Pour sa 38ème édition, le festival de La Rochelle a présenté, une nouvelle fois, un programme varié et riche (136 longs métrages), dans un esprit de partage, qui revendique l’absence de compétition et le simple plaisir du film. Proposant des rétrospectives à des cinéastes classiques, mais aussi des hommages, en leur présence, à des cinéastes plus ou moins connus, ou encore des avant-premières, et des événements en tous genres (nuit blanche, rencontres, concerts…), le festival affiche un éclectisme assumé et réjouissant. Dix jours de découvertes et de redécouvertes, pour une édition qui s’est terminée le 11 juillet.
La Rochelle était très rohmérienne en ce début d’été. Soleil, plage, moment de pause propice au regard sur soi et sur le monde, rencontres fortuites et conversations alanguies : apercevoir « le rayon vert » au coucher de soleil n’aurait guère été surprenant. La rétrospective consacrée à Éric Rohmer tombait à point nommé. Les plages de Pauline, de La Collectionneuse, de Conte d’été, ou encore du Rayon vert venaient tisser un joli lien entre le cinéma et le sentiment de vacances (comme vacuité, donc comme disponibilité, au discours, au corps, au sentiment). Si la rétrospective (incomplète, mais fournie) était l’occasion de rendre hommage au cinéaste disparu le 11 janvier dernier, elle a surtout permis d’afficher au grand jour la cohérence et l’élégance d’une œuvre insolite et lumineuse. L’occasion, aussi, de battre en brèche quelques préjugés tenaces, qui assimilent trop rapidement les méandres rohmériens et leur goût du verbe au cliché d’un cinéma français nombriliste et bavard, à l’intimisme rébarbatif. Préjugés qui ont la dent dure, si l’on en croit les salles des projections rohmériennes, globalement moins remplies que les autres salles du festival. Mais le cinéma de Rohmer est tout sauf un cinéma de l’écrit au sens du déjà écrit, du pré-établi. Il est un langage en devenir, une surprise perpétuelle et jubilatoire. Il suffit de voir Le Rayon vert, film en partie improvisé par la comédienne Marie Rivière, tourné dans une parfaite économie de moyens, et avec une confiance totale en ce que propose le comédien, comme être de chair et de mots, pour mesurer la vitalité incroyable des corps en parole, de tout ce qui échappe au contrôle du langage et de la raison – tout ce qui, dans le fait de parler (gestes, intonations), trahit l’intention réelle bien plus que ne le font les mots employés. Le discours rohmérien ne serait rien sans le contre-point fascinant, et volontiers ironique, que constitue la présence physique, qui est souvent l’enjeu même de la parole, mais y répond mieux qu’elle, parfois à l’insu des personnages. Un film comme Conte d’été exploite à merveille la vacance – comme disposition ou comme absence de contrôle – du jeune Melvil Poupaud, dépassé par ses propres mots, au point de se retrouver finalement pris au piège de paroles qui lui ont échappé et de devoir trancher par l’action. Jusqu’à son dernier film, Les Amours d’Astrée et de Céladon, Rohmer n’a cessé de filmer des corps (souvent jeunes), et d’incarner les préoccupations philosophiques qui sont les siennes dans des énergies tout à fait terrestres et infiniment vivantes.
Deux autres grandes rétrospectives étaient proposées cette année. La première a consacré la puissance et l’intelligence, toute en ambivalences, voire en contradictions, de l’œuvre d’Elia Kazan. Œuvre hantée par la question de l’individuel et du collectif, traversée d’engagements vibrants (contre l’antisémitisme dans Le Mur invisible, le racisme dans L’Héritage de la chair…), ancrée dans des réalités historiques précises (New Deal rooseveltien dans Le Fleuve sauvage, krach de 1929 dans La Fièvre dans le sang, guerre du Vietnam dans Les Visiteurs), et pourtant résolument moderne. L’immigration dans America America, l’hypocrisie de la convention sociale dans La Fièvre dans le sang, les conséquences de l’action collective sur des convictions individuelles dans Le Fleuve sauvage, restent des sujets d’une actualité vibrante, comme si Kazan, dans son souci du contexte historique, avait pointé du doigt des tendances durables – en tout cas suffisamment fortes pour qu’elles aient encore du sens aujourd’hui. C’est une œuvre progressiste, aux accents volontiers subversifs, voire révolutionnaires (Viva Zapata !), que l’on hésite toujours à attribuer à un homme qui, en pleine chasse aux sorcières, n’hésita pas à dénoncer ses anciens camarades communistes, et qui revendiqua cet acte jusqu’à la fin de sa vie. Et pourtant, la filmographie de Kazan gagne une sorte de tension flamboyante, un caractère insoluble et, par là même, une incroyable complexité morale, à se voir contaminée par la question de la délation, qui imprègne ses œuvres tardives (le célèbre Sur les quais, variation mi-néoréaliste, mi-policière sur le thème de la dénonciation, et jusqu’à son avant-dernier film Les Visiteurs, sombre histoire de vengeance dans l’immédiat après-guerre du Vietnam, tournée en 16 mm et en très peu de temps, avec quelques comédiens non professionnels et une économie minimale). Il n’y a jamais de manichéisme chez Kazan, il n’y a même pas de réponse. Il est impossible d’éprouver envers le Brando/Kowalski d’Un tramway nommé Désir une attraction ou une horreur pures, tant l’un et l’autre sont inextricablement liés, de même que les parents de Natalie Wood et Warren Beatty dans La Fièvre dans le sang, tout insupportables qu’ils soient, restent toujours et désespérément humains. De là, ce travail obsédant sur la question du désenchantement, du deuil des illusions – du deuil de la réponse unique et certaine, peut-être. Deuil au sens propre dans un film comme Le Lys de Brooklyn, son premier film, où la mort d’un père fantasque et affabulateur signe, pour une petite fille, la fin de la croyance en la toute-puissance de l’imagination, et la nécessaire acceptation du réel. Deuil, également, dans le dernier film de Kazan, Le Dernier Nabab, où un grand producteur (Robert De Niro) tente de faire revivre sa défunte femme à travers une jeune fille qui lui ressemble. Sorte de réminiscence de Vertigo sur fond d’affaires hollywoodiennes, Le Dernier Nabab travaille le motif de l’illusion et de l’impossibilité de s’en contenter, au point d’inscrire son sujet dans le milieu du cinéma, matière illusoire s’il en est. « I was just making pictures » – je faisais simplement du cinéma : c’est ce que dit le nabab De Niro après avoir imaginé une scène de film qui fait jouer l’image de la femme qui l’obsède, et qu’il a perdue. Aveu d’illusionniste déçu, mais aussi aveu de plaisir au souvenir de l’illusion. « C’était juste du cinéma » : c’est aussi ce que pourrait dire Deanie/Natalie Wood qui, dans La Fièvre dans le sang, après avoir renoncé à ses rêves de jeunesse, se remémore les vers de Wordsworth (« nous ne pleurerons pas / mais trouverons notre force / dans ce que nous avons laissé derrière nous ») au cours d’un final bouleversant, fait à la fois de mélancolie et de sérénité, de nostalgie et d’espoir. C’est, en tout cas, ce qui résume avec simplicité et grandeur l’œuvre de Kazan, œuvre qui pose des questions sans y répondre, œuvre qui est elle-même un perpétuel questionnement cinématographique, de la forme assez attendue des premiers films au faux amateurisme, d’une simplicité heurtante, du film de famille sanglant et tragique qu’est Les Visiteurs.
Enfin, la rétrospective Greta Garbo a offert un certain nombre de « ciné-concerts » animés par le pianiste Jacques Cambra. La programmation s’en tenait aux films muets de la Divine, belle occasion d’admirer l’expressivité ténébreuse et fascinante d’un visage qui a fait couler beaucoup d’encre. Il traverse, imperturbable, altier, des univers qu’il semble surplomber, de la délectable immoralité du Baiser de Jacques Feyder à la provocante sensualité de La Chair et le Diable de Clarence Brown, en passant par la beauté sordide de La Rue sans joie de Pabst – le plus beau film de la rétrospective, qui augure à bien des égards la noirceur poétique, à mi-chemin du cynisme et de la grâce, de L’Opéra de quat’sous. Et, au milieu de tout cela, une adaptation improbable d’Anna Karenine (en anglais Love), constituée aux trois quarts de déclarations de Garbo à John Gilbert, et vice versa (le couple à la ville, très médiatique, avait déjà fait la une de La Chair et le Diable, et le titre original signifie bien que Tolstoï n’est guère qu’un prétexte pour un sujet autrement moins littéraire, et que formulait l’affiche de l’époque : « Garbo & Gilbert in Love»…). Film dont Edmund Goulding réalisa deux fins, l’une, fidèle au roman, qui voyait Anna se jeter sous un train, et l’autre en forme de retrouvailles heureuses, destinée aux exploitants réfractaires à la tragédie : pour ceux qui le souhaitaient, Anna Karenine et son comte Vronski pouvaient donc fort bien se marier et avoir beaucoup d’enfants. Petite gâterie : on a pu découvrir quelques images rares des débuts de Garbo dans des films publicitaires suédois. Où l’on peut voir une jeune fille de dix-huit ans, sourcils épais, rire franc et formes généreuses, au milieu d’autres demoiselles tout aussi rondes et insouciantes. Pour une surprise…
Du côté des « hommages » rendus à divers cinéastes en leur présence, on a pu découvrir en avant-première l’œuvre de Pierre Étaix – cinq longs métrages (Le Grand Amour, Le Soupirant, Tant qu’on a la santé, Yoyo, Pays de cocagne), et deux courts métrages faits de timidité et de rêverie, d’imaginaire clownesque et de délicate originalité. Ces films invisibles depuis près de dix ans, d’une poésie et d’une drôlerie incroyables, étaient présentés en avant-goût de leur ressortie actuelle en salles (leur sortie DVD étant prévue pour la rentrée). Le festival a également mis à l’honneur la Suisse – et le cinéma expérimental – à travers l’œuvre troublante de Peter Liechti, mais aussi la Roumanie, avec Lucian Pintilie, ou encore le Kazakhstan avec Sergey Dvortsevoy.
Une journée et une nuit blanche ont été consacrées au compositeur Georges Delerue, occasion de mettre l’accent sur la musique de film de manière générale. Une « leçon de musique » proposée par Stéphane Lerouge, ainsi qu’un concert du « Traffic Quintet » (le quintet d’Alexandre Desplat) ont notamment permis de revenir sur le parcours et l’œuvre de l’un des plus grands compositeurs de musiques de films, à qui l’on doit la partition fiévreuse et mythique du Mépris, mais aussi celles de L’important c’est d’aimer, de Hiroshima mon amour, de bien des films de Philippe de Broca (L’Homme de Rio, Cartouche…) et d’une grande partie de l’œuvre de Truffaut (Jules et Jim, Les Deux Anglaises, Tirez sur le pianiste…). Musiques symphoniques aux accents mahleriens, d’un souffle lyrique puissant mais jamais ostentatoire (La Femme d’à côté), ou mélodies volontairement simples, qui empruntent davantage à la chanson (Une aussi longue absence et le désormais célèbre « Trois petites notes de musique ») ; fanfare bouffonne (générique de Jules et Jim) ou chœurs atonaux et résolument modernes (Police Python 357)… La singularité flagrante des compositions de Delerue n’altère en rien sa remarquable capacité à se fondre dans l’univers des films qui les utilisent, et dont elles ne constituent jamais une simple illustration, mais bien plutôt un contre-point vivant, riche de tensions et de nuances – un monde sonore qui s’amuse à raconter autre chose que l’image, et, ce faisant, la fait résonner d’une profondeur nouvelle et bouleversante.
La quantité de films projetés lors du festival nous oblige à en passer plus d’un sous silence… Soulignons toutefois la présence de quelques belles avant-premières, qui ont notamment permis de découvrir le très beau film de Julie Bertuccelli The Tree, ou encore l’étonnant My Joy, de Sergei Loznitsa, errance d’un homme seul dans les tréfonds d’une Ukraine instable, magnifique récit de l’effritement, puis de l’effondrement d’une identité personnelle tout aussi instable. Si le festival de La Rochelle a un faible pour le cinéma dit « classique », il n’en oublie pas pour autant le cinéma du présent, voire du futur – celui des films à venir, des films attendus. Pendant dix jours, c’est bien l’ensemble du cinéma que l’on fête ; et dans cette fête, il n’y a heureusement pas de place pour la nostalgie.