Que Cinéma du Réel consacre un hommage à Stephen Dwoskin peut paraître décalé : connu pour un style qui encadre, enferme, épuise des sujets dans un environnement à la topologie proche de la boîte en carton, reconnaissable entre tous, et semble se complaire dans une séparation d’avec le temps vécu. Pourtant, dans la confrontation et la forme d’abnégation qu’il travaille, le cinéaste fait du réel la matière première de son œuvre.
Le corps s’est d’emblée donné comme l’essence inhérente à la production expérimentale de ce réalisateur américain, transfuge britannique mort à Londres le 28 juin 2012. La libération de ce corps, le cinéaste l’a connue et filmée des deux côtés de l’Atlantique : d’abord avec Asleep et American Dream (1961), sous la bonne influence de l’exilé new-yorkais Jonas Mekas, et surtout avec Naissant, la même année que le déménagement britannique. Dès 1964, en un quart d’heure, le réalisateur propose le regard qu’il affinera dans les multiples variations d’un même dispositif : une femme, entourée par un décor relativement neutre, sans accessoire (à l’exception d’un lit, d’un paquet de cigarettes…). En face d’elle, la caméra tenue à bout de bras par Stephen Dwoskin lui-même, dans le fauteuil où une poliomyélite qu’il a contractée à l’âge de neuf ans l’a conduit. Souligner que la perspective de Dwoskin a été influencée par son handicap n’est pas faire péché de psychanalyse critique : lui-même en était parfaitement conscient alors qu’il utilisait déjà sa caméra pour « toucher avec les yeux » en pleine libération sexuelle. Proche du groupe Fluxus, qui apprécie particulièrement la texture corporelle (des photos du fondateur Robert Filliou circulent…), le réalisateur affirme sa vision dans Alone (1964), Trixi (1969), ou Dirty, la même année, 1971, que le film érotico-glamour Performance de Nicolas Roeg, avec Mick Jagger en objet de fascination pour tous les sexes.
Faire avec ce que laisse le réel
De la performance, le dispositif de Dwoskin en est imprégné : c’est l’époque du Living Theater, qui déferle en Europe, des corps libres de leurs mouvements et de leurs désirs, et les prises en tête à tête sont réalisées sans écriture préalable. Tantôt chambre intime, tantôt cabinet dérangeant, le décor circonscrit le sujet, certes, mais également la caméra. Rien ne passe inaperçu : l’œil de la caméra scrute, le travelling optique se rue vers l’épiderme, longe les formes du corps, s’interrompt dans la contemplation.
Si l’exploration fixe de Dwoskin n’était pas ponctuée de moments où l’inquiétude surpasse l’empathie, elle se classerait aisément du côté des happenings hippies, Woodstock en tête. Le rock qui ouvre Dyn Amo (1972) sonne d’ailleurs comme un clin d’œil à ces nouveaux collègues, et Dwoskin s’inspire de la pièce Dynamo de Chris Wilkinson, qui évolue quelque part entre l’utopie du corps comme seule propriété (le strip-tease) et son asservissement (des prisonniers politiques). Le film, 120 minutes en 16 mm, a même le privilège d’une affiche psyché, bien qu’il ne comporte ni drogue, ni sexe. Sans surprise, Dwoskin délaisse l’aspect politique de l’œuvre originale pour n’en conserver que la scénographie : quatre actes composent Dyn Amo, quatre univers bien distingués (par les décors, le maquillage et l’ambiance sonore) et autant de femmes scrutées par la caméra de Dwoskin.
Rockeuse, hippie, soubrette éplorée et poupée de cirque, des personnages que Dwoskin filme sous le même angle que les femmes de ses précédents films : la caméra fixe, mais mouvante des tremblements qui s’intensifient, sous les effets de la fatigue ou du zoom, la persistance sur certaines parties du corps jusqu’à ce qu’elles aient délivré quelque chose. Les gros plans s’enchaînent toute une séquence, quand une série de cuts peut soudain survoler le corps : voyeur et spectateur sont parfois les cibles d’un regard caméra, qui pourra être suivi d’un sourire furtif comme d’un rictus d’inquiétude. Dwoskin laisse à ses collaborateurs le privilège de la spontanéité, leur en est reconnaissant : il limite le bruit de sa caméra, réagit aux stimulations de ses « performeurs ».
Age Is… (2012), dernier film de Dwoskin, remplace les femmes scrutées par des épidermes sculptés par le temps : aidé par les facilités numériques de l’enregistrement, Dwoskin renoue avec son expérience de Face of Our Fear, documentaire réalisé pour la BBC en 1992 qui traitait le handicap physique. Apparaissant à l’écran, le cinéaste ajoute au film une part de la recherche biographique entamée avec Trying to Kiss the Moon (1994) Dad (2003) ou Mum (2008) : dans les images de personnes âgées qu’il mêle aux siennes (de la naissance au présent), on trouve les mêmes corps éprouvés, ici par la caméra mais aussi par le temps.
L’utilisation de ralentis servent moins à instaurer une lenteur, déjà présente, qu’une précision dans la captation des tremblements de la main d’un vieil homme. Le regard de Dwoskin est plutôt rude, et lorsque l’on se maquille, ce sont cette fois les rides que l’on (re)marque. Son ultime film prend le parti de l’essai théorique, comme Film Is… (1975) et Pain Is… (1997), eux aussi constitués de définitions qui répondent au programme du titre. Ici, les personnages sont nombreux et la confrontation ouvertement plébiscitée : le cinéaste va là où le troisième âge règne, en maison de retraite ou dans des pubs paisibles. Sentant la vieillesse venir et son anxiété grandir, le cinéaste adopte un montage plus calme, des plans plus longs qui correspondent de plus en plus à une action clairement délimitée : la descente laborieuse d’un escalier, ou encore le temps qu’il faut à une personne âgée pour traverser la rue avec un sac de courses. Pas étonnant que le temps les rattrape.
Marche ou rêve
Si Dyn Amo répète la matrice des face-à-face de Dwoskin, il y ajoute également les présences d’autres protagonistes, une quasi-nouveauté entrevue dans Dirty un an auparavant. Le dialogue avec la femme, souvent aimée (l’orthographe changée du titre de la pièce, et le rappel de la forme italienne « Amo » le soulignent), est parasité par ces nouveaux témoins qui surgissent au fur et à mesure du film. Comme s’il tournait sa caméra vers ce qui reste d’habitude hors-champ dans ses autres films en dispositif fixe, Dwoskin filme les spectateurs et plus seulement les sujets. Dans le contexte du film, les autres regards sont systématiquement hostiles, animés de mauvaises attentions, et malgré quelques tentatives, Dwoskin semble ne pas parvenir à traiter ces individualités (Malcolm Kaye, John Grillo…) selon les mêmes logiques filmiques qu’il applique au sujet féminin.
Si, dans l’essai filmique que constitue Age Is…, la multiplication des sujets est synonyme de recherche en cours, celle de Dyn Amo annonce la contrariété ou le refus du sujet central et de son corps. Domination, meurtre, bondage : utilisé dans une interaction fictive (le corps des actrices est de plus en plus maquillé, décors et musique prennent de l’importance : Dyn Amo s’achève dans la roulotte d’un cirque ambulant), le corps devient source de souffrances et de douleurs plus que d’intime compréhension. Les femmes finissent en pleurs et l’épiderme reflète la douleur (les ecchymoses captées en passant) : l’espace du designer Dwoskin (il aime le maîtriser comme il maîtrise celui de ses toiles), conscient des limites de son dispositif, semble troublé, perverti par ces nouvelles interactions. « Quand je regarde à travers la caméra, j’oublie. C’est un autre monde à l’extérieur. Ça tient à mon instinct », admet le cinéaste, qui annonçait Dyn Amo comme un drame qui « explore la différence entre l’intimité d’une personne et la projection de cette intimité que cette dernière laisse voir aux autres ». En incluant d’autres spectateurs/acteurs, Dwoskin fait revenir le réel brut dans sa structure cinématographique, comme il le retrouve dans Age Is… en filmant l’extérieur et la nature (suffisamment rare pour être souligné), prises de son directes, saturations comprises, à l’appui.
Que le cinéaste soit conscient des limites inhérentes aux performances qu’il met en scène n’a jamais signifié qu’il allait s’y circonscrire : s’il semble respectueux de la faculté de résistance que les objets peuvent acquérir face au temps (dans Age Is…, il éprouve son style sur une fresque antique), Dwoskin se lance en 2009 dans Dreamhouse, sa seule installation.
Ces trois écrans côte à côte, où les mêmes images se succèdent selon des montages et des rythmes différents, figurent la contrariété physique tout en lui proposant des échappatoires. Lorsqu’un plan s’arrête au bas d’un escalier ou au seuil d’une porte, un léger mouvement de l’œil permet de le poursuivre. Maison de rêve, car remplie des filles que Dwoskin aime filmer, maison de rêve car adaptée aux conditions particulières de Dwoskin (comme sa propre résidence londonienne, dotée d’un ascenseur et de monte-escaliers). Là, les femmes se confrontent (plus que jamais dans la filmographie de Dwoskin), et le cinéaste pourra les surprendre à chaque instant.
En raison de la simultanéité des projections, la présence de la musique est moindre : ses apparitions sont bien plus ponctuelles qu’à l’époque des collaborations avec Gavin Bryars, compositeur double de Dwoskin (il met en boucle et accompagne précisément d’un orchestre le chant fervent d’un vieil homme, près de Waterloo Station, pour « Jesus Blood Never Failed Me Yet »), et le cinéaste se concentre un peu plus sur les cadrages utilisés depuis son point de vue, faisant preuve d’une maîtrise rare dans la composition. Pourtant, les images utilisées sont les chutes de ses films précédents, réorganisées selon un postulat fantaisiste (l’ubiquité et la permanence d’une perception). Cette approche engageante donne à Stephen Dwoskin tout l’espace dont il a besoin pour découvrir les caractères qui le fascinent.