Addendum du 7 juillet 2010 – L’article ci-après que nous avions publié le 30 janvier 2008, nous sommes heureux de pouvoir dire qu’il n’est plus tout à fait d’actualité. 2010 a vu la fin victorieuse de la bataille juridique menée depuis 2004 par Pierre Étaix et son complice scénariste Jean-Claude Carrière pour recouvrer les droits sur les films du cinéaste, qui croupissaient sans avenir dans les placards de la société Gavroche Productions. Restaurés, les cinq longs métrages – Le Soupirant, Yoyo, Tant qu’on a la santé, Le Grand Amour et Pays de cocagne – ainsi que deux courts sont enfin visibles dans les salles à partir de ce 7 juillet. À cette occasion, nous n’avons rien trouvé de mieux que de remettre au goût du jour, ici même, ce que nous avions déjà dit de l’œuvre de ce cinéaste rare et estimable. Paresse éditoriale ? Possible. Mais Yoyo ne perd rien pour attendre : l’intégralité des films d’Étaix sera disponible en DVD à la rentrée, et nous nous tenons évidemment prêts à couvrir l’événement et à reconsidérer cet œuvre, avec un œil neuf et débarrassé de la compassion due aux chers disparus.
« Où sont les films de Pierre Étaix ? Mais où sont-ils ?
— Au cinéma forcément ?
— Ben non.
— Dans les grands magasins qui vendent des tas de DVD, alors ?
— Non plus.
— … Mais c’est qui Pierre Étaix ?
— Le comique Jerry Lewis disait : “Deux fois dans ma vie, j’ai compris ce qu’était le génie : la première fois en regardant la définition dans le dictionnaire, et la seconde fois, en rencontrant Pierre Étaix.”
— Mais alors ? Où peut-on voir les films de Pierre Étaix ?»
« Pierre Étaix a retrouvé le cinéma comique en son point de décantation. » – François Mauriac, 1963.
« Vu au cinéma Le Soupirant qui est excellent – … C’est une suite de surprises très amusantes (…) » – René Magritte, 1963.
« Étaix est un “cas”. Une chance manquée pour le cinéma. » – dictionnaire Tulard.
Dans la famille des grands comiques du cinéma mondial, il y a Charlie Chaplin, Buster Keaton, Laurel et Hardy, Harold Lloyd et d’autres encore ; il y a le père à tous, celui qui a inventé l’élégance comique à l’écran loin des sempiternelles tartes à la crème, le Français Max Linder. Dans le prolongement de ces géants du slapstick, il y a bien sûr Jacques Tati et Pierre Étaix.
Or l’œuvre du cinéaste-acteur Pierre Étaix est encore assez méconnue. Déjà peu diffusée, elle risque maintenant, pour des raisons juridiques complexes et « tragi-comiquement pas drôles » d’être encore, pendant de nombreuses années, invisible.
Dessine-moi un film de Pierre Étaix
Pierre Étaix a fait ses armes au music-hall, comme Chaplin, Tati, Bourvil, Keaton… Dès le début des années cinquante, il monte à Paris pour faire du cinéma. Il est alors gagman sur Mon oncle et la silhouette aujourd’hui mondialement célèbre de Jacques Tati avec son parapluie, c’est Étaix, caricaturiste dessinateur, qui l’a croquée.
Il rencontre durant cette période Jean-Claude Carrière. Ensemble, ils vont écrire une des plus belles pages du cinéma français. En 1961, Étaix tourne son premier petit film, Rupture, un bijou qui est projeté en première partie de La Guerre des boutons d’Yves Robert. Un autre court, Heureux anniversaire, et le voilà filant à Hollywood pour recevoir une statuette aux reflets or : l’oscar du meilleur court métrage.
Suivront des longs métrages délicieusement originaux – Le Soupirant, Yoyo, Tant qu’on a la santé, Le Grand Amour – qui prennent le contre-pied de la Nouvelle Vague mais sont admirés par l’un de ses plus éminents représentants, Jean-Luc Godard, qui classe Yoyo parmi les dix meilleurs films de l’année 1964.
Le Soupirant ou comment tomber amoureux sans plus attendre, Yoyo ou le cinéma qui mêle son burlesque à l’univers poétique du cirque traditionnel, Le Grand Amour ou comment aimer quotidiennement toujours… Il invente un personnage, Pierre, un dandy dont la silhouette rappelle Max Linder, un timide, un rêveur, un doux, forcément un inspiré. Pierre cueille une simple fleur et c’est une ribambelle de catastrophes assurées, Pierre aime et c’est très compliqué, Pierre veut se marier et ça le rend méditatif, Pierre rêve de sa secrétaire et part travailler le dimanche, Pierre décide de rompre avec sa fiancée et finit par se rompre le cou, Pierre veut fêter l’anniversaire de sa femme et sombre en plein embouteillage. Pierre ne fait donc jamais ce qu’il a pensé faire. Le personnage bouleverse la mise en scène, fond et forme, et Pierre Étaix montre avec brio de quelle façon il a digéré les Chaplin et Keaton pour en donner une saveur toute contemporaine. La bande sonore n’est pas en reste, une des plus délectables du Septième Art…
En 1969, Pierre Étaix tourne Pays de cocagne, un échec commercial et critique, pour certains aujourd’hui injustifié. Pierre retrouve alors le chemin du cirque et sa carrière de clown. Il crée avec sa femme Annie Fratellini l’Étaix du Cirque, la première de ce genre. Il revient de temps en temps au cinéma, mais rarement ; alors, il continue à dessiner, illustrer, caricaturer.
Dans un monde parfait, l’on pourrait s’attendre à ce que ces films soient repris prochainement dans le cadre d’une rétrospective exceptionnelle : Pierre Étaix lui-même viendrait parler de son œuvre, Jean-Claude Carrière pousserait du coude son complice pour relater quelques anecdotes croustillantes, ces mêmes films sortiraient prochainement en dvd et Jerry Lewis et Woody Allen rendraient hommage à la délicatesse de Pierre dans des films réalisés en bonus. Enfin, dans tous les festivals du monde et de la terre entière, les spectateurs crieraient « Pierre ! Pierre ! » et Yoyo surgira sur l’écran, comme avant…
Eh bien, non…
« Étaixement » compliqué
Pierre Étaix va fêter ses 80 ans en 2008. Aucune rétrospective, aucune sortie ou ressortie, en salle, en DVD : rien n’est annoncé pour les mois à venir. Des rumeurs circulent, des envies de voir, de revoir, et des interrogations. Cela va faire maintenant dix ans que les films de Pierre Étaix sont pratiquement invisibles, difficilement accessibles et ils risquent aujourd’hui un purgatoire de plusieurs années supplémentaires. Des gens qui connaissent « le cas Pierre Étaix » ajouteraient, pathétiques : c’est une histoire de droits, de droits d’auteur.
Alors, pourquoi le public ne peut-il plus voir les films de Pierre Étaix ? Parce que l’un des réalisateurs français les plus respectés et admirés à travers les cinq continents n’a plus de droits sur ses films, tout bêtement. À ce jour, c’est une société – même pas celle qui a produit les films – qui possède les droits exclusifs, pour le monde entier, des films de Pierre Étaix. Elle refuse toute initiative et ne se préoccupe nullement de valoriser l’œuvre de ce grand cinéaste (cf. Serge Toubiana). Pierre Étaix n’est pas le seul à ne plus pouvoir montrer ses films : souvenons-nous de l’affaire Buster Keaton, dont les œuvres n’ont pu être récupérées que post-mortem. De l’humour noir à l’état pur.
Sur son blog, Serge Toubiana peut alors légitimement se poser certaines questions : « Comment se fait-il qu’un cinéaste, plus de trente ans après qu’il a réalisé ses films, ne puisse avoir accès aux négatifs dans le but de les restaurer ? Qu’est-ce qui fait que l’on puisse faire main-basse sur des films, sans se soucier de la volonté légitime d’un auteur de les faire renaître ? » Laisser des négatifs dans une boite, les laisser là vingt ans, ne peuvent-ils pas s’abîmer, se détériorer ? Une restauration est donc nécessaire et urgente. Celui qui a consacré sa vie à réaliser des films pour faire rire aux éclats le public ne peut plus le faire rire, ne peut plus le voir rire et le public ne rit plus de la même façon. Pierre Étaix devait penser que Le Soupirant, Yoyo ou Le Grand Amour ne dormiraient jamais dans un coin puisqu’ils avaient l’art si drôle de réveiller le public de sa torpeur quotidienne.
Le public…
N’est-ce pas aussi un affront qu’on lui fait en lui dérobant le droit de rire dans les salles de cinéma ?
Le droit de découvrir ?
Le droit de voir ?
Le droit d’aimer ?
Le droit de raconter aux autres qu’un film de Pierre Étaix, c’est encore mieux que ce que les critiques ont pu écrire ?
Le droit de rêver ?
Le droit d’en parler ?
Le droit d’applaudir ?
Le droit de rendre hommage ?
Le droit d’être un spectateur, simplement ?