Richard Sarafian réalise Vanishing Point (Point limite zéro en VF) en 1971, dans la lignée directe d’Easy Rider (1969) et de Zabriskie Point (1970), auxquels il emprunte l’ambiance hippie, les décors désertiques métaphysiques du sud-ouest américain et les moteurs vrombissants. Mais sous couvert d’un simple road-movie d’action, d’un film de bagnoles où filles nues et courses-poursuites se tirent la bourre, Vanishing Point est une œuvre délicate et romantique qui pose une réflexion absolument passionnante sur le monde des médias, et qui mérite amplement de dépasser son statut de simple film culte pour entrer dans le Panthéon du 7ème art.
Le pitch initial de Vanishing Point est à la fois très simple et très accessoire. Il s’agit pour un ex-flic, Kowalski, d’amener une Dodge Challenger blanche immatriculée OA-5599 de Denver à San Francisco en moins de 15h. S’ensuit immanquablement une énorme course poursuite avec les forces de l’ordre des états traversés, épopée retransmise en direct par un animateur radio, SuperSoul, qui s’informe en piratant les communications de la police. Dans l’image qui clôt le prologue du film, la voiture de Kowalski lancée à pleine vitesse s’évapore comme par enchantement sur une route du désert californien. Ce très littéral vanishing point est le point focal vers lequel tout le film tend, celui où Kowalski quitte le champ de la réalité pour investir celui de la légende, sous l’impulsion de la couverture médiatique de SuperSoul. Le DJ fait de Kowalski un véritable héros, dernier combattant pour la liberté au sens large, qui affronte avec panache la police, représentée comme il se doit au début des années soixante-dix comme raciste et conservatrice. La capacité de SuperSoul à ériger Kowalski en héros semble fasciner Sarafian, dont le film est truffé de commentaires discrets sur les mécanismes des médias, et au sens plus large sur l’ère de l’information.
Ainsi, Sarafian filme Kowalski sortir de l’ombre à l’instant même où la station de radio capte le premier fax de l’affaire. Il lui va falloir maintenant agir en pleine lumière, sous toute la pression que cela signifie. Sa course va d’ailleurs progressivement quitter les montagnes du Colorado et de l’Utah – propices à la dissimulation – pour se poursuivre à découvert dans les grandes plaines désertiques du Nevada et de la Californie, sous les projecteurs de la radio de SuperSoul, bientôt rejointe par la meute des télés et des journaux qui vont dépêcher reporters, camions régies et hélicoptères. Il s’agit d’abord pour tous ces médias de cristalliser en un message simple et vendeur les spécificités de l’histoire de Kowalski : la vitesse, la liberté, l’héroïsme, la part d’ombre du personnage. Kowalski devient ainsi une véritable marque, comme le témoigne la transformation de l’enseigne de la station radio K.O.W. en K.O.W.A.L.S.K.I. Sarafian capte parfaitement cette étape décisive de la dynamique médiatique par l’arrêt sur image qui précède l’évaporation de la Dodge : il s’agit de fixer les éléments évoqués plus haut en une image forte, capable d’imprégner l’imaginaire collectif et de définir l’aventure de Kowalski. Et lorsque Sarafian remet la scène en mouvement, la réalité est définitivement altérée par la perception de cette image construite par les médias. D’ailleurs, pour mieux souligner cette dualité entre réalité et vérité médiatique, Vanishing Point propose deux fins, celle « métaphorique » dans laquelle Kowalski se dissipe en une légende portée par les médias, l’autre, plus prosaïque, où sa voiture finit empalée sur les bulldozers. Ces deux épilogues se mêlent l’un à l’autre, et composent la réalité complexe de cette histoire, où perception et exactitude des faits ne peuvent être envisagées indépendamment.
Il est également très parlant de s’intéresser à la manière dont Sarafian filme la Dodge – en gardant toujours à l’esprit l’idée du commentaire sur les médias. La caméra tente tant bien que mal de rester en contact avec la voiture, qui s’échappe du cadre avant de se faire rattraper, l’enjeu étant bien entendu de capter les évènements en temps réel et de n’en rien rater. Le calme olympien de Kowalski accentue encore la frénésie de la caméra et relève la tendance des médias à hystériser le réel. Vanishing Point est bien entendu un film sur la vitesse au sens propre, mais il est encore plus impressionnant lorsqu’il saisit en quelques images ce qu’est la vitesse des médias — cette capacité à accélérer les histoires, à provoquer leur emballement et à leur conférer un rythme qu’elles n’auraient pas pu atteindre de manière autonome. C’est particulièrement frappant dans le plan où la Dodge rentre dans le Nevada, et où l’on suit sa course parallèlement aux câbles téléphoniques qui servent à transmettre l’information de sa fuite entre les différents services de police. La vitesse des communications surpasse la vitesse physique – aussi véloce soit-elle – qui parait dans cette séquence bien vaine face à l’instantanéité de l’information.
Si Sarafian insiste bien entendu sur l’importance des médias comme rempart contre les extrémismes et les abus de pouvoir (cf. l’épisode des flics fachos qui tabassent SuperSoul et prennent le contrôle de la station radio), il ne se prive pas de pointer également leurs dérives. Il est à ce titre particulièrement curieux de voir les médias de Vanishing Point inverser les valeurs habituellement établies : ils font de Kowalski un héros lorsqu’il enfreint objectivement la loi en roulant comme un chauffard, alors qu’il était dépeint comme criminel lorsqu’il était un flic vertueux, protecteur des faibles contre les pulsions de ses collègues machos et violeurs. Comment ne pas voir également dans la cécité du SuperSoul une observation sarcastique sur l’aveuglement des médias qui ont le pouvoir de sacraliser ou de diaboliser tout un chacun presque indépendamment des faits ?
Parmi les pistes de lecture les plus répandues du film, il y a celle du voyage introspectif de Kowalski menant au suicide. En poussant plus avant cette analyse, on réalise que Kowalski se trouve dans une boucle réflexive : ex-flic poursuivi par des flics, il vit dans sa propre chair – au travers de flash-backs douloureux – les blessures qu’il inflige à ses poursuivants, comme s’il se meurtrissait lui-même. Deux conceptions du métier s’affrontent, l’une, à l’ancienne et défendue par Kowalski, où honneur et dignité définissaient la fonction, où l’on pouvait se permettre un écart (un petit joint par exemple) si l’on ne perdait pas de vue les grands principes, l’autre, carriériste, individualiste et procédurière qui tend à la remplacer, incarné par les flics qui le pourchassent. En filigrane, nous sommes face à la même transition que celle évoquée précédemment entre vitesse réelle et vitesse de l’information : le passage d’une société des valeurs et de la sueur à une société de l’image et de la passivité. Les old-timers, visages burinés et chapeaux de cow-boy – que l’on aperçoit dans l’introduction et dans la scène finale du film – sont devenus inactifs, témoins passifs du monde par médias interposés. Ce ne sont depuis bien longtemps plus eux qui transmettent les messages – à cheval ou en diligence – ou qui cultivent leur terre. Ils restent derrière leurs fenêtres et sortent pour voir passer la célébrité qu’est devenu Kowalski. La seule société alternative que propose le film – la secte religieuse hippie – est cantonnée dans un registre similaire : la contemplation du spectacle anesthésiant mis sur pied par leur gourou. L’ombre de Guy Debord étreint Vanishing Point, où le faire n’a plus de place : le chasseur de serpents n’est plus utile et la police s’emploie à stopper le raid de Kowalski, les deux seuls faiseurs du film. Au clap de fin, seuls demeurent les spectateurs…
Même si elle contribue à doter Vanishing Point d’un charme délicieux, la coloration « contre-culture » du film est probablement son aspect le moins intéressant (elle est traitée avec plus d’épaisseur et d’acuité dans Easy Rider ou Zabriskie Point, et pour ne prendre qu’un exemple, le coté facho des flics frise la caricature) et fait courir le risque de trop ancrer le film dans son époque et de masquer ses autres qualités. Car comme Kowalski surgit d’où on ne l’attend pas (cf. ce plan où la Dodge surgit perpendiculairement à la route qui est filmée), Vanishing Point est absolument sidérant dans sa faculté à convertir un pitch simplet en un objet filmique complexe et prodigieux.