Si beaucoup associent aujourd’hui le nom de Richard C. Sarafian à la Dodge Challenger du road-movie halluciné Point limite zéro, peu savent qu’il est aussi l’auteur de deux westerns pour le moins ancrés dans la décennie seventies. Or, l’invisibilité du Convoi sauvage et du Fantôme de Cat Dancing n’avait pas permis une telle reconnaissance. Ce petit manque est désormais réparé par les éditions Wild Side (Film Classics) qui ont eu le bon soin de les regrouper en un double coffret, agrémenté d’un livre de Philippe Garnier revenant sur la genèse des deux opus.
Le cinéma américain des années 1970 a toujours travaillé deux genres-doublons qu’il est difficile de dissocier : l’un, le western, qu’il a revitalisé sous forme de funérailles sanglantes (Sam Peckinpah) ou révisionnistes (Little Big Man), et l’autre, le road-movie, qu’il a engendré et éminemment popularisé. Prolongement motorisé du western, le road-movie aura surtout marqué la décennie comme ce cadre empli de tremblements existentiels jusque-là ignorés (Macadam à deux voies, La Balade sauvage), que, par la suite, Wenders et Jarmusch radicaliseront. Suivant cette voie moderne, et à la différence du western, notons que le road-movie des seventies a toujours affiché une condamnation à la liberté, une clôture de l’espace sans cesse reconduite. La preuve en est que, si les westerns n’ont jamais totalement échappé aux lois du genre, le road-movie, dans ses formes et son discours, aura profondément libéralisé la fiction américaine. L’exemple de Sarafian va dans ce sens : détachement gauchiste pour Point limite zéro et visions mêlées, entre tradition et ajustement historique, pour Le Convoi sauvage et Le Fantôme de Cat Dancing.
Le Convoi sauvage (Man in the Wilderness)
Tourné dans la foulée de Vanishing Point au cœur du relief andalou, Le Convoi sauvage peut être rétrospectivement vu comme un cousin primitif de Jeremiah Johnson (Sidney Pollack, 1972). Même figure (le fameux « mountain-man »), proche temporalité (milieu du XIXe siècle), même cycle des saisons, la marche de Man in the Wilderness demeure elle aussi jalonnée par des épreuves physiques directement liées à un environnement hostile.
Au commencement du Convoi sauvage, à l’instar d’un Fitzcarraldo montagneux, surgit un immense bateau trainé par un convoi de mulets. À son bord, un capitaine (Major Henry) digne de l’Achab de Melville qu’interprète le réalisateur de Moby Dick lui-même, John Huston. De chaque côté du convoi, des hommes s’affairent à transporter sur roulettes cette charge absurde (une marchandise de fourrures de castors) vers l’océan où elle pourra voguer. Égaré sur ces flots terrestres, quelques hommes vont alors s’émarger du convoi jusqu’à ce que l’un (l’acteur Richard Harris alias Zack) fasse la rencontre d’un ours brun. L’ours (à l’origine un grizzly, malheureusement ici plus proche de la peluche…) le chargera jusqu’à lacérer son corps et sa joue droite. Il l’enverra mordre la poussière. Gisant, Zack est alors laissé pour mort, abandonné par ses pairs. De là, un réveil halluciné, un retour des ténèbres pour un homme qui, par la force des choses, va être entraîné dans une lutte pour sa survie, dont l’énergie tient, semble t‑il, au seul horizon vengeur.
Difficile de démêler les fils d’un film qui navigue entre pure matérialité physique du survival et trip hallucinatoire. Essentiellement, Le Convoi sauvage renoue avec le motif de l’homme solitaire face à la Nature dans un déroulé plus primitif que contemplatif. Pour son meilleur, cette lutte vitale entraine le film sur le terrain d’une peu commune et pour le moins visible matérialité. C’est pourquoi une durée s’installe dans l’initiation de Zack Harris. Quelle énergie à dépenser pour ramper jusqu’à une source pourtant si proche ? Comment lutter contre la sauvagerie alentour ? Telles sont les questions qui accompagnent notre survivant et l’intérêt d’un film mutique fondé, comme le note Philippe Garnier, sur « la viande, la chair, le danger et la douleur ». Réduit ici à un devenir animal, Zack va alors se muer en prédateur. Une scène l’explicite parfaitement : Alors qu’une carcasse de bison s’apprête à devenir le festin d’une horde de loups, Zack engage contre ces derniers un combat à mains nues. Sorti victorieux il tranchera la chair du bison pour dévorer son foie à pleines dents. Constamment, Sarafian ménage, dans son film, de nombreux ponts entre Homme et Animal. Pour en dessiner une vertigineuse forme de chaine alimentaire.
Évidemment, suivant cette sèche aventure (physique, visuelle), Le Convoi sauvage entretient des rapports cousins avec le sublime film de Skolimowski, Essential Killing. Or, les moyens et les charcutages scénaristiques opérés empêchent Le Convoi sauvage de concurrencer, dans son radicalisme, le survival du Polonais. En témoignent les flashbacks. Si ceux de Skolimowski viennent concrétiser une phase hallucinatoire que la bande-son nourrit pleinement, ceux qui se libèrent par endroits du Convoi sauvage suscitent une certaine perplexité. Difficile d’adhérer à ces renvois au passé (illustration de l’abandon familial, d’un athéisme précoce), surtout lorsque à l’image, ces derniers sont entachés par d’obsolètes anamorphoses (en bord-cadre) et de mièvres ralentis. La laideur du procédé venant finalement détourner le Convoi sauvage de sa trajectoire et rendre hybride un film dont l’intérêt principal tenait à sa linéarité. Car, ce n’est lorsqu’il s’accroche à son personnage, l’ancre dans son environnement (les beaux extérieurs neigeux) que Sarafian nous fait ressentir sa physique résurrection. Dans ces séquences, le réalisateur en fait un témoin de la vie primitive en vue d’illustrer la force et la grandeur pour se surpasser. Grandeur primitive ici symbolisée par une superbe capture (l’envol de deux rapaces dont l’un s’apprête à tomber sur l’autre) que l’on aurait très bien pu voir dans la cosmogonie fleuve d’un Terrence Malick.
Le Fantôme de Cat Dancing (The Man Who Loved Cat Dancing)
Plus conventionnel et moins ambitieux serait, par rapport au Convoi sauvage, Le Fantôme de Cat Dancing. Sur un canevas assez traditionnel (une traque de hors-la-loi), le film surprend davantage au niveau des figures et des relations qui les relient. C’est pourquoi un résumé s’impose : Alors qu’un train entre en gare, un bandit pose au loin les explosifs qui vont permettre son déraillement. En alternance, et posté dans le train, un cow-boy viril (Burt Reynolds) dévalise le transport de fonds. Si le dispositif est huilé de ce côté, la machine s’enraye à l’autre bout. Car à dos de cheval, sous l’ombrage d’un parapluie, une charmante lady fait irruption dans le champ. Le train fonce dans sa direction. La lady échappera au carnage mais sera faite prisonnière des quatre bandits dès lors mués fugitifs. Bientôt, de bivouac en bivouac, les manières civilisées de la lady entraineront des rivalités au sein d’un gang qui voit en elle une proie pour assouvir leurs désirs libidineux. Or, le chef de la meute (Burt Reynolds) veille au grain et s’oppose de plus en plus vivement à leurs agissements. Et bientôt, alors qu’ils sont pourchassés par le mari de la lady et un mercenaire old timer, la bande va se diffracter, imploser sous les coups. Le film va alors se faire balade entre les deux amants fugitifs. Un secret (ledit « fantôme de Cat Dancing »), sous forme de plaies mal refermées, y sera promené tout du long.
Œuvre au cours plaisant, Le Fantôme de Cat Dancing séduit d’abord par sa manière généreuse d’embrasser les attitudes (bourrues) de l’Ouest filmé. Par quelques répliques au double sens (sexuel), Sarafian prête au western un rire typique de l’époque. Cette forme comique épousant directement un cadre (le western) tellement identifiable que l’on ne se prive plus d’en jouer (Butch Cassidy and the Sundance Kid). Ces libertés prises, le film les radicalisera davantage par la suite en une très originale vision romantique. Or, au départ, peu laissait augurer une romance entre le rocailleux Burt Reynolds (Plein la gueule de Robert Aldrich) et la frêle Sarah Miles (égérie de Losey et partenaire de Birkin dans une fameuse scène de Blow-Up). Et pourtant il existera dans leurs échanges, leur lente approche l’un vers l’autre, une intrigante forme d’apprivoisement. Les regards et les mises à l’épreuve de Burt Reynolds vont participer à redessiner, sans bavardages aucun, les contours d’un homme mutique et tourmenté (ses cauchemars). Au contact de ce dernier, Sarah Miles apprendra elle à se baigner nue, siffler, en somme à se défaire de son statut de victime et de vierge effarouchée. Si bien que lors de ces échanges où chacun s’observe et dépasse sa condition initiale, Le Fantôme de Cat Dancing sait épuiser toutes les étapes qui vont conduire à la relation amoureuse. Et même si le film souffre d’un sévère manque de budget (la fabrique ridicule des décors), sa seconde partie (du segment hivernal jusqu’à la traque finale) ne fait que dévoiler un intérêt (plastique) grandissant. Enfin – et fait tout de même notable pour un genre qui ne s’y prête guère – Le Fantôme de Cat Dancing prend acte (et parti) d’une condition féminine alors en pleine émancipation. C’est même dans son déroulement, des visions machistes originelles à la figure libérée de son héroïne, que le film entretient un pertinent dialogue avec l’histoire du genre. Pour conclure, heureux le geste de Sarafian qui contourne les fins tragiques, mortuaires, vers lesquelles la décennie seventies, sublime tombeau du cinéma américain, a toujours fait retour.
Bonus
Si l’entreprise de restauration est un acquis précieux aujourd’hui, plus originale est la perspective d’accompagner le film d’un livre illustré. En témoigne celui, intelligent, de Philippe Garnier. Car, si l’on en croit la formule « Tout film est le documentaire sur son tournage », on apprendra dans ce livre que ceux, les tournages, de Richard Sarafian restent très particuliers à l’époque et son économie. Ou comment la sortie du Convoi sauvage a été dénigrée puis sabordée par les dirigeants d’une Warner qui avait tout misé (nombre d’écrans, promotion) sur celle d’Orange mécanique. Ou comment des deux livres originaux à l’origine de ces westerns, un discours de fond peut parfois être détourné voire totalement inversé sous le turnover scénaristique. Enfin, impossible de passer sous silence que la culture américaine de Philippe Garnier (pleine d’anecdotes, de portraits et de jouissives digressions) passionne tant l’auteur sait exposer, en une écriture fluide et sans fioritures, les origines d’un genre dans lequel récit et histoire sont inextricablement liés, et d’une décennie d’autant plus fascinante qu’elle semble définitivement disparue.