À l’occasion de sa vingt-deuxième édition, le Festival international du documentaire de Marseille explore la vitalité d’un genre qui ne cesse de redéfinir ses frontières et se joue avec bonheur des formats et des contraintes.
Sous l’égide des réalisateurs brésilien et français Julio Bressane et Luc Moullet, présidents des jurys des compétitions internationale et française, le FID a cette année récompensé deux longs-métrages : Sip’ohi – El Lugar del Manduré de l’Argentin Sebastián Lingiardi, déambulation mystique dans les contes et légendes des indiens Wichis, et Entrée du personnel de Manuela Frésil, peinture contemporaine de la condition ouvrière. Avec la complicité de l’atelier audiovisuel du centre de détention des Baumettes « Lieux Fictifs », le festival crée également cette année un nouveau prix décerné par un jury de détenus, le prix Renaud Victor, en hommage au réalisateur marseillais auteur du très beau documentaire carcéral De jour comme de nuit. La jeune réalisatrice libanaise Rania Stephan s’est ainsi vu couronnée pour un biopic nostalgique et politique, Les Trois Disparitions de Soad Hosni, consacré à l’icône du cinéma égyptien Soad Hosni décédée à Londres en 2001, dont la réalisatrice reconstitue la trajectoire flamboyante en écho à l’histoire sociale et politique de l’Égypte à travers un audacieux montage d’extraits des films de l’actrice.
Outre quelques grands noms, parmi lesquels le toujours sémillant Jonas Mekas, mais aussi Arnaud des Pallières, Philippe Grandrieux ou encore José Luis Guerín, le festival accueillait pour la troisième année consécutive un laboratoire de jeunes talents, le FIDLab, plate-forme de développement de projets en production, et présentait une sélection parallèle aux thèmes aussi divers qu’originaux : une exploration de la douleur (« Souffrance et cruauté »), une « autre histoire du cinéma mexicain », un cycle de films autour de l’œuvre phare de Coppola Conversation secrète, ou encore une série de « portraits croisés » où filmeurs et filmés finissent, dans une même inspiration, par se confondre et transgresser les frontières d’un genre dont les possibilités sont encore loin d’être épuisées.
Montages et mémoire du cinéma
Poussières d’Amérique, fresque cosmique de l’Amérique des origines par Arnaud des Pallières en ouverture du festival, s’engage le premier dans la brèche. Bien malin qui pourra renouer les fils de cet objet insolite en une seule trame tant son écriture ciné-poétique sonde des voies multiples et peu usitées. Empruntant à la forme de l’essai bien plus qu’à celle de la table chronologique, ce morceau de bravoure bouscule le mythe de la frontière, des promesses de l’Ouest à celles de la Lune, de Christophe Colomb à Apollo 11, en n’oubliant pas les victimes collatérales de cette conquête des grands espaces. Image la plus forte de la soumission de cette terra incognita et de ses habitants, une déforestation sans fin raconte l’histoire de cette civilisation des mœurs. Le rêve américain prend racine dans une terre nécrosée par le massacre des Indiens et se réalise dans une société de consommation qui promet un bonheur uniforme à tous, sur le modèle des films de famille à partir desquels le cinéaste construit de petites fables universelles. Arnaud des Pallières livre sa propre version de la naissance d’une nation, libre interprétation d’archives remontées au gré de récits en forme d’intertitres qui trouent cette longue hallucination. Non loin de la vision du deuil comme expérience fondatrice de l’identité américaine chez Malick, Poussières d’Amérique décortique les mensonges et les mythes à l’origine de ce Nouveau Monde.
Mensonge et mémoire font également l’objet d’une réflexion sur l’identité américaine dans le dernier film de Lech Kowalski, The End of the World Begins with One Lie (France, 2011) présenté lui aussi en compétition internationale. Montage alternant les vidéos postées sur YouTube à la suite de la marée noire qui dévasta le Golfe du Mexique en 2010 et les séquences de Lousiana Story, le documentaire réalisé en 1948 par Robert Flaherty avec le jeune Ricky Leacock à l’image, The End of the World… montre comment l’effondrement de la crédibilité de l’entreprise responsable de la pollution des côtes de Louisiane BP, en même temps que celui de la confiance des américains dans leur capacité à préserver un territoire dont ils n’ont cessé d’exploiter les richesses, renvoie directement à la filiation du mythe de l’abondance et de la prospérité américaine dans l’œuvre de Flaherty. Film de commande à l’initiative de la Standard Oil Company de Rockfeller, Louisiana Story fut nommé aux Oscars dans la catégorie « meilleur documentaire ». Le film tient pourtant plus d’une ethno-fiction au service de laquelle le réalisateur de Nanouk of the North met tout son talent de conteur que d’un état des lieux de l’industrie pétrolière au début du siècle. Au regard des sombres nappes de pétrole qui ensevelissent sans distinction faune et flore près d’un siècle plus tard, la fable édifiante de Flaherty sur l’installation glorieuse d’un derrick dans un bayou de Lousiane sous les bons auspices des colons français ressemble à une gigantesque arnaque.
Bien des films de ce cru 2011 investissent l’archive comme une matière vivante. À travers la redécouverte ou le remontage de films que leur modernité ou leur puissance subversive ont autrefois condamnés à l’oubli, cette matière trouve une actualité troublante dans notre présent. How I Filmed the War de Yuval Sagiv redécouvre les images tournées en 1916 par l’opérateur Geoffrey Malins sur le front de la Grande Guerre. La Mancha de Sangre du mexicain Adolpho Best-Maugard, censuré lors de sa sortie en 1937 avant d’être égaré et abîmé au fil d’une longue disparition a récemment été retrouvé et restauré par la cinémathèque de la ville de Mexico. Peintre mexicain russophone, Adolpho Best-Maugard avait été l’assistant d’Eisenstein sur le tournage de Que Viva Mexico !, celui-ci l’encouragea à réaliser un film sur la vie nocturne des cantinades de Mexico où officiaient femmes de petite vertu et gangsters gominés. Rétrospectivement, La Mancha de Sangre tire sa force des scènes documentaires qui dévoilent les nuits de bohème libertines du Mexico des années trente bien plus que de son intrigue un peu mièvre. Hasards d’une copie mutilée, le son de la troisième bobine n’a jamais été retrouvé, et les images de la dernière bobine ont disparu, ne laissant que le son de cette ultime scène sur l’écran noir de cette mémoire trouée du cinéma.
L’archive n’est pas un souvenir fossilisé du passé. Elle dialogue avec le présent et les cinéastes qui la travaillent : la documentariste japonaise Mieko Azuma emmène un personnage (réel ou fictif ? Le film joue de cette ambiguïté) d’écrivain allemande dont la mère souffre de troubles de la mémoire à Hiroshima pour la commémoration du 6 août 1945. De l’impossibilité de traduire une mémoire à travers un quelconque langage, à l’infini travail de deuil qui alimente cette mémoire, le personnage d’August expérimente la distance irréversible entre l’histoire des survivants et celle d’une mémoire collective nécessairement tronquée. Du Japon, il aura beaucoup été question lors de cette 22ème édition du FID, et notamment d’une histoire méconnue du Japon, celle de ses luttes politiques clandestines et de ses cinéastes engagés, au premier rang desquels Kôji Wakamatsu dont le film United Red Army (Japon, 2007) retrace la genèse de l’un de ces groupuscules révolutionnaires des années 1970, et surtout Masao Adachi, scénariste à l’occasion de Wakamatsu et cinéaste méconnu dont presque tous les films ont été perdus aujourd’hui. Passé à la clandestinité à la faveur de son engagement politique radical, ce cinéaste expérimental fait l’objet de deux très beaux portraits : l’un par Éric Baudelaire et l’autre par Philippe Grandrieux. La sélection n’aura intelligemment pas privilégié un film sur l’autre et ce double regard trouve ici une belle complémentarité. Avec L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi et 27 années sans images, Éric Baudelaire croise les souvenirs d’Adachi et de May Shigenobu, enfant embarquée par sa mère dans la clandestinité de l’Armée Rouge japonaise au Liban et qui trouva en la personne d’Adachi une figure de père. Premier épisode de la collection « Il se peut que la beauté ait renforcé notre résolution » inspirée de la série « Cinéastes de notre temps » d’André S. Labarthe, le portrait de Masao Adachi par Philippe Grandrieux engage de son côté un dialogue intérieur entre les deux cinéastes, sans que la force de cette relation passe nécessairement par la parole ou la forme du témoignage. Bien plus qu’un hommage, le film, tourné et monté dans l’urgence, est une rêverie commune avec ses flous, ses silences et ses errances – écriture avec laquelle Grandrieux a déjà démontré son talent. Au rythme d’une balançoire dont l’oscillation laisse entrevoir le visage âgé d’Adachi, la première séquence du film, anti-portrait d’une quelconque gloire du guérillero, évoque un moment de plénitude familiale et une longue déambulation dans la foule pressée des Tokyoïtes. On pense à Fernando Pessoa qui écrivait « ma promenade silencieuse est une conversation ininterrompue ».
Correspondances et dialogues
Peut-être l’un des traits marquants de ces cinémas documentaires à l’honneur au FID se trouve-t-il dans cette même « conversation ininterrompue » qu’il instaure entre les cinéastes de part et d’autre de la caméra. Les Portraits croisés et Conversations secrètes de la sélection parallèle nous convient à ces échanges. Correspondance Jonas Mekas, de José Luis Guerín (Espagne, 2011), s’attèle ainsi à un exercice périlleux : la lettre filmée. Initiée par Guerín en novembre 2008, cette correspondance suit les pérégrinations des deux cinéastes, depuis le boulevard des Capucines à Paris pour honorer la mémoire des frères Lumière, jusqu’au Brooklyn où Mekas posa ses valises dans les années 1940 pour fuir le nazisme. Chronique des pas perdus de Guerín aux quatre coins du globe ou tranches de vie quotidienne de Mekas, le film documente aussi une réflexion sur l’acte de filmer et la signification de ce geste pour les deux réalisateurs. « I don’t know why I have to do it, but I have to do it », observe finalement Mekas à propos de son usage invétéré de la caméra, tandis que Guerín envoie comme ultime lettre à son ami iconoclaste, une séquence poétique et mystérieuse tournée sur la tombe du cinéaste japonais Ozu avec une épigraphe en forme d’énigme : « vide ». De l’importance de filmer, il est aussi question dans le dialogue qui réunit deux vieux comparses du cinéma que l’âge n’a pas affadis : Marcel Ophuls et Jean-Luc Godard, dans le film de Frédéric Choffat et Vincent Lowy (Marcel Ophuls et Jean-Luc Godard : la rencontre de Saint-Gervais, Suisse, 2011), captation sans effet de montage que seuls les protagonistes rendent vivante. Comme si prendre une caméra face à un cinéaste nourrissait déjà une réflexion sur l’essence du cinéma, la muse et actrice du réalisateur Bruno Dumont, Joana Preiss l’entraîne dans un voyage au long cours dans le transsibérien (Sibérie, France, 2011) – et de L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat au mouvement des bielles portant Buster Keaton dans Le Mécano de la General, le train n’est-il pas l’image première du cinéma ? Miroirs retournés vers l’intimité de l’autre, la réalisatrice invente une trame fictionnelle à partir des rushes de leur périple à travers la Russie.
Ce dialogue de cinéastes se poursuit à travers l’une des initiatives les plus salutaires du FID, le FIDLab, plate-forme de soutien aux créations de jeunes réalisateurs. La sélection 2011 de cette structure d’accompagnement regroupe onze projets en pré-production, dont les premières images et travaux préparatoires sont présentés au public et aux professionnels à l’occasion de journées de rencontres. Le Palestinien Raed Andoni, auteur du délectable Fix Me en 2010, coordonne un film collectif sur l’identité arabe intitulé Album de famille ; la jeune cinéaste française Christelle Lheureux, par ailleurs en compétition avec La Maladie blanche, travaille à un nouveau film, Neige tropicale, co-produit par Apichatpong Weerasethakul, tandis qu’une Monographie Cousteau portée par Jacques Loeuille devrait bientôt redonner à l’homme au bonnet rouge sa place échue de pape de l’écologie.
Parmi les projets récompensés cette année, celui de l’actrice Jeanne Balibar qui présente une adaptation contemporaine pour le web de la tragédie de Sophocle Électre, mais aussi deux films qui auraient aisément pu figurer dans la sélection parallèle « Souffrance et cruauté » une fois terminés : La Guerra Submarina de l’Argentin Alejo Moguillansky arpente la frontière mouvante entre fiction et documentaire dans le film de guerre, tandis que Trong Hay Ngoai Tay Em (Avec ou sans moi), des réalisateurs vietnamiens Phuong Thao Tran et Swann Dubus, transgresse une autre frontière, celle du corps, à travers le portrait croisé de deux jeunes hommes héroïnomanes et séropositifs, dont l’un s’accroche à la vie quand l’autre y renonce.
À corps défendant
« Souffrance et cruauté », intitulé sobre et radical de ce qui fut peut être cette année la sélection parallèle la plus déroutante mais aussi la plus captivante du FID, balise le territoire de la douleur, infligée ou vécue, au cinéma. Nul autre que le cinéaste anglais Stephen Dwoskin ne saurait mieux nous introduire à cet enfer des sens. Atteint de la poliomyélite depuis l’enfance, Dwoskin appartient à l’avant-garde des Kenneth Anger, Andy Warhol ou Paul Morrissey, sauf qu’à l’homo-érotisme de leur cinéma, il oppose un hétéro-érotisme qui, bien loin d’un regard pornographique sur le corps féminin, invente un dérivatif cinématographique à son corps défaillant à travers la contemplation du corps d’autrui. Le désir chez Dwoskin ne va pas sans la souffrance d’un corps qui l’abandonne peu à peu. Réalisé en 1997, Pain Is… se risque à une impossible évaluation de cette souffrance à travers différents témoignages : la douleur indicible du malade mental, ou bien celle, invisible, de corps qui n’affichent aucune blessure apparente, mais aussi celle, jouissive, du masochiste, ou encore celles du sportif ou du performeur qui mettent leur corps en balance dans un jeu avec les limites. Loin de ne renvoyer qu’à un problème médical, Dwoskin montre ainsi que la douleur est une expérience commune à tous et pourtant difficilement communicable, une façon de se mesurer à soi-même, d’échapper paradoxalement à son corps. Elle s’oppose à toute mesure dans une culture occidentale qui a fait de la figure du Christ le parangon d’une souffrance démesurée, en rémission des pêchés des hommes. À la fois fardeau et absolution, passion et supplice, Dwoskin écrit une histoire culturelle de la souffrance que le cycle « Souffrance et cruauté » poursuit à travers une galerie de corps jetés dans l’existence, à l’image des nouveaux-nés prématurés de A Zona (2008), du Portugais Sandro Aguilar, dont le premier cri semble un écho au dernier râle des mourants des couloirs éthérés de l’hôpital. Et jusqu’aux adolescents graciles que filme Apichatpong Weerasethakul dans Mobile Men, comme ivres de jeunesse et d’insouciance et promis à une mort prochaine.
Mais cette auscultation du corps comme territoire de la douleur ne saurait se réduire à une lente agonie. Pour preuve, le film de Marie Losier, The Ballad of Genesis and Lady Jaye (États-Unis, 2010), portrait de l’artiste, musicien et performeur britannique Genesis Breyer P-Orridge, appréhende un corps en constante métamorphose, lieu d’une réinvention de soi. À travers un film aux accents warholiens navigant du noir et blanc au fluo pop, la réalisatrice raconte une histoire d’amour que même le cinéma de fiction n’aurait peut-être pas osé porter à l’écran. À côté de l’anatomie fantastique d’O-Porridge, La Piel que Habito fait figure d’amateurisme. Ex-leader du groupe culte de musique industrielle Throbbing Gristle, membre fondateur dans les années 1970 du groupe d’artistes d’avant-garde COUM cautionné par Burroughs pour leurs expositions aux intitulés gentiment sulfureux comme le Prostitution Show, P-Orridge croise un soir la route de Lady Jaye, étoile filée des nuits new-yorkaise. Ils s’aiment, se marient, et… plutôt qu’un enfant, décident d’avoir un corps identique. L’échange des corps acte l’échange des consentements dans une romance transgenre qui inaugure un ordre nouveau, celui du cyborg, annoncé par la philosophe américaine Donna Haraway dans les années 1950. Face à ce monstre fascinant qui absorbe l’espace entier du cadre et est de tous les plans, le regard de la réalisatrice semble parfois avoir du mal à émerger. Pourtant, c’est aussi cette écriture chaotique et bousculée à la manière des cut-ups dont William Burroughs et Brion Gysin, les maîtres et mentors d’O-Porridge, ont fait la marque de leur littérature Beat, qui donne au film toute sa grâce. Électrique O-Porridge, né Neil Andrew Megson à Manchester, enfant timide et fantasque, devenu punk et libertin dans les années soixante-dix, père de deux petites filles – Caresse et Genesse – qu’il met en scène dans des clips tournés dans le cottage anglais de Derek Jarman, musicien à ses heures avec son nouveau groupe Psychic TV ou bien aux côtés du pape de la drone music et réalisateur américain Tony Conrad dans un décor de champignons phosphorescents. Évoluant anarchiquement d’une séquence à l’autre sans fil conducteur, le film ressemble à une parabole para-biblique où Adam aurait subi des implants mammaires pour être conçu à l’image d’Ève. Cette genèse d’un corps transgenre a un nom : la « pandrogynie », dénomination que Genesis O-Porridge discute très sérieusement à l’occasion de conférences universitaires où il/elle pose cérémonieusement de petites lunettes sur son nez refait à l’image de celui de Lady Jaye. Geste chirurgical autant qu’artistique rappelant les transformations de l’artiste française Orlan, la métamorphose de Genesis O-Porridge prend une dimension tragique quand sa moitié meurt un triste jour de 2007. Après la disparition de Lady Jaye, O-Porridge porte sa mémoire dans sa propre chair, comme si aucune frontière du corps ne pouvait désormais contenir la démesure du bien nommé Genesis.
Mythes et légendes
Un quatrième et dernier fil conducteur de cette moisson de films nous porte vers les récits mythiques des communautés les plus variées. Exercice qui suscite des vocations tant du côté du cinéma ethnographique que de l’essai biographique ou expérimental. « Il était une fois un tigre qui était le maître du feu… » commence en voix-off l’un des conteurs de Sip’ohi – El Lugar del Manduré. Grand prix de la compétition internationale, le film de l’Argentin Sebastián Lingiardi tente de préserver la mémoire des contes des indiens Wichis, premiers occupants d’une région reculée d’Argentine, dont la culture s’étiole au fil des générations. Contre l’entreprise délétère du temps, Gustavo Salvatierra, originaire de Sip’ohi, enregistre inlassablement la langue poétique des Wichis et ses récits mythiques qui croisent toute une cosmogonie d’animaux dont les périples résonnent curieusement avec nos Fables de La Fontaine. Filmer la parole est une gageure au cinéma et Lingiardi, malgré la poésie des récits qu’il transmet, n’échappe pas au piège de l’illustration d’une langue qui se suffit à elle-même. La plus belle séquence du film reste ainsi celle où, aux images d’une nature qui se voudrait un décor tout désigné pour ces légendes, il substitue l’écran noir de récits qui appartiennent au domaine de l’imaginaire. Cette pérégrination au pays des mythes approche quelques fois la transe mystique. À Espinazo, dans le nord-est du Mexique, Nicolás Echevarría filme en 1980 le culte du Niño Fidencio, du nom d’un enfant prodige à qui l’on attribue au début des années 1900 un certain nombre de guérisons miraculeuses. Se réclamant de son pouvoir, une armée de thaumaturges en toges blanches officie chaque année lors de grands rassemblements où chacun s’emploie à délester de pauvres hères de leurs maux avec force démonstrations. Tout en étant sans cesse au cœur de l’action, Echevarría instaure une certaine distance avec ces rituels de foire et ces transes un peu forcées, laissant finalement émerger la vaste supercherie de ce Lourdes mexicain. Des terres sacrées aux contrées imaginaires, il n’y a qu’un pas que franchissent Élise Florenty et Marcel Türkowsky. Holy Time in Eternity, Holy Eternity in Time (France, 2011) cartographie le paysage littéraire de l’œuvre de Faulkner, le Yoknapatapha mythique de ses romans. Cette évocation fascinante d’un univers mental est d’autant plus puissante qu’elle est précédée d’un long prologue où seule émerge de l’écran noir la voix d’un homme qui raconte la condition noire aux États-Unis.
L’exercice le plus savoureux de cette exploration des mythes et légendes se trouve pourtant être celui, virtuose, du facétieux Jonas Mekas. Avec Sleepless Night Stories (États-Unis, 2010), le pape de l’avant-garde américaine sonde ses nuits blanches comme autant de contes des milles et une nuit. Au détour de ces séquences nocturnes, on croise des visages familiers, ceux de Marina Abramovic, Harmony Korine, Björk, Patti Smith ou Adolfas Mekas, le frère du réalisateur. Par bonheur, Mekas est bien trop gouailleur pour tirer une quelconque gloire de cette galerie d’amitiés célèbres. Il préfère laisser Yoko Ono à ses divagations brumeuses sur la vie éternelle et s’intéresser à d’autres histoires ou à un verre de bon vin à portée de main. Vénérable trublion, il improvise un concert en hommage à son amie disparue, la cinéaste Marie Menken, dans une chambre d’hôtel luxembourgeois, et trouve en Jean-Jacques Lebel un comparse digne de ses délires dada, quand il le filme tenant un discours sans queue ni tête devant un public londonien abasourdi. « Praise to Allah ! » scandent les intertitres entre chaque séquence de ce journal filmé en forme de dédale noctambule, le cinéaste a plus d’un tour dans son sac et nous offre, à 89 ans, une belle leçon de cinéma. Qui pouvait rêver meilleure conclusion à cette échappée en territoire documentaire ?