C’est l’un des paradoxes de cette campagne assez atone : à l’heure où la production et la diffusion des images n’ont jamais été aussi simples, il aura fallu attendre un (faux) débat télévisé, un meeting raté (Pécresse) et la révélation des traditionnels clips de campagne, exercice qui accuse une certaine vétusté, pour que s’emballe un peu, à quelques encablures du premier tour, la bataille visuelle entre les candidats. Il faut toutefois apporter d’emblée une nuance à ce constat général, tant les frasques d’Éric Zemmour ayant émaillé le débat public ces derniers mois ont trait aux images. Le rapport que le candidat entretient avec elles (sur lequel on aura l’occasion de revenir au moment d’aborder son récent – et hallucinant – clip de campagne) a cela d’intéressant qu’il embrasse l’ensemble du spectre recouvert par ce que l’on appelle les « images de la campagne », c’est-à-dire à la fois l’enregistrement d’accidents ou d’événements impromptus (par exemple : Macron qui reçoit un œuf en plein visage lors de sa visite du Salon de l’agriculture en 2017) et, à l’opposé, le fruit de stratégies de communication (plus ou moins) maîtrisées. Zemmour s’est illustré sur ces deux terrains. D’un côté, avec la vidéo annonçant sa candidature, depuis retirée pour violation de droits d’auteur, où l’ex-journaliste se met en scène en homme providentiel descendant dans l’arène électorale pour sauver la France, supposément au bord du gouffre. De l’autre, avec une séquence qui cristallise bien l’image viriliste cultivée par le candidat d’extrême droite : celle où il tient en joue, armé d’un fusil, les journalistes le suivant dans un salon dédié à la sécurité intérieure.
Zemmour vs Le Pen
Le cas Zemmour témoigne de la manière ambiguë dont certaines figures d’extrême droite, essentiellement masculines (Trump, Bolsonaro, Salvini, etc.), envisagent leur communication visuelle : la spontanéité dont il fait preuve, voire son amateurisme (la méconnaissance de la propriété intellectuelle qu’a manifesté son équipe de communication en préparant sa vidéo de candidature), pourraient chez un autre candidat entacher sa stature. Or, à l’instar de Trump, les écarts et débordements du personnage contribuent au contraire à renforcer l’image qu’il cherche à véhiculer auprès de ses partisans. L’épisode du fusil, apparemment non préparé, trahit autant le fond nauséabond de l’inconscient zemmouriste qu’il pointe comment le candidat veut être perçu : comme un être érectile, fort, dressé contre ses adversaires. La logique est somme toute la même dans ce cliché qui l’a immortalisé en train d’adresser un doigt d’honneur à une militante de gauche lors de son passage à Marseille : ce majeur, c’est l’affirmation d’une virilité à toute épreuve. « Impossible n’est pas français » disent ses affiches, précisément parce que Zemmour se rêve en force « puissante », dans tous les sens du terme. Il est en cela logique que le geste-lapsus du fusil se fonde dans une imagerie que développent aujourd’hui les influenceurs d’extrême droite sur les réseaux sociaux, où ils partagent leur fascination pour les armes, dans des poses décalquant celles que l’on retrouve outre-Atlantique chez certaines milices conservatrices. Marine Le Pen, quant à elle, lorgne plutôt sur une autre imagerie popularisée par Internet : celle des chats, rois des communautés 2.0, qui sont devenus ses animaux totems depuis l’émission de Karine Le Marchand, « Une ambition intime » (diffusée sur M6), où elle a révélé sa maison peuplée de félins, pour gommer insidieusement la part dure de son image. À la virilité de Zemmour, elle oppose ainsi le tableau idéalisé d’une sororité pour le moins inattendue : déjeuner entre copines, collocation avec sa meilleure amie, douceur des chats, qui offrent un contrechamp lointain au célèbre doberman associé à son père, Jean-Marie Le Pen.
Le retour du clivage gauche/droite
Plus largement, les clips de campagne des différents candidats, qui renseignent sur l’image que chacun souhaite donner, tracent des lignes de partage tempérant l’idée que le débat politique en France aurait dépassé le clivage gauche/droite. Puisque l’élection présidentielle est un processus tout entier dévolu à la sélection d’une individualité, cette dernière doit incarner une certaine idée du pouvoir ou, au contraire, jouer de sa singularité en rompant avec les schémas classiques de représentation. Jean Lassalle, premier candidat à défiler dans la « campagne officielle pour l’élection présidentielle », tord ainsi en apparence l’exercice avec une vidéo réalisée à l’aide d’un smartphone, sans chercher à gommer les imperfections techniques inhérentes au dispositif choisi (le clip, de manière quasi comique, s’achève sur un échange non coupé entre Lassalle et son caméraman improvisé). Mais la vidéo obéit au fond à une logique que l’on retrouve dans plusieurs des clips des candidatures de droite. Qui dit présidentielle dit président, soit une figure forte comme la droite les affectionne, de Bonaparte à De Gaulle. Il faut s’affirmer, regarder les Français dans les yeux, occuper tout l’espace. Valérie Pécresse et Marine Le Pen poussent le principe jusqu’au bout en optant pour un dispositif aussi simple que classique : une allocution déclamée sur une toile de fond colorée. Elles sont l’image. Pas besoin de davantage. À l’autre bout du champ politique, les clips des candidats de gauche cherchent plutôt à représenter l’émergence d’un horizon commun ; il s’agit d’intégrer une figure dans un maillage d’images qui la dépasse. Au début et à la fin de son clip, où résonne un discours qui s’apparente presque à un slam, Philippe Poutou apparaît ainsi au cœur de diverses manifestations. Jean-Luc Mélenchon se tient quant à lui dans sa bibliothèque, entouré de livres et de photographies. La voix est posée, calme, tandis que s’insèrent dans le montage des images du candidat entouré de ses soutiens et des Français qu’il a rencontrés au fil de la campagne. Une stratégie que l’on retrouve, dans une version plus emphatique et énergique, dans le clip de Fabien Roussel, mais la vidéo du candidat insoumis entreprend surtout de tisser un lien entre un héritage politique et la promesse d’un avenir meilleur. Cet alliage entre passé et futur existe aussi dans le clip de Yannick Jadot, qui propose au passage la pastille la plus ambitieuse et travaillée, mais aussi la plus étonnante si l’on analyse attentivement le message qu’elle porte.
Au son d’une musique champêtre, l’écologiste arpente sa terre natale. Plans larges, visions de la nature, décors embrumés : la mise en scène tranche assurément avec celles des autres clips, mais suscite dans le même temps une étrange impression. Jadot est filmé dans des espaces désespérément vides, pour pointer la désertification de la ruralité, en même temps qu’il est figuré comme un revenant. Son itinéraire, après un détour par la fac de Dauphine, expurgée elle aussi de presque toute présence humaine, le mène vers un grand arbre décharné et majestueux. Retour à la terre, retour à la beauté : l’écologie, garante d’une planète préservée, passe par un retour au passé. On peut légitimement s’étonner de cette stratégie de communication qui, si elle gomme habilement l’image très citadine d’un parti dont les électeurs sont en majorité urbains, prête le flanc aux attaques contre une écologie dépeinte comme rétrograde et passéiste, cf. Macron fustigeant le « modèle Amish » et « la lampe à huile » des opposants à la 5G. Macron, justement, continue de son côté à jouer la petite musique du « en même temps ». Son clip compile une déclaration du candidat, dans un décor naturel (bien que flouté), avec de courtes images visant à montrer la France dont il se revendique. Un détail frappe toutefois : contrairement à celles choisies par les candidats de gauche, ces images n’inscrivent jamais le corps du président au sein du peuple. Le clip a beau s’achever sur le slogan du candidat, « Avec vous », il y a une discontinuité et une étanchéité entre les deux. Macron incarne mais ne s’inscrit pas dans un collectif (Poutou, Roussel, Mélenchon) ou un territoire (Jadot) qui l’engloberait. Le dialogue organisé par le montage ne suffit pas à masquer cette différence avec les autres clips, qui dit bien, involontairement, quelque chose de la manière dont Macron envisage l’exercice du pouvoir, et plus loin la vie démocratique elle-même, en menant une campagne a minima.
Zemmour, encore
Un mot enfin, comme promis, sur le clip d’Éric Zemmour. Il s’agit d’une vidéo dont les partis pris de montage égalent presque dans l’audace les petites pastilles fictionnelles de Bruno Mégret en 2002 – l’ancien chef du MNR soutient d’ailleurs aujourd’hui le candidat de Reconquête. La vidéo s’ouvre sur un œil et un constat : « Vous ne les croyez plus. » Dans le plan suivant, la phrase « Ils vous disent que les médias d’État disent la vérité. » est quant à elle illustrée… par l’image d’un satellite au-dessus du globe terrestre. Deux plans, et déjà Zemmour fait sien un imaginaire conspirationniste pas très éloigné des alternative facts trumpiens. Mais le pire est à venir : « Ils vous disent que l’immigration est une chance. » affirme-t-il, alors que s’affiche de manière floue un homme blanc, musclé, qui fait taper dans sa main une batte de baseball. Ambivalence toute zemmourienne : la batte, c’est la violence des supposés « ensauvagés », mais l’image, elle, évoque plutôt une figure que l’on croirait issue de l’ex- GUD (Groupe union défense) ou d’autres groupuscules d’extrême droite prompts à ratonner les étrangers. Le reste du clip étonne aussi dans la manière dont Zemmour ratisse large dans les mécanismes de représentation : allocution classique de futur homme d’état, montage d’images allégorisant un propos décliniste et extraits triomphants de bains de foule. Au flou de la menace, Zemmour oppose une image léchée, la sienne, incarnant le remède aux maux qu’il dénonce. Mais de la France, omniprésente dans son propos, il en est à l’image peu question. Ce que révèle ce clip de campagne, c’est que la France dont se revendique Zemmour n’existe pas. On en veut pour preuve que la vidéo de l’annonce de sa candidature puisait allègrement dans des images de fiction : elle relève uniquement d’un imaginaire.