Quelques années après la parution du premier roman d’Edward Bunker, Aucune bête aussi féroce, Dustin Hoffman en achète les droits d’adaptation. Bonne idée pour l’acteur qui, dans l’excellent film d’Ulu Grosbard, incarne le protagoniste de Bunker dans un de ses meilleurs rôles, saisissant, qui va marquer pour longtemps l’image cinématographique de l’ex-taulard en voie de rédemption – bien sûr condamné, déjà, par le titre. Mais au fait, qui est Edward Bunker, cette figure qui hante les films de gangsters hollywoodiens entre les années 1970 et 2000 – sans presque se faire remarquer ?
Le bandit philosophe
Les textes d’Edward Bunker, fictionnels comme autobiographiques, semblent constituer un matériau particulièrement propice à l’adaptation cinématographique. D’une façon ou d’une autre ce bandit devenu écrivain a même gagné à Hollywood, peu avant sa mort en 2005, le statut de symbole du malfrat sensé. Il apparaît ainsi discrètement de-ci de-là – son nom est repris comme signifiant total dans un modeste thriller de Richard Donner (16 Blocks), sa silhouette est utilisée comme une référence, un emblème : chez Tarantino (il est le Mr Blue de Reservoir Dogs) ou Michael Mann (il inspire le personnage interprété par Jon Voight dans Heat, grimé pour ressembler à l’ex-taulard). Ceci sans compter les adaptations de ses romans : Animal Factory par Steve Buscemi en 2000 (d’après La Bête contre les murs, 1977), et précisément : Le Récidiviste ; ou encore le célèbre Runaway Train (1985), sans lien avec ses textes mais dont il co-signe le scénario.
Plus encore, il n’est pas rare, dès qu’un personnage sort de prison et tente plus ou moins de se réinsérer, de trouver de forts échos à Bunker au détour d’une scène ou une autre. On pense par exemple au film allemand Le Braqueur (2010), qui reprend le motif de la rencontre amoureuse dans l’agence pour l’emploi à la sortie de prison du protagoniste – calque de la rencontre entre Max Dembo et Jenny, hommage vraisemblable au Récidiviste de Grosbard et Bunker.
Sans doute est-ce le caractère exceptionnel du parcours de cet écrivain qui fascine et captive : incarcéré à San Quentin à dix-sept ans au terme d’une éducation passée en maisons de redressement, il trouve sa rédemption, après des années de délits et d’incarcération, dans la littérature et le cinéma. Le cinéma en fera donc un symbole – celui de la bête réfléchie de ses romans (dont le premier, adapté par Grosbard, est écrit en cellule) comme de l’absurdité de l’univers carcéral américain ; lui donnant précisément cette chance d’échapper à la récidive.
Nous sommes en plein Nouvel Hollywood quand Ulu Grosbard (mort récemment) donne corps aux mésaventures de Max Dembo, le héros de Bunker, avec l’aide de l’écrivain au scénario pour l’adaptation. L’histoire de ce récidiviste, c’est celle de l’impossible réinsertion d’un bandit au cœur pur et à l’insatiable désir de liberté, l’histoire de l’acharnement de l’absurde système judiciaire américain, que Bunker connaît par cœur. Vision réaliste, protestation sociale, absence d’héroïsation du protagoniste : Le Récidiviste s’inscrit à plein dans l’air du temps – et s’en distingue à la fois, devient un film marquant et une incarnation majeure par la noirceur de l’univers qu’il dépeint.
Corps et âme
La trame narrative d’un film avec un tel sujet, on la connaît désormais tant elle est devenue classique : ouvert avec la sortie de prison puis la tentative de réinsertion (location d’une chambre misérable, travail à la chaîne dans une usine, rencontre avec une femme), le film atteint logiquement le point de non-retour dès que le désir de liberté du protagoniste se heurte à l’obstination des instances dirigeantes (symbolisées ici par le responsable de conditionnelle, aussi vulgaire que cruellement vindicatif). Pendant la descente aux enfers de Max Dembo, le film garde le silence. Remis puis oublié en prison car son responsable avait trouvé dans sa chambre des allumettes ayant vraisemblablement servis pour un fix, Max Dembo ne laisse voir sa rage que dans un coup d’éclat – une scène très drôle dans laquelle il le laisse, froc baissé, menotté à une grille sur l’autoroute, après une semaine de silence et d’accablement en cellule, renonçant une fois pour toutes au droit chemin qui l’attendait.
Ainsi Le Récidiviste n’est pas un film bavard ; mais un film sensible toutefois, sur le désarroi de ceux qui estiment avoir payé leur dû à la société mais se font poursuivre jusqu’à commettre l’irréparable. Ici la prouesse du film d’Ulu Grosbard, qui vient sûrement du scénario tant on y reconnaît l’absence de manichéisme des œuvres de Bunker, est d’incarner cette soif de liberté, et surtout l’empreinte indélébile laissée par les années d’illégalité chez les truands, dans les corps et dans les cadres – les corps usés des bas-fonds, accoudés aux bars, mais surtout ceux qui se veulent des modèles de rédemption – petites familles déjeunant au bord de la piscine de leur villa, élevant leurs enfants sous de meilleurs auspices – tandis que bat dans leurs veines (celles des protagonistes masculins) le feu de l’aventure, de l’action, et de l’illégalité.
La bête au ventre
La montée progressive du suspense, la mise en place du casse d’une bijouterie, tout cela n’est l’objet que de la seconde partie du film, voire de son troisième tiers. D’abord chronique presque documentaire – en tous cas quand on sait qu’elle est signée de Bunker, qui écrit son roman derrière les barreaux – Le Récidiviste prépare aussi bien l’action qu’il pose dans un premier temps les bases de cette accélération à venir. Cela on le retrouve non seulement dans les dialogues – et la délicate relation amoureuse qui se noue entre Max et Jenny – mais aussi dans la montée insidieuse et progressive de la tension – voir la description des dangers de la vie à l’intérieur par Max lors de son premier dîner avec Jenny ; ou plus encore la mise en scène presque clinique de la fouille imposée à l’entrée de la LA County Jail.
Ainsi, l’intensité croissante du propos s’accompagne d’une analyse précise et subtile sur l’organisation du casse, donnant à comprendre chacun des éléments qui poussera à l’inévitable échec final. Ce qui intéresse ce professionnel du banditisme qu’est Bunker, et donc Hoffman et Grosbard avec lui, c’est la décomposition du geste du malfrat – décomposition car il est d’abord disséqué dans ses préparatifs, mais aussi parce que tout le propos est porté par l’accablante frustration des protagonistes, leur inadaptation au monde dans lequel ils rêvent de trouver leur place : une place libre.
Le dernier casse enfin, et la fuite de Dembo laissée en suspens, poursuivent l’exploration brute du matériau fourni par le texte de Bunker – et par sa présence experte sur le tournage du film. La mise en scène ne se joue d’aucun artifice mais est donnée avec une précision presque médicale, offrant avec l’un des meilleurs rôles du jeune Dustin Hoffman une intense étude, qu’on sait sensée, sur ces marginaux à la recherche de leur place entre la légalité, la liberté et la survie – faisant du troisième film d’Ulu Grosbard l’un des meilleurs films de gangsters américains, dense et injustement méconnu.
Film sans violence sur la violence tenace à laquelle ces personnages sont confrontés et confrontent le monde, Le Récidiviste est aussi un film sans sentimentalisme sur une discrète et extraordinaire histoire d’amour. Jamais expliqués, les sentiments de Max pour Jenny, et de Jenny pour Max surtout, ne sont le fait que de scènes, de gestes, d’images – on dirait presque de flashs : ces flashs que le prisonnier imagine seul, dans sa cellule… Subtilement incarnée par Theresa Russell, la jeune Jenny fond sans explication pour le numéro de Dembo – et se laisse embarquer dans une course folle, arrêtée nette avec le film. Heureusement, les romans et textes autobiographiques de Bunker sont là pour poursuivre la plongée dans cette animal factory.