Comment la fiction française aborde-t-elle la crise démocratique que connaît aujourd’hui le pays ? Tentative de réponse à partir d’une poignée de titres récents qui ambitionnent d’ausculter le lien distendu entre le peuple et ses représentants, et en particulier la figure du président de la République.
Peut-être est-ce parce que la défiance envers le personnel politique est au plus haut que les films (et plus largement les œuvres de fiction) mettant en scène hommes et femmes de pouvoir se sont multipliés en France ces dernières années (Baron noir, Les Promesses, Le Monde d’hier, En même temps, etc.). C’est comme si, en écho à un déficit de croyance généralisé, la fiction prenait à bras-le-corps la crise de confiance afin de mener à bien un double programme : d’abord, de manière attendue, exploiter les dessous pas très glorieux de la vie politique, que ce soit par le truchement de la farce (En même temps) ou de la tragédie (Baron noir, Le Monde d’hier), en dévoilant les arrangements d’arrière-cuisine, les coups de billards à trois bandes et les trahisons. Mais pas question pour autant de solder la figure du responsable politique, quand bien même ses travers sont manifestes. Il s’agit, dans le chaos du « nouveau monde », de (re)dessiner un semblant d’horizon commun, de laver (en partie) la boue qui recouvre la belle vocation de serviteur du peuple. On peut légitimement s’en étonner tant la chose n’a rien d’évident, quand on songe au sillon creusé, outre-Manche puis outre-Atlantique, par les deux versions de House of Cards, qui s’appuyaient sur un anti-héros cynique et machiavélique. Rien de tout cela en France : même le rusé et retors Philippe Rickwaert, le héros de Baron noir, conseiller de l’ombre originellement inspiré par Julien Dray, reste animé par un idéal et un attachement aux « valeurs de gauche » qui le conduisent, dans la saison 3, à quitter le PS et à briguer la présidence du pays.
Il a beaucoup été dit comment Baron noir a calé sa narration sur les fluctuations de la vie politique, au point même d’en arriver à prédire certains soubresauts, tels que la gifle reçue par Emmanuel Macron lors d’un déplacement dans la Drôme qui rappelait celle infligée à la présidente Amélie Dorendeu dans la saison 3, ou plus récemment les sittings de La Primaire populaire, quelque part préfigurés par les fanfares de militants stationnant devant les locaux de Debout le peuple, l’équivalent fictif de La France Insoumise, pour pousser à une union des partis. On a en revanche beaucoup moins pointé le fait qu’elle repose tacitement sur un postulat fantasmatique, surtout au regard du paysage politique actuel : fondamentalement, la France serait de gauche. En témoigne une curieuse scène se déroulant dans le dernier tiers de l’ultime saison. À bord d’un TGV, Rickwaert demande en mariage sa partenaire. Dans un premier temps, cette dernière paraît plutôt dubitative, puis un voyageur, reconnaissant l’homme politique, l’aborde et l’interroge sur la faisabilité de l’union de la gauche, avant que d’autres se joignent à la conversation. Courte ellipse : c’est maintenant tout le wagon, contrôleurs compris, qui écoute l’homme politique dérouler son programme rassembleur, transformant le train en un petit meeting improvisé. Nouvelle coupe : Rickwaert est de retour dans son siège, la tête contre la vitre, s’éveillant d’une sieste. Tout cela n’était donc qu’un songe ? L’hypothèse est immédiatement nuancée : il se tourne vers sa partenaire, qui lui sourit et lui chuchote la réponse qu’elle se gardait initialement de lui donner. « Oui », ils se marieront.
Recoller
La suite de l’intrigue surligne le parallèle, puisqu’une première tentative avortée d’union des gauches s’organise le jour même du mariage, où Rickwaert et Michel Vidal, l’avatar de Jean-Luc Mélenchon incarné par François Morel, chantent, flûtes de champagne à la main, « L’appel du Komintern ». Ce drôle de mélange des genres raconte d’abord quelque chose sur la manière dont cette fiction de gauche pense, justement, la « gauche » comme un syncrétisme iconoclaste où la frange tenue pour la plus « radicale » (ici, Vidal/Mélenchon) est à la fois estimée, parce qu’elle entretient la flamme de la culture politique, et esquintée pour sa raideur idéologique (voire discréditée pour son manque de cohérence, cf. le détail de la flûte qui embourgeoise un candidat aspirant à représenter la classe populaire). S’il fallait définir le logiciel politique de la série, qui brasse confusément beaucoup de concepts et de mots clefs, on dirait qu’il est plutôt social-démocrate, quand bien même Rickwaert revendique un héritage ouvrier et populaire aux accents communistes. Une sorte de gauche rose bon teint tolérant le rouge, mais pas trop : Rickwaert est le champion d’une « reconquête républicaine » et de l’union de la gauche, qui voit dans le « communautarisme » un péril majeur, tandis que la peur des « populistes » conduit plusieurs protagonistes à mettre les deux « extrêmes » (droite et gauche) dans le même sac. Ce qu’illustre une scène de l’épisode 3 se déroulant sur le campus de Jussieu, où une réunion non-mixte réservée aux racisés précède une attaque de fafs, mettant ainsi de facto sur un même pied deux formes supposées à peu près équivalentes de sectarisme.
Si la série se révèle ainsi parfois très approximative sur les débats politiques qu’elle met en scène, c’est aussi parce que son sujet premier est ailleurs : la réconciliation des électeurs avec la politique elle-même. Le mariage tient dans cette perspective une fonction allégorique que l’on retrouve dans d’autres fictions qui ici nous intéressent, y compris parmi celles envisageant la crise démocratique sur un tout autre terrain. Ainsi de En même temps, la comédie de Delépine et Kervern, dont le cinéma est mû par un imaginaire sensiblement différent, utopique et libertaire, qui évoque parfois le Blier des Valseuses. Le film n’est pourtant pas sans rapport avec la série de Canal+. La question du mariage y apparaît là aussi centrale : en étant « collés », les maires écolo et de droite joués respectivement par Vincent Macaigne et Jonathan Cohen vont pouvoir réparer le corps morcelé du politique. Plus encore, c’est par un retour aux fondamentaux que cette réparation peut s’accomplir : grâce à la « colle », c’est-à-dire le geste premier du militant qui, de manière souvent semi-clandestine, tapisse les murs d’affiches de campagne. Dans l’épisode 2 de la saison 3 de Baron noir, l’un des personnages principaux de la série se retire définitivement de la vie politique après avoir lancé un dernier appel à entretenir cette pulsion originelle qui pousse à l’engagement politique. Les colleurs d’affiche y sont présentés comme la quintessence du militantisme quand, chez Delépine et Kervern, c’est un groupe de féministes baptisé les « colle-girls » qui permet au tandem masculin de revenir au point d’origine de leur engagement et, plus loin, à un retour littéral à la nature (une forêt millénaire). D’une œuvre à l’œuvre, un même objectif s’esquisse : une restauration de l’essence de l’action politique, comme en atteste le débat d’entre-deux tours que met en scène Baron noir, entre un candidat populiste promouvant le tirage au sort (c’est-à-dire un retour à l’origine athénienne de la démocratie) et Rickwaert, qui défend quant à lui un amour de la politique et du débat public. Ce qui semble s’être perdu, devine-t-on, c’est le sens du dialogue et de la confrontation des idées. Le constat ne manque pas de saveur à l’heure d’une campagne présidentielle où la notion même de débat… fait débat, avec un président en exercice qui se refuse à interagir avec ses opposants pour privilégier un contact soi-disant direct avec les Français.
Décoller
Sur ce point précis, les fictions françaises cultivent toutefois un certain paradoxe. Si elles s’attellent toutes, d’une manière ou d’une autre, à restaurer comme elles peuvent une partie de la confiance perdue envers le corps politique, elles cultivent elles-mêmes une forme d’hyperpersonnalisation de l’action publique. Or si ce corps est malade, c’est précisément parce qu’il cherche trop, et mal, à incarner les espoirs et aspirations d’un électorat souvent déçu. Baron noir fait preuve en la matière d’une contradiction quasi-permanente entre les convictions de Rickwaert (l’union de la gauche, la réforme des institutions) et le goût de la série pour ces gros plans filmés en courte focale qui isolent le visage d’un personnage en proie au doute. Plus largement, le corps du responsable politique occupe au premier plan ces fictions, qui le présentent comme dysfonctionnel (le quadrupède maladroit que compose le tandem de En même temps) ou supplicié. Avant de débattre avec Vidal sur les vertus d’un référendum, Rickwaert subit une intervention chirurgicale sans anesthésie pour crever un abcès dentaire ; Isabelle de Raincy, la présidente du Monde d’hier de Diastème, qui redoute l’arrivée de l’extrême-droite alors que son mandat s’achève, sacrifie sa santé (atteinte d’un cancer, elle repousse sa chimiothérapie) pour défendre coûte que coûte la démocratie ; la présidente Dorendeu, de la même manière, donnera littéralement sa vie à la fin de Baron noir pour le bien de la nation. C’est d’ailleurs un choix étonnant que partagent Baron noir et Le Monde d’hier : si la fiction permet d’inventer un monde où des femmes accèdent à l’Élysée, c’est pour en faire des figures crucifiées, dépeintes comme plus vertueuses que les hommes (cf. aussi la maire des Promesses, incarnée par Isabelle Huppert, qui finit par abandonner son ambition personnelle), mais pour rejouer un schéma ne rompant guère avec « l’hyper présidentialisme » que les récits dénoncent.
D’un titre à l’autre, c’est le même spectacle d’une aristocratie mourante que la fiction organise – la présidente du Monde d’hier, filmée dans un Élysée qui ressemble à un Olympe embrumé, porte d’ailleurs une particule, quand le surnom de Rickwaert, « Baron », renvoie à une organisation du monde politique héritière des traditions nobiliaires. On pourrait attendre que les récits cherchent justement à déconstruire cette conception du pouvoir incarné par une entité monarchique, mais c’est pourtant l’inverse qui se joue, avec une même impasse figurative et un même penchant pour la tragédie grecque. Le Monde d’hier se termine sur un gros plan du visage déterminé mais condamné de l’héroïne, floutant au passage l’arrière-plan, quand Baron noir s’achève devant un corps sacré recouvert d’un linceul, et une diffraction des couleurs figurant plastiquement les larmes de Rickwaert. Mais derrière le tragique, la scène illustre aussi une maxime bien connue : la reine est morte, vive le roi. Le Monde d’hier et Baron noir partagent de fait une incapacité commune à sortir d’une perception du président prolongeant la théorie des deux corps du roi. Or peut-on « recoller » politiques et électeurs sans commencer par « décoller » la figure du président de celle du monarque ? C’est finalement là, de manière involontaire, que ces fictions se font véritablement le miroir des contradictions de la vie politique française.