Revoir Planète interdite cinquante ans après sa sortie ? Les « fans » de science-fiction très attachés à l’œuvre répèteront qu’elle est « à voir absolument ». Un spectateur moins enthousiaste, mais ouvert à la connaissance des œuvres de référence, trouvera avec ce film l’une des sources à laquelle ont puisé nombre de réalisateurs du genre. En effet, quand le cinéma d’aujourd’hui ne cesse d’avouer sa dette envers celui d’hier, revoir Planète interdite c’est ainsi pouvoir comprendre Mars Attacks ! de Tim Burton en le situant en regard de l’un des films les plus populaires de l’histoire de la science-fiction au cinéma. Retrouver le film de Fred McLeod Wilcox est aussi une plongée dans le passé d’un futur tel qu’il était « imaginé » sur les écrans au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Tourné en 1955, Planète interdite est l’avant-dernier des dix films d’un cinéaste peu connu, Fred M. Wilcox (1905 – 1964). Si le qualificatif d’œuvre de la maturité peut-être discuté, il n’en est pas moins vrai que ce réalisateur américain n’avait guère offert auparavant que des films passables. Certes, les cynophiles inconditionnels de Lassie avaient connu le bonheur d’une véritable trilogie cinématographique avec La Fidèle Lassie (Lassie Come Home) en 1943, Le Courage de Lassie (The Courage of Lassie) en 1946 et, enfin, Le Maître de Lassie (Hills of Home) en 1948. Mais les autres œuvres de Wilcox, artisan honnête et régulier de films en tout genre à Hollywood, si elles ont su satisfaire un public en leur temps, n’ont pas ensuite trouvé une place mémorable dans l’histoire du cinéma ainsi qu’en témoigne une liste de longs-métrages que la postérité, sauf Planète interdite (Forbidden Planet), n’a pas retenue. Après Cupidon mène la danse (Three Daring Daughters) sorti en 1948, The Secret Garden l’année suivante, puis Shadow in the Sky en 1951, L’Auto sanglante (Code Two) en 1953, L’Homme d’acier (Tennessee Champ) en 1954, la carrière de Wilcox s’est ainsi achevée en 1960 avec Passed for White sans rien avoir à offrir de mesurable à l’échelle de l’art cinématographique.
Reste donc Planète interdite (Forbidden Planet) dans le genre science-fiction. Si une attention pour elle est méritée, c’est d’abord par ses ambitions. La première d’entre elles est hautement revendiquée dans le générique avec la mention de l’usage du cinémascope. Aux heures d’un cinéma sûr de son succès populaire, l’usage de cette technique était autant un souci de satisfaire le public avec d’immenses images en couleurs qu’un pari coûteux pour le producteur Nicholas Nayfack. Film à gros budget donc, Planète interdite propose ainsi à ses contemporains des images jamais vues, avec des effets spéciaux inégalés jusqu’alors. Réglés par Arnold Gillespie, ils ont bénéficié du concours technique des studios Disney. Si l’esthétique est à débattre, avec la photographie de George J. Folsey, dans les décors d’Irving Block et Mentor C. Huebner, avec des costumes de Walter Plunkett pour les acteurs et d’Helen Rose pour la seule actrice du film, Anne Francis, la musique composée par Bebe et Louis Barron donne plus encore à l’ensemble sa note résolument originale. Un demi-siècle après, si toute cette avant-garde a vieilli, tant ont été vus ensuite de semblables tenues, pseudo-matériels et décors de studio, il n’en reste pas moins que jamais une musique toute entière électronique n’avait accompagné de bout en bout un long-métrage. Très présente, elle contribue à l’atmosphère inquiétante que veut entretenir le film. Sans doute les scénaristes n’avaient-ils pas d’autre ambition. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand la science-fiction, toujours en quête de légitimité, cherchait à s’imposer, ils choisirent de donner au film les caractéristiques d’une fable plutôt philosophique en puisant à la source des grands classiques. C’est ainsi que Shakespeare, avec The Tempest (La Tempête) fut transposé, sinon adapté, par les scénaristes Alan J. Adler, Cyril Hume et Irving Block. Que dire du résultat auquel sont associés les acteurs Walter Pidgeon (Dr Morbius), Leslie Nielsen (le commandant Adams), Warren Stevens (Ostrow) et l’unique actrice, Anne Francis (Altaira Morbius) ?
Dans The Tempest, Shakespeare évoquait l’exil du duc Prospero avec sa fille Miranda dans une île mystérieuse. Fort de son savoir et de son expérience, devenu une sorte de mage, il est parvenu à dominer Caliban, un monstre qui avait tenté de lui enlever sa fille. Allié d’un meilleur génie, Ariel, qui déclenche une tempête dans laquelle est pris un navire, Prospero doit finalement s’accommoder de l’amour de l’un des naufragés, Ferdinand, pour sa fille. Au commencement de Planète interdite, avec le vol d’une soucoupe au milieu des astres, la voix-off explique la situation des habitants de la Terre en 2200 après Jésus-Christ. Le spectateur assiste à la navigation d’un vaisseau militaire chargé de retrouver sur la planète Altaïr IV les éventuels survivants d’une expédition scientifique, disparue il y a près de vingt ans. Devant le spectacle offert, le commandant du vaisseau s’extasie : « Le Seigneur fait des mondes d’une beauté surprenante. » En regard de l’admiration romantique du haut-gradé, la réaction du cuisinier de l’équipage est plus prosaïque. Encore « un de ces foutus nouveaux mondes sans pinard, sans femme, sans bistrot ». Il va donc ainsi au XXIe siècle ; même dans un monde de haute technologie, la soldatesque n’espère dans chaque port que boisson et femmes. C’est d’ailleurs peut-être pour se protéger d’éventuels soudards que le docteur Morbius, entendu d’abord par radio, enjoint l’équipage de rebrousser chemin. Il ne peut en être ainsi pour le commandant soucieux de sa mission. Le vaisseau atterrit donc sur la « planète de type terrestre » que répertorient les « anciennes cartes » que possèdent les navigateurs modernes. Les découvertes ne leur manquent pas. Un humain vit sur cette étrange planète. Le docteur Morbius, savant philologue, jadis marié par le commandant de l’expédition avec l’une des scientifiques de la mission, habite une demeure des plus modernes dans laquelle règne, en majordome prévenant, le gentil et très sophistiqué robot Robby. À ses hôtes qu’il a d’abord effrayé, le docteur montre un robot par lui créé pour ne jamais nuire à un humain. Au terme de leur repas préparés dans les règles de l’art culinaire technologique, les invités sont encore priés de quitter Altaïr IV lorsque apparaît la belle Altaira, la fille de l’hôte de maison, de laquelle tous trois tombent sous le charme. Forte de cette « adaptation » de Shakespeare, Planète interdite se prolonge avec le récit par le docteur de ce qui fut l’histoire d’Altaïr IV. Ses précédents habitants, les Krells, parvenus à un extraordinaire stade de développement technologique, ont disparu en une seule nuit. Malgré plusieurs milliers d’années écoulées – 2000 siècles ! –, l’héritage de leur technologie capable de se renouveler de façon autonome est intact.
Très vite, le spectateur de Planète interdite, s’il peut avoir de la peine à succomber au rythme lent d’un film aux effets spéciaux désuets, saisit la métaphore. L’humour, quoique non absent, n’est pas fréquent. Le film, en effet, est de tonalité plutôt grave. Chaque scène apporte son lot de symboles dans un récit au suspens un peu convenu. Le commandant est amoureux, et jaloux, de la belle Altaira, dont l’innocence a été trompée par le séducteur lieutenant. La fille du docteur est la bonté même. Amie des daims, elle sait aussi amadouer un tigre féroce que le commandant doit cependant tuer car il menace leur amour. De son côté, le docteur évoque une terrible force destructrice, « qui ne peut naître que des rêves », et dévoile peu à peu les richesses et leurs dangers des Krells, « une race presque divine », qui est à l’origine d’une sorte de complexe industriel aux dimensions gigantesques : 7800 étages, deux couloirs de 30 kilomètres chacun, 9900 réacteurs nucléaires. Derrière ce qui pourrait nourrir un optimisme technologique béat, le docteur révèle peu à peu les effets dévastateurs de l’orgueil des Krells sur leur propre civilisation. Dix années après l’apocalypse nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki, Planète interdite renouvelle ainsi l’avertissement de Paul Valéry au lendemain de la Première Guerre mondiale : « Nous autres, civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles. » Une décennie après la folie des totalitarismes et de leurs chefs, le vaisseau des « Planètes unies » peut bien évoquer la toute récente ONU. Il n’en demeure pas moins que dans le contexte de la « guerre froide », avec sa crainte d’une troisième guerre mondiale, cette nostalgie d’un passé brillant anéanti par la folie de ses contemporains qui ont voulu s’élever au rang de dieux s’achève avec une méditation anthropologique et philosophique. Quelles que soient les intentions des hommes, il existe toujours en chacun une part d’ombre, un consentement au Mal ; sans cesse à débusquer, selon les termes de la psychanalyse qui s’affirme alors, jusque dans l’inconscient de chaque être. Le docteur Morbius décédé, le commandant contemple de son vaisseau la « planète interdite » et clôt l’aventure d’une phrase sentencieuse : « Puisse-t-il nous rappeler que jamais la science ne fera de nous des dieux. »
La Terre et ses habitants seront-ils instruits par « l’expérience » décrite dans Planète interdite et éviteront-ils une erreur fatale ? Une fois débarrassé de ses gadgets, soucoupe volante, Robby le robot et pistolets désintégrateurs, le film de Fred McLeod Wilcox sert un scénario dans lequel le passé du futur penche vers un certain pessimisme. Succès populaire, mais aussi source d’inspiration ou au moins œuvre à partir de laquelle d’autres cinéastes ont eu à se situer, Planète interdite, malgré ses nombreux défauts, a irradié vers des chefs d’œuvre comme 2001, l’odyssée de l’espace (2001, A Space Odyssey) de Stanley Kubrick ou Solaris d’Andreî Tarkovski. C’est là, au moins, le mérite de cette pièce importante dans la préhistoire de la science-fiction cinématographique moderne. Tant il semble vrai pour elle, selon le mot de Schubert, que « le malheur est l’unique stimulant qui nous reste ».