La vague coréenne n’en finit plus de charrier sur nos côtes occidentales des métrages curieux, plastiques, violents, en un mot surprenants. Memento Mori de Kim Tae-yong et Min Kyu-dong (1999), Peppermint Candy de Lee Chang-dong (2000), The Coast Guard de Kim Ki-duk (2002), Memories of Murder de Bong Joon-ho (2003) ou Old Boy de Park Chan-wook (2003) ont secoué les nerfs des cinéphiles au cours de la dernière décennie. À travers les films de ces jeunes réalisateurs, apparaît en filigrane la Corée, et se dessine pour certains, un lieu quasi inédit au cinéma, la capitale du pays du matin calme, Séoul. Entre 2006 et 2008, deux films, apparemment peu comparables, ont mis en scène la ville, l’intronisant personnage de leur propre récit. The Host de Bong Joon-ho et The Chaser de Na Hong-jin prennent ainsi racine dans une topologie symboliquement forte (le fleuve Han et le vieux quartier de Mangwon), délaissant l’imagerie moderniste de Séoul pour une plongée dans les arcanes de la ville.
Un long fleuve tranquille
The Host narre l’intrusion d’un monstre marin sur les berges du fleuve Han, bousculant l’existence tranquille d’une famille coréenne pas vraiment parfaite. Le père, légèrement attardé, voit sa fille enlevée par la bestiole. Il n’a alors de cesse, aidé de sa sœur, son frère et son père, d’arpenter les rives du fleuve et les égouts pour retrouver la gamine.
Le film s’ouvre sur une séquence ensoleillée à ciel ouvert, entre pique-nique et pédalos, avec la skyline séoulite en arrière-plan. Mais la vision moderne (et attendue) de la quatrième mégapole du monde laisse rapidement la place à une facette moins touristique. On sombre dans une ambiance délétère, celle des tunnels insalubres de la ville. Dédale de béton, humidité rampante, Séoul vue de dessous a de quoi instiller le malaise. Les entrailles de la ville révèlent peu à peu leur cartographie. Digérant les détritus urbains, comme les protagonistes, elle revêt les reliefs d’un paysage mi-naturel, mi-citadin, constitués d’abysses (les trous béants des bouches d’égout), d’artères désertes (les immenses couloirs), de promontoires (les ponts) et de fossés (le garde-manger du monstre).
Jouant autant sur la verticalité souterraine du cloaque que sur son horizontalité labyrinthique, Bong Joon-ho tourneboule Séoul. Le caché devient visible, le dedans s’extériorise, le ventre de la ville explose à la vue de tous. Seul point d’équilibre des deux mondes, dorsale « inamovible », le fleuve Han. Traversant la capitale d’est en ouest, le Han dessine aussi la frontière naturelle qui sépare la Corée du Sud de sa voisine nordique. Symbole politique et mythologique, il devient dans The Host, la source du Mal, mais aussi son horizon d’évasion. Ballade horrifique en sous-sol, le film se clôt là où tout a commencé : sur les berges du fleuve. Mais la neige a remplacé les pelouses verdoyantes, livrant une vision frigorifique peu commune de Séoul.
Running Man
En 2008, un autre quartier de la capitale entre dans la géographie cinématographique mondiale. The Chaser met en scène la poursuite infernale d’un serial-killer dans les ruelles du vieux district de Mangwon. Situé sur les contreforts du Han (presque totalement absent du film, alors qu’il est omniprésent dans la ville), Mangwon fait penser à un San Francisco rural. Rues ultra pentues, entrecoupées d’escaliers qui feraient passer les marches montmartoises pour une sinécure. Venelles entremêlées constituant un labyrinthe de vieilles bâtisses mangées par les ronces. Mangwon évoque une urbanité non contrôlée, livrée à elle-même, s’auto-constituant dans une anarchie apparente. De la colline, on entrevoit, au loin, le monde contemporain, hérissé de gratte-ciels luminescents. Les personnages parcourent à quelques reprises ces quartiers modernes, mais au volant de leur voiture, à toute vitesse. Dès qu’ils pénètrent Mangwon, ils redeviennent piétons. Les courses poursuites (haletantes) rappellent les grandes heures des chassés-croisés hollywoodiens, mais ramenées à une autre réalité, plus cartésienne. En effet, on se poursuit à pied dans The Chaser, laissant au spectateur le temps d’investir les lieux de son imaginaire. Alors que la cité est connue pour abriter parmi les plus grands embouteillages du monde (plus de 3 millions de véhicules), dans Mangwon, les voitures sont vite accidentées ou simplement garées (le stationnement des véhicules agissant comme une vigie pour retrouver les victimes).
Derrière la réussite économique de la Corée et sa gémellité avec l’Occident (la présence américaine y est pour beaucoup), se dévoile par l’entremise de la caméra de Na Hong-jin, un Séoul plus contrasté. Les murs y suintent une Asie à taille humaine, faite de pierres et non d’acier et de verre. Surimprimant son scénario d’enquête aux impasses, culs de sac et autres enfilades de rues, le réalisateur crée une sémantique de l’espace. Mangwon apparaît comme en 3D, les tours et détours des lieux permettant au spectateur de se projeter. On reconnait ici une allée, là un magasin. On s’approprie subtilement (et partiellement) une géographie a priori sauvage, tout comme on localise progressivement l’antre du tueur. Jouant sur deux niveaux (le puzzle fragmenté de l’espace qui s’assemble, l’enquête qui s’éclaire peu à peu), The Chaser prend la forme d’un jeu de pistes concentriques, qui, à force de balisages, dévoile enfin son épicentre, marqué d’une croix écarlate depuis le début, mais l’évidence n’est jamais ce que l’on distingue a priori.
Séoul en miroir
D’un côté le fleuve, de l’autre la colline, on pourrait légitimement penser que The Host et The Chaser construisent chacun leur Séoul. Si les quartiers explorés ne se ressemblent pas, les films partagent pourtant un étrange air de famille. Film de monstre et polar, en apparence, les métrages travaillent tous deux la cinégénie de la traque dans un environnement hostile. Caméra à l’épaule, les réalisateurs personnifient la ville, l’incorporent allégoriquement au scénario. Les égouts évoquent les soubassements tacites de la société coréenne pour Bong. Pour Na, son personnage cherche à localiser un meurtrier, le labyrinthe urbain fonctionnant comme un rouage narratif tout autant qu’un symbole.
Quant aux ambiances, elles entrent parfaitement en résonance. Des pluies torrentielles scandent les deux récits, brouillant les tentatives de repérage du spectateur. Et si par hasard, il n’aurait pas encore totalement perdu le Nord, on le plonge systématiquement dans le noir. Les séquences nocturnes en plein air (The Chaser) ou sous terre (The Host) nimbent de mystère la ville, souvent cataloguée « ville lumière », mais surtout effacent les traces du modernisme pour coloniser des zones inconnues, vierges de tous clichés préexistants.
Le cinéma coréen implante pas à pas une nouvelle ville dans nos imaginaires. Palimpsestes vertigineux amalgamant fond et forme, The Chaser et The Host ont su créer une géographie cinématographique digne du travail de Scorsese ou de Ferrara. Si New York fut la « ville-monde » à sonder au XXe siècle, le nouveau millénaire pourrait bien tourner son attention vers l’ouest, là où le soleil se lève calmement sur une terre cinématographiquement vierge.