La filmographie de Stephen Dwoskin (1939 – 2012) se relie sans ambiguïté à son handicap physique : frappé de poliomyélite à sa sortie de l’enfance, le réalisateur a mêlé cette particularité à un travail expérimental considérable. La mobilité circonscrite de ses courts et longs-métrages confronte dans l’espace sujets filmés et spectateurs, pour une exploration parfois auto‑, toujours biographique, qui se tient à distance du simple exutoire.
Rapport intime et relation aux corps
L’interaction des corps, qu’elle soit gênée par les lois physiques ou dépassée par une sensibilité autorisant l’empathie, motive le cinéma expérimental depuis un moment : il suffit de penser au Chant d’amour de Jean Genet, élaboré à la moitié du XXe siècle et point de référence pour Stephen Dwoskin. Le cinéma expérimental se déploie dans la variété des points de vue : penser encore une fois à celui du maton chez Genet, parasité par les fantasmes des amants restreints par les murs de la prison. Celui de Dwoskin est problématique, car semble au premier abord unique, et sa mise en scène contrainte par des conditions physiques atypiques. La communication charnelle de ses nombreux films de « face-à-face » avec une actrice, de Naissant (1964) ou Trixi (1969) aux scènes d’Oblivion (2005) s’articule pourtant autour d’une variété de plans, plus ou moins proches, plus ou moins apaisés.
Naissant (1964)
Dans ces successions de plans fixes et de compositions quasi statiques, le regard caméra incarne l’interaction. La relation physique (les femmes sont souvent dénudées, ou vêtues légèrement) et la seule présence du corps dont s’empare aisément le cinéma expérimental (avec pour exemple le plus célèbre les Screen Test de Warhol) s’effacent au profit d’une empathie sans cesse recherchée : il y a du voyeurisme chez Dwoskin, mais celui-ci n’est que rarement violent. La permanence du regard de Dwoskin (« Il s’agit de toucher, de toucher avec les yeux », explique-t-il) invite la femme, généralement aimée, au don total, au dévoilement comme cadeau. D’ailleurs, l’actrice sait qu’elle est filmée, mais Dwoskin recherche la caméra la plus silencieuse possible, comme s’il souhaitait supprimer cette interférence entre l’œil et le sujet (Dwoskin évoque un miroir qui forcerait le spectateur « à ressentir comme elles ».
Trixi (1969)
La filmographie de Dwoskin ne choisit d’ailleurs jamais entre fiction et documentaire : un acteur joue avec la caméra/le réalisateur, mais sans déroulement préalablement écrit. Pourtant, la documentation, ou même la connaissance personnelle (Dwoskin filme souvent les femmes qu’il fréquente, comme l’actrice Carola Regnier dans Behindert (Hindered) en 1974) précédent toujours le filmage : la spontanéité l’emporte sur l’improvisation. D’ailleurs, les pulsions et manifestations corporelles, qu’elles expriment le malaise (Dyn Amo, 120 minutes d’expérience masochiste en 1972) ou l’émancipation (Ballet Black, 1986, sur les ballets nègres mélangeant danses jamaïcaines et ballet classiques) restent au centre du dispositif filmique de Dwoskin, malgré son apparente immobilité.
Le sujet de son propos
La filmographie de Stephen Dwoskin s’est rarement embarrassée de politique : il joua un rôle sociétal lorsqu’il s’engagea pour la promotion du cinéma expérimental, avec son ouvrage Film is… ou la fondation de la London Film-Makers’ Co-op, pendant britannique de la Coopérative de Jonas Mekas à New York. Mais au moment où le cinéma d’avant-garde se transfère sur le genre documentaire, ou se colore de revendications politiques, Dwoskin conserve un lieu de rencontre minimal, généralement circonscrit à trois individus (performers-caméraman-spectateur), et à la solitude de l’être filmé. « Mes œuvres sont faites pour être vues par un seul spectateur. Je les considère individuellement, à l’inverse du cinéma hollywoodien qui cherche toujours à les accumuler » explique le réalisateur. Par ces conditions imposées au spectateur, promesses d’une expérience intime, le cinéma de Dwoskin s’est toujours rapproché de l’expérience littéraire, au point que l’accueil de la jeune garde britannique (le Cinema 65, rassemblant Bob Cobbing, Barbara Rubin, Jonas Mekas, P. Adams Sitney…) par la librairie Better Books paraisse logique.
L’une des dernières œuvres de Dwoskin, Oblivion (2005), se veut d’ailleurs l’adaptation du Con d’Irène de Louis Aragon : du roman poétique, le réalisateur retient surtout le personnage de l’aïeul paralytique, frustré devant la beauté et la vitalité d’Irène. La permanence du dispositif filmique de Stephen Dwoskin (caméra tenue à la force du poignet, point de vue « d’en bas » comme il le nomme lui-même) s’apparente au dénuement matériel de l’écrivain : stylo, papier, table de travail, contre caméra portative (il s’essayera évidemment au tournage avec un portable), table de montage Steenbeck, et de mixage Stellavox.
Stephen Dwoskin dans Trying to Kiss the Moon (1994)
L’usage de la voix-off renforce également ce rapport à l’écriture qu’entretient Dwoskin, au moins aussi puissant que le versant pictural de ses films. Dans Trying to Kiss the Moon (1994), le mélange des voix, des images et des textes écrits avant ou pour le film renvoie aux collages surréalistes, mais aussi aux constructions de la Beat Generation, toute entière présente dans Pull My Daisy de Robert Frank, lui aussi structuré par une voix-off. À cette délégation du sens à la parole s’ajoute un versant documentaire plus traditionnellement affirmé, de Shadows from Light, pour Channel 4, qui traverse les « atmosphères photographiques » de Bill Brandt, mentor de Dwoskin, à Face of Our Fear, film de 52 minutes réalisé pour la BBC, et abordant le handicap physique.
À trois reprises dans sa carrière, Dwoskin s’est risqué à une exploration à partir d’une formule définitoire simple : Film Is… (1975), Pain Is… (1997), puis Age Is… (2012). Ces trois essais, écrits ou filmés, laissent à voir la manifestation pour tenter de saisir le caractère retenu, caché, et le ressentir. Une façon, pour ce cinéaste de l’intérieur, de se projeter vers l’extérieur pour mieux se l’approprier.