Encore récemment, Lars Von Trier dans Nymphomaniac volumes 1 et 2 (2013), reprenait le plan d’ouverture de Solaris (1972) d’Andreï Tarkovski ainsi que sa musique, le prélude de Bach en fa mineur BWV 639, « Ich ruf’ zu dir, Herr Jesu Christ », joué au clavier électronique sur une proposition d’Artemiev avec lequel collabora pour la première fois le réalisateur.
Quoi de similaire pourtant en apparence entre ces deux œuvres sinon la quête d’un amour absolu, humain, physique, d’ordre obsessionnel, compulsif, chez Von Trier, mais aussi et surtout d’ordre spirituel, éternel, chez Tarkovski, comme en rend compte, notamment, le titre du prélude de Bach, exprimant un mouvement vers le Christ ?
En réalité, c’est bien l’extase qui leur est commune – qu’elle soit érotique ou métaphysique.
« Je ne me souviens plus de ton visage »
Au même titre qu’il y a un « phénomène Stalker », il y a véritable « effet Solaris » avec le troisième film de Tarkovski réalisé en 1972, premier film de science-fiction du réalisateur, dont le scénario a été tiré de l’ouvrage du Polonais Stanislas Lem. Le film a connu un remake par Soderbergh, des opéras, des pièces musicales, des œuvres plastiques, etc.
Solaris est le nom d’une planète qui est un « océan-cerveau protoplasmique », qui peut lire dans les pensées des personnages et, qui, ce faisant, a le pouvoir de (re)matérialiser des corps, composés de vide et non d’atomes : le fantasme d’une conscience directement productive y est réalisé. Ainsi, le protagoniste Kris Kelvin retrouve-t-il, au cours de son expédition scientifique sur la station orbitale devant étudier la planète, non seulement ses collègues Snaut et Sartorius, mais aussi son épouse Harey, qui s’est suicidée dix ans auparavant. L’océan conserve plus précisément les empreintes de la mémoire et les représente.
Film consacré à un oubli impossible, selon la formule de Jacques Aumont, Solaris traite de la survivance des êtres et des œuvres (voir les références entre autres à Brueghel, Dürer, Léonard de Vinci), de leur pouvoir de hantise, en vue d’une sympathie commune, d’une harmonie, d’une résonance vibratoire.
Solaris est un grand film d’amour, d’un amour coupable qui se fait rédempteur, révélant ce qui lie profondément des êtres : l’être aimé existe pour toujours en pensée, mais est aussi toujours menacé par l’oubli. C’est la raison pour laquelle Kris peut formuler à sa mère, alors qu’il la voit en rêve : « Je ne me souviens plus de ton visage. » Ce qui demeure, ce sont les images, la vibration entre les êtres, à l’image d’un bouchon en cristal vibrant sur une table, alors que Kris et sa mère s’effleurent.
« L’amour est fort comme la mort »
Si c’est cette mélancolie profonde qui traverse les lieux dépeuplés de Solaris et le temps perdu que l’on veut revivre, notamment à travers l’anamnèse de souvenirs d’enfance – comme c’est le cas dans Le Miroir dont le scénario est contemporain, et tourné juste après –, il témoigne aussi de possibles retrouvailles sur la station orbitale, néanmoins toujours menacées de disparition (ainsi, le suicide répété de Harey). À travers le mouvement d’ascension de la terre, après un important prologue terrestre, vers l’espace, la veine science-fictionnelle, comme ultérieurement dans Stalker, permet aussi d’inscrire un volet métaphysique, et partant une ascension d’ordre céleste : Kris retrouvant sur la station orbitale sa femme Harey, le couple figure notamment le Christ et Marie-Madeleine (la référence au « Ne me touche pas »), et plus généralement l’union de l’époux et de l’épouse, dans la perspective eschatologique des noces mystiques, l’appréhension du face à face. Solaris se présente comme une vaste méditation du célèbre verset du Cantique des Cantiques, cité à la fin de l’ouvrage de Lem : « L’amour est fort comme la mort. »
La matrice formelle que prend Tarkovski pour figurer ce mouvement d’ascension, c’est celui de la spirale, que l’on retrouve entre autres aussi bien dans la séquence hypnotique du circuit autoroutier avec les feux des tunnels, que dans le décor de la station orbitale conçu comme une coquille enroulée en spirale, dans le mouvement hélicoïdal de Kris et Harey en lévitation dans la bibliothèque, dans la végétation emportée par Kris dans une boîte, souvenir de la vie terrestre. Cette figure était topique dans le cadre du matérialisme dialectique propre à l’idéologie communiste associé au progrès civilisateur, technique et politique, mais elle est associée chez Tarkovski à un progrès spirituel.
C’est la raison pour laquelle Von Trier, en insérant une spirale logarithmique après la citation qu’il fait de Solaris dans Nymphomaniac, témoigne d’une excellente connaissance du travail de Tarkovski – grand extatique, mais passif, contemplatif, quand Eisenstein est du côté d’une extase active. Barthélémy Amengual avait, à juste titre, alors qu’il commentait Solaris quelques années après sa sortie, appréhendé cette part commune entre les deux réalisateurs :
Le « cerveau magmatique » de Solaris est-il esprit ou matière ? Constitue-t-il un état de la matière ou un état de l’Esprit ? Après tout, pour le marxisme-léninisme, la pensée n’est qu’une forme supérieure de la matière, devenue capable de refléter la dialectique de ses propres processus (et certains développements d’Eisenstein sur l’« extase », dans La Non-Indifférente Nature, ne détonneraient pas ici).
Dans Le Temps scellé, Tarkovski formule que « pour la première fois, dans l’histoire des arts et de la culture, l’homme avait trouvé le moyen de fixer le temps, et en même temps de le reproduire, de le répéter, d’y revenir autant de fois qu’il le voulait. L’homme était en possession d’une matrice de temps réel. Une fois vu et fixé, le temps pouvait désormais être conservé dans des boîtes métalliques, théoriquement, pour toujours ».
Avec la restauration des films de Tarkovski par Mosfilm, comprenant Solaris, cette conservation se poursuit, nous rappelant que l’image cinématographique est pour lui vivante, organique : à l’image de cette petite plante dans la boîte métallique emportée par Kris sur la station orbitale, boîte qui est fermée puis ouverte, le film se déploie, croît, et agit, pour peu qu’un spectateur lui accorde son regard. La nature vivante végétale est entre deux écrans, l’un au-delà, celui du hublot de la station orbitale, éclairé du dehors par la lumière émanant de l’océan Solaris, l’autre au-devant, celui de la surface de projection de la représentation, nous conviant à participer à cette extase.