Si l’exégèse tatique a crié au trop grand classicisme de Mon oncle, il faut rendre hommage à la justesse de ce film. Le regard du spectateur actualise et invente l’effet comique, offrant une réflexion sur le cinéma : le cinéma n’en appelle pas qu’au cœur mais également au discernement.
Et revoilà « l’ange hurluberlu » à la drôle de silhouette et au grand imperméable chic et chiffonné. Un monsieur Hulot qui navigue entre le vieux St Maur tout déglingouillé et le monde gris-bleu archi moderne des Arpel. Ah ! les Arpel ! Ces deux petits gros à la Botero qui s’agitent sans fausse note, dorlotant leur maison toute bourrée d’objets modernistes que nous n’avons même pas au XXIe siècle : la machine à faire sauter le steak, le thermomètre à œufs… Tandis que leur petit garçon, Gérard, fait les 400 coups chez les hulots et les hulottes, pour un petit brin de fantaisie. La description de ces deux mondes parfaitement antithétiques est loin d’être une critique d’un modernisme exacerbé ou l’éloge d’un monde perdu. On ne doit voir dans la démarche du cinéaste ni passéisme, ni nostalgie. Tati offre un point de vue sur notre société, mais ce point de vue se pose comme une maquette. Le cinéaste s’affranchit du flot précipité de la vie, et par la lenteur de l’image en retire l’essentiel. La maison des Arpel, outrancièrement moderne est délibérément une fausse maison. Parallèlement, le marché St Maur offre un condensé de vie typiquement française : le vieux poissonnier grincheux, le bon français, la baguette sous le bras, le poivrot irrésistiblement attiré par le petit troquet… Tous les éléments tendrement franchouillards nous ramènent à l’illusion comique qu’appréhende le cinéma de Tati.
Pourquoi aller revoir Mon oncle ? Parce que dans notre monde d’images mal élevées, ce film détonne par sa pudeur élégante. Tati garde toujours une distance respectueuse par rapport aux choses. Il se contente, comme les enfants sages, d’effleurer le monde du bout des yeux. Et par la fréquence de ces plans d’ensemble, par l’habileté d’un montage lent qui va à l’encontre du cinéma comique, Tati offre sa propre vision du cinéma. Le spectateur auquel il s’adresse est celui du cirque, celui du music-hall. Pas un spectateur qui se tortille sur son siège, béat devant du tout-cuit ; mais un spectateur critique dont l’œil farfouille dans la jungle de l’image. Il faut être attentif devant un film de Tati, un peu à l’image de cet œil coupé en deux par un rasoir dans Un chien andalou. Il faut revenir à ce credo : les choses sont bonnes à voir. Souvent, on aura beau scruter l’image, attendre le gag, eh bien on sera bernique. L’ascension de M. Hulot dans sa maison en est un bon exemple. Il grimpe dans cette maison tarabiscotée pendant une séquence entière. Rien n’arrive, pas la moindre sinuosité, mais les choses sont seulement bonnes à voir. Même les yeux de la maison des Arpel : ils nous regardent et nous les regardons. Le monde nous apparaît de loin. On peut presque l’affilier à M. Hulot. Affable, réservé et distant.
Par ailleurs, la structure dramatique de Mon oncle explicite cet exercice du regard. Malgré la simplicité du scénario, le récit s’ingénie à recouvrir la trame et à en briser la ligne par de multiples notes descriptives qui en troublent le mécanisme. Plutôt que l’habituel enchaînement des causes et des effets propres aux comédies, Tati choisit d’y substituer une mécanique distendue. Il insère entre les nœuds dramatiques de longues périodes d’observation grâce auxquelles l’effet comique gagne en force. On doit se rappeler les plans précédents, jouer au jeu des différences pour saisir la force du grain comique. D’ailleurs, l’examen du système des fondus confirme l’estompage du schéma dramatique. L’organisation des fondus crée une respiration totalement indépendante de la tension événementielle : d’un côté un fondu clôt chaque journée ; de l’autre chaque journée comporte aussi, à la fin de son avant-dernière séquence, un fondu au noir permettant de passer doucettement du jour à la nuit. Ce système temporel et esthétique s’incruste très précisément dans l’esprit du film : Tati ne raconte pas une histoire en scandant les péripéties, ce serait du pré-mâché. Non, il s’agit d’inviter le spectateur à observer, et à se faire son petit avis. C’est pourquoi le schéma narratif est violenté. Un peu comme si, à l’image des tuyaux plastac, il était une forme absurde qu’on devait dissimuler. Revoir Mon oncle, c’est s’appliquer à ouvrir un livre d’images et à en débusquer toutes les subtilités, en tirant un peu la langue dans l’effort.
La réflexion sur le regard se double par ailleurs d’une réflexion sur le son : Mon oncle on l’entend de près. Michel Chion le disait mieux que tout le monde : le son fixe chez Tati c’est « le grelot de la chose ». Madame Arpel, propre comme un sou neuf, est toujours accompagnée dans ses déplacements par le son clair et sec de ses chaussures sur le dallage. Le son est insolitement proche du spectateur. Et n’allons pas croire que ce petit tintement a une valeur simplement illustrative. Il relève plutôt de l’effet : injecter l’idée que Mme Arpel est un objet parmi les objets. Ces gros plans sonores orientent la lecture des plans d’ensemble. Les éructations sonores du poisson jet d’eau par exemple lui donnent sa place magistrale dans l’image ; ce poisson n’étant jamais cadré seul mais toujours décentré, il ne se met à exister pleinement que lorsque le bruitage le rappelle à nous. Révélant alors la pleine force de cet accessoire protocolaire arpélien.
Entre le son et l’image, le rire. On rigole. D’un rire formidablement sympathique. Un amusement sans condescendance. On rit sans faire de morts derrière soi. À ce rire Baudelaire a donné un nom : « le rire des enfants tout à la joie de contempler ». Ou, ajoute-t-il, « est-ce plutôt le sourire, quelque chose d’analogue au balancement de queue des chiens ou au ronron des chats ».