En plus de la table ronde qui se déroulera le samedi 30 mars, notre partenariat avec Cinéma du Réel a pris cette année la forme d’une programmation collaborative entre le festival et Critikat autour de l’intitulé « Pays rêvés, pays réels », essentiellement à partir de films récents ; le plus ancien – 1995 – étant de Luc Moullet, qu’il était difficile d’oublier dans une telle thématique. En 13 films, cet ensemble ne vise évidemment pas l’exhaustivité, la volonté est d’explorer une variété de gestes, intégrant des œuvres qui émanent des arts plastiques, où résonne plus ou moins directement l’idée de mettre en scène un pays, l’imaginaire et l’utopie qu’il véhicule, et l’espace qui le constitue. Nous reprenons ici le texte rédigé pour le catalogue de cette 35e édition, à la suite se trouve un récapitulatif de la programmation et le détail des séances.
Chez Thomas More, le pays nommé Utopie se définit à la fois comme motif physique (une île) et symbolique (un croissant de lune). Filmer un pays, c’est toujours osciller entre son espace réel et la dimension fantasmée qu’il projette dans l’imaginaire collectif, c’est se confronter à lui comme civilisation. Que Lebanese Rocket Society (Joreige et Hadjithomas) questionne un idéal national à travers la découverte de la course à l’espace menée par des scientifiques et étudiants libanais dans les années 1960, ou que Nicolas Rey se confronte à l’utopie collectiviste soviétique, les films de Pays réels, pays rêvés interrogent tous cette possibilité de représenter par le cinéma un pays comme une communauté, comme le berceau d’une mythologie, davantage que comme une réalité géographique.
Filmer un pays, c’est d’abord se confronter à lui comme territoire. Dans son « cinévoyage » Les Soviets plus l’électricité, Nicolas Rey, pour filmer un pays « qui n’existe plus », choisit de l’arpenter, d’éprouver physiquement son étendue. Dans l’espace plus réduit du jardin public d’une métropole chinoise, Libbie D. Cohn & J.P. Sniadecki (People’s Park, ci-dessous) déambulent pour en définir les contours. Reprenant le geste primitif de la vue Lumière, ils choisissent l’unité de plan pour embrasser l’unité de lieu, et collecter les portraits fugaces des visiteurs qui le traversent. Arpenter un lieu, c’est lui supposer une unité, en gommer certaines parties : c’est déjà le reconstruire, le transformer, comme l’espace plane de Transports à dos d’hommes (Bertille Bak) qui, par un exercice d’origami grandeur nature, devient sous nos yeux une caravane puis la représentation d’une rame de métro.
Représenter un pays, c’est nécessairement hésiter entre la tentation de le figurer dans son entièreté, à l’échelle 1/1, et de le modéliser. L’Île (Pauline Delwaulle) procède de ce hiatus entre le territoire, sa dénomination et sa modélisation, en faisant jouer ensemble les images du lieu, la carte de l’île, peuplée de noms poétiques et fantasques, et sa description. Trois dimensions d’un même espace qui ne se recouvrent pas tout à fait et montrent à quel point la représentation du lieu bascule d’emblée vers sa reformulation. Dans À Cerbère (Claire Childéric), Jakye répète sans fin son travail dans l’hôtel du Belvédère dont elle se définit elle-même comme la « gardienne », pointant l’écart entre le prosaïsme de sa tâche dans cette zone frontière entre la France et l’Espagne, et la dimension mythologique du lieu qui renvoie à la frontière entre deux mondes.
Autre forme de miniaturisation, la maquette représente l’étape préalable à la construction d’un espace raisonné. I Have Always Been A Dreamer (Sabine Gruffat) confronte le gigantisme des buildings américains, vecteurs et symboles du rêve capitaliste aux projets de construction tout aussi démiurgiques, dans cet émirat au développement économique neuf qu’est Dubaï. Dans le passage de la maquette à la réalisation se joue la construction d’un pays, de son espace collectif et habitable, mais également la marque de l’interprétation qu’en fait la puissance publique ou économique. Ce que Luc Moullet remet en cause dans Imphy, capitale de la France, en cherchant à imposer pour des motifs de commodité géographique une nouvelle capitale pour son état. Entre les rêves de grandeur de son dirigeant et la vétusté de certains logements, quelle unité pour la nation Kazakhstan, hormis celle que lui offre le montage de Christian Barani et Guillaume Reynard ? Au désir de faire unité au présent correspond celui de conserver une trace du passé, comme dans Wooden People de Victor Asliuk, où le village du vieil homme continue d’exister, sous forme de reconstitution miniature.
Mitote d’Eugenio Polgovsky (ci-dessus) met en scène sur la place principale de Mexico les luttes syndicalistes du présent et la commémoration des grandes cérémonies aztèques. Le lieu public incarne le possible passage entre les revendications d’aujourd’hui et l’héritage d’hier et donne au pays sa dimension de civilisation. À travers leur représentation, les pays filmés deviennent plus qu’une terre : un espace habitable commun, le creuset d’une civilisation, voire le terreau d’une utopie. First on the Moon (Aleksei Fedorchenko), en racontant le passé de la conquête soviétique de l’espace, met en scène l’imaginaire collectif d’un pays à travers son désir de se projeter hors de ses frontières. À l’utopie de la conquête spatiale, territoire sans borne peuplé de vide, répond celle de Peter Mettler qui, par une méticuleuse déconstruction, cherche à cartographier le temps dans The End of Time. Donnant une forme et des limites à un territoire abstrait, son entreprise de représentation suit une démarche aussi paradoxale qu’utopique.
Quel est le pays du cinéma, enfin ? L’écart entre espace réel et espace représenté semble bien redoubler dans la relation qui lie le matériau filmique à sa projection sur un écran. Est-ce un hasard si la pellicule, quoique moribonde, est surreprésentée dans ces films tentant de raconter des pays ? Nicolas Rey choisit, pour filmer un pays rayé de la carte, une pellicule qui n’existe plus, le Sviemacolor, périmée, « sinon, elle ne serait pas soviétique ». Si, dans Lebanese Rocket Society ou First on the Moon la pellicule s’impose comme la possibilité de retour des événements du passé, elle incarne également, par sa matérialité même, le pays du cinéma.
Programme et séances
* À Cerbère, Claire Childéric, 35′, 2013, France
Mercredi 27 mars à 18h45 (Nouveau Latina) et samedi 30 mars à 12h45 (Nouveau Latina)
*Drauliany narod (Wooden People) de Victor Asliuk, 27′, 2012, Biélorussie
Jeudi 28 mars à 22h (Nouveau Latina) et dimanche 31 mars à 15h (Nouveau Latina)
* The End of Time de Peter Mettler, 114′, 2012, Suisse
Samedi 30 mars à 21h30 (Centre Pompidou, Cinéma 1, entrée libre)
* I Have Always Been A Dreamer de Sabine Gruffat, 78′, 2012, États-Unis
Mercredi 27 mars à 21h (Nouveau Latina) et vendredi 29 mars à 13h45 (Nouveau Latina)
* L’Île de Pauline Delwaulle, 24′, 2012, France
Mercredi 27 mars à 18h45 (Nouveau Latina) et samedi 30 mars à 12h45 (Nouveau Latina)
* Imphy, capitale de la France de Luc Moullet, 23′, 1995, France
Vendredi 22 mars à 13h45 (Centre Pompidou, Cinéma 2)
* Kazakhstan, naissance d’une nation de Christian Barani et Guillaume Reynard, 65′, 2008, France
Vendredi 22 mars à 13h45 (Centre Pompidou, Cinéma 2) et dimanche 24 mars à 20h (MK2 Beaubourg)
* The Lebanese Rocket Society de Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, 95′, 2012, France-Liban-Qatar
Samedi 23 mars à 21h (Centre Pompidou, Cinéma 1)
* Mitote (Mexican Ritual) d’Eugenio Polgovsky, 53′, 2012, Mexique
Jeudi 28 mars à 22h (Nouveau Latina) et dimanche 31 mars à 15h (Nouveau Latina)
* People’s Park de Libbie D. Cohn et J.P. Sniadecki, 78′, 2012, Chine-États-Unis
Dimanche 24 mars à 22h (MK2 Beaubourg) et samedi 30 mars à 15h (Nouveau Latina)
* Pervye na lune (First On The Moon) d’Aleksei Fedorchenko, 75′, 2005, Russie
Mercredi 27 mars à 13h30 (Nouveau Latina) et vendredi 29 mars à 15h30 (Nouveau Latina)
* Les Soviets plus l’électricité de Nicolas Rey, 175′, 2001, France
Samedi 30 mars à 19h30 (Centre Pompidou, Cinéma 2)
* Transports à dos d’hommes de Bertille Bak, 15′, 2012, France
Mercredi 27 mars à 18h45 (Nouveau Latina) et samedi 30 mars à 12h45 (Nouveau Latina)