des Indiens, mais plutôt sur la véritable histoire des Blancs qui les combattirent. Que les Indiens soient dessinés à grands traits peut-être vu comme l’expiation des portraits de sauvages sanguinaires auxquels ils étaient auparavant habitués. Le slogan du film, à l’époque de sa sortie aux États-Unis, disait : « Le cinéma peut être fier de ce film… Aujourd’hui… Demain… À une génération de nous… » Ne s’accorder avec cette affirmation que parce que l’histoire de Sonseeahray et de Tom Jeffords est bouleversante serait facile, et ce serait surtout oublier l’hymne à la tolérance et à l’humilité que La Flèche brisée adressait à l’Amérique d’alors, où il était toujours de bon ton de considérer tout ce qui n’était pas W.A.S.P. comme une sous-humanité. Le fait qu’Albert Maltz, scénariste du film, ait été à ce moment-là déjà présent sur la liste noire du maccarthysme est probablement une preuve suffisante de la subversion latente qui baigne La Flèche brisée.