Si l’on parcoure rapidement le panorama des non-fictions des républiques d’ex-URSS, le constat est sans appel et bien compréhensible : les séquelles du monde communiste sont encore bien présentes. Il est de prime abord difficile de parler des films d’ex-URSS dans leur ensemble tant leur diffusion en Europe occidentale est faible. Certains festivals, dont celui d’Helsinki en janvier 2008, ont cependant rendu hommage à la diversité de forme ‑si ce n’est, parfois de fond- de ces œuvres post-communistes. Curieusement, si les thèmes renvoient sans cesse au fossé de générations, à la nostalgie d’une fausse grandeur ou à la profonde crise de l’ancien monde rouge, les genres documentaires se calquent de plus en plus sur les patrons cinématographiques mondialisés, et dans la veine qui tire parfois sur l’effet de sensation.
Le mur de Berlin, tombé en 1989 est donc bien présent dans toutes les mémoires, et particulièrement dans les mémoires de représentation du réel : si l’on regarde les différentes fictions distribuées en France sur ces derniers mois, on trouve les films sur les séquelles politiques (Sarajevo mon amour, California Dreamin’) ou les sociétés paralysées, avant et après la chute des régimes communistes comme dans Quatre mois, trois semaines, deux jours. Du côté documentaire, on retrouve les mêmes dictatures, les mêmes stigmates, crises, et les mêmes variations mémorielles. Il est très difficile de se procurer aujourd’hui des documentaires des républiques d’ex-URSS, tout simplement parce qu’il ne sont pas distribués en France ; mais aussi parce qu’ils ont beaucoup de mal à être montés et produits dans leur pays d’origine. Le dernier festival d’Helsinki a été l’occasion, entre autres, de découvrir ce cinéma du réel totalement opaques aux Occidentaux.
La plupart des documentaires convergent en un seul thème fédérateur, en un seul point, conscient ou non : l’impossible reconstruction des états qui vivaient sous la coupe de l’URSS. Au travers de ce constat, on retrouve dans la majorité des documentaires la difficulté de la plupart des pays (si l’on excepte, probablement, la République Tchèque) d’entrer dans un système de modernisation sociale et économique en même temps que doit se faire l’effort politique. On retrouve partout les mêmes causes et les mêmes effets. L’absorption de la plupart des pays d’Europe de l’Est par le modèle économique occidental pose une autre série de questions sur la responsabilité des états qui n’ont jamais connu le communisme en Europe envers ces pays. Dans Shadow of the Holy Book, Arto Halonen se penche sur les relations politiques et économiques entre le régime turkmène et les puissances occidentales : notant que le pétrole de la région représente une grande part de la production mondiale, il déplore les 60% de chômage du pays. Certes, le raccourci est douteux, et la méthode peut l’être également. On retrouve chez Halonen, par ailleurs, la même façon de se mettre en scène, d’être l’auteur omniscient et donc seul juge, du film, que chez Michael Moore. La dénonciation tend légèrement, semble-t-il, vers le scandale ou la dramatisation de faits réels lors d’appels téléphoniques filmés censés dévoiler la censure continuelle des Turkmènes comme des exilés, et le silence pesant des démocraties réelles.
Là où Halonen reste cependant très différent de Moore est qu’il justifie ses chiffres et ses sources. On ne peut toutefois pas passer outre un certain nombre d’informations du film d’Halonen : la première est la définition du régime turkmène. Sur la liste noire des organisations droits-de-l’hommistes depuis bien longtemps, le pays est dirigé par un autocrate depuis 1991 qui a remplacé la république socialiste soviétique. Comme en Russie actuellement, on retrouve dans ce nouveau régime les restes de la dictature : le « livre sacré » du titre est tout simplement la profession de foi du chef de l’État, publiée à outrance et oubliée des intellectuels européens. La Russie n’étant pas tellement malmenée, on ne voit pas non plus pourquoi on s’intéresserait à un pays peu connu du grand public. Là où le bât blesse encore davantage est qu’Halonen montre parfaitement comment l’économie occidentale soutient le régime en place : le constructeur, par exemple, du nouveau grand palais présidentiel n’est autre que… Bouygues.
Les parallélismes entre Est et Ouest sont assez fréquents dans d’autres documentaires : sans incriminer directement un système politique ou une mondialisation économique, c’est tout d’abord le silence de l’Europe que l’on dénonce. Dans Kalinovski Square, Iouri Khachtchevatski nous montre le déroulement des élections en Biélorussie. Le commandant Loukachenko les gagnera avec plus de 80% des voix, score (si l’on excepte les accidents électoraux comme ceux de 2002 en France) toujours soupçonnables pour un démocrate avisé. Le documentaire fait état de l’absence totale de liberté d’expression durant la campagne : entre les appartements mis sur écoute, la télévision directement au service du régime, on ne voit que peu d’espaces de libre parole, encore moins de possibilité de réflexion. Le film a d’ailleurs été monté en Estonie. Ignoré par l’Union européenne trop apeurée par la réaction éventuelle de la Russie, l’autoritarisme biélorusse s’épanouit parfaitement dans un pays qui s’occidentalise peu à peu. En témoigne une manifestation spontanée d’opposants à l’annonce des résultats : le jean et le téléphone portable apporte le progrès. Le symbole commercial montré dans ce genre de films est pourtant bien souvent celui de l’échange financier entre un pays d’ex-URSS et un pays occidental, jamais un moyen de pression.
Là encore, l’humour, l’ironie du réalisateur rappelle les pamphlétaires : s’il y existe une reproduction de l’Ouest à l’Est, c’est bien celle du genre. Éduqués par le reportage télévisé, les anciens pays du Pacte de Varsovie n’ont finalement que très peu de différences dans la forme avec ses voisins si proches. Sans hiérarchiser les misères humaines, ces documentaires sont pourtant le seul fil qui unisse la réalité politique et sociale de l’Est à l’Ouest. Parmi les stigmates soviétiques, la peinture des sociétés dresse un état de fait alarmant sur les conditions d’expression, mais également les conditions de vie : on connaît le problème de l’alcoolisme en Russie, moins celui de l’alcoolisme enfantin. Dans Boys de Valeria Gaï Guermanika, la misère sociale apparaît à la fois comme le résultat et la cause du retard de modernisation chronique de la Russie et de l’Ukraine : dans des banlieues encore peu alphabétisées, des enfants de huit ans passent leurs journées à enfiler les bières derrière des parents plongés dans le chômage. Même constat dans Shadow of the Holy Book et dans Kalinovski Square : les zones rurales, désertées, n’ont jamais été réhabilitées ; les zones urbaines sécurisées sont surprotégées du reste de la population, contrôlée politiquement et livrée quasiment à elle-même socialement. Dans tous ces films, on comprend d’une part l’impossibilité d’une révolte des consciences dans un pays aussi encadré par l’État et la pauvreté, et, d’autre part, la difficile éducation à la démocratie des pays qui ne l’ont finalement jamais connue.
On porte donc forcément une attention particulière à la représentation de la jeunesse, des forces vives de Biélorussie, de Turkménistan ou d’Ukraine : partagée dans ces films entre l’ouverture aux cultures occidentales et les conséquences de régimes dont elle n’a pas ou peu vécu les affres directs. Elle est cependant le résultat de ces derniers : peinture misérable, peut-être misérabiliste, alcoolisme, chômage trônent au sein d’une véritable volonté de démocratisation. Le plus étonnant, le plus dangereux peut-être est qu’au-delà est que de cette jeunesse déçue par les promesses de changement, et de la déception des autres générations naît une nostalgie malsaine : dans son film russe BAM, Jouni Hiltunen raconte la construction du Transsibérien pendant les grandes heures de l’URSS. La seule comparaison qui semble valable à un vieil ouvrier repose sur les grands idéaux de camaraderie et de solidarité d’hier, bien plus positifs que l’absence d’idéal actuel. « On travaillait pour quelque chose à cette époque » : BAM participe d’ailleurs à cette nostalgie, oubliant quelque peu les crimes du stalinisme et de ses petits-frères. Cumulant les ressemblances avec leur passé politique ‑la propagande, l’État surpuissant, le système éducatif à la traîne, le culte de la personnalité…- les pays dont nous parlons n’ont pas non plus réussir à sortir tout à fait leur cinéma de cette mémoire blessée et détournée par le contemporain. Le cinéma n’est-il pas, d’ailleurs, le meilleur reflet de la santé d’un pays ?
La liberté semble plus grande dans la production de fictions : peut-être le simple fait de ne pas montrer une réalité directement rend-il la mise en scène de situations « inventées » ou recréées plus facile dans ces pays ? De l’Oural, nous avions reçu en 2007 L’Italien, qui montrait à travers un orphelinat la corruption rongeant la société russe ; d’ex-Yougoslavie, nous avions vu le film de Jasmila Zbanic qui entrait dans la mémoire des femmes violées de la guerre. Cette semaine, la République tchèque nous offre une adaptation de Hrabal, Moi qui ai servi le roi d’Angleterre, de Jiri Menzel : film qui couvre une bonne moitié du XXe siècle, il témoigne, une fois de plus, de l’obsession ‑compréhensible- des pays d’ex-URSS pour leur passé, et de la quasi-absence du contemporain isolé dans la fiction. Quant au documentaire, le progrès politique et social semble indispensable à son évolution également : comment une société détruite pourrait-elle reconstruire une culture nouvelle sans avoir reconstruit, au préalable, ses maisons et ses esprits ?