Plus le temps avance, plus The Mad Songs of Fernanda Hussein risque de rester dans nos mémoires comme le lugubre avènement d’un nouveau mode d’existence pour pas mal de films. Bien qu’extrêmement ambitieux, acclamé par de nombreux journalistes et critiques – dont, notamment, les Américains – vainqueur d’une belle brochette de récompenses, celui-ci n’a pourtant jamais trouvé le chemin d’une distribution en salles. Dans aucun pays. Seul un petit peuple des festivaliers a pu le visionner dans les conditions pour lesquelles il fut créé (une projection). Soit ceux qui vivent par ou pour le cinéma. Autrement dit : tout sauf un public. Les efforts d’un petit éditeur DVD (Extreme Low Frequency) ont fini par rendre un peu de visibilité au film, il y a environ quatre ans, par l’étroite lucarne d’une galette sortie incognito et en « zone libre » (terme qui convient à merveille au travail de Gianvito).
N’exagérons rien. Que les films fragiles se retranchent dans un territoire protégé – le tissu des festivals, cinémathèques, musées – cela n’a rien de nouveau. The Mad Songs n’est ni le premier ni le dernier à qui cela arrive. Chaque année, une foule de films sont ainsi écartés de la fréquentation courante. Mais son cas est tristement symptomatique. En effet, il fait résonner, face à la première guerre du Golfe et à ses conséquences sur le territoire américain, une voix terriblement importante – unique et courageuse – puisqu’elle atteste, au sein de l’immense production d’images du pays, que toutes ne se tenaient pas au diapason d’un patriotisme idiot et d’une désastreuse politique étrangère. Aujourd’hui, à mesure que cette politique commence à être reconnue officiellement sinon comme désastreuse, au moins comme inappropriée – l’élection du démocrate Obama, le retrait des troupes américaines d’Irak – cette petite voix d’alors, cette voix minoritaire et cachée, hors des grands circuits d’information, prend incontestablement de l’ampleur sur la scène historique. Que l’absurdité – puis l’horreur avérée – d’une intervention en Irak ait été généralement soutenue par un peuple américain hystérisé, le film de Gianvito le reconnaît et l’accuse, mais qu’elle ne le fut pas intégralement et d’une seule voix, c’est ce qu’il montre et ce dont, par son existence même, il fournit la preuve sur le terrain de l’image. Un territoire important car massivement servile, d’une part, et infiniment reproductible, de l’autre.
John Gianvito réunit en sa personne les deux espèces du cinéphile et du lettré. Il vit dans ces drôles d’endroits, aux États-Unis, où l’on peut s’entourer à la fois de livres et de films : les Universités. Il travaille cinq ans comme conservateur aux archives du film d’Harvard. Il enseigne le cinéma, écrit pour les revues spécialisées (type Film Comment) articles et critiques. Le projet de The Mad Songs remonte à la période qui suivit directement la première guerre du Golfe et vit le retour des troupes américaines sur le sol des États-Unis. Une période d’euphorie patriotique qui n’inspira que malaise et dégoût à Gianvito, face au spectacle de liesse que se donna alors à lui-même le peuple américain, manifestations d’une naïveté et d’un avilissement stupéfiants. Dix ans plus tard, en 2001, le film apparaît, aidé par quelques bourses et commissions municipales. Il fut principalement tourné dans l’État du Nouveau-Mexique, avec des acteurs non-professionnels, issus de la région – un véritable étudiant de Santa Fe et un vétéran de l’opération Tempête du Désert. Il se divise en trois parties et s’étend sur une durée de près de trois heures. Il s’agit peut-être là du plus grand film américain d’intervention politique des années 2000.
Le film de John Gianvito imbrique, sur le plan de la fiction, les destins parallèles de trois personnages, confrontés à la guerre de trois manières très différentes (volontaire, involontaire et impuissante). La « Fernanda » en titre est une femme d’origine latine, mère de deux enfants et mariée à un Égyptien, ayant le malheur de porter le même nom qu’un célèbre dictateur irakien contre qui les États-Unis partent en guerre au même moment (septembre 1990). Le père retourné en Égypte, il n’en faut pas plus à certains pour saccager la maison de Fernanda et assassiner ses deux enfants, dont les cadavres, jetés dans la rivière, en suivent le cours pendant plusieurs jours. La mère, alertée par leur disparition et mal aidée par une police délétère (et patriote), part seule à leur recherche et finit par errer indéfiniment sur les voies sèches du désert frontalier, hurlant en cris éperdus le nom de ses enfants. En parallèle, on suit le parcours d’un jeune lycéen militant de Santa Fe, cherchant à traduire sa conscience contestataire en action « positive ». Rafael distribue des tracts, suit les informations sur CNN, mène des opérations symboliques dans la rue (où il jette sur les passants des poches de peinture rouge-sang). Suite à une altercation avec ses parents pleutres (papa économiste, maman inconséquente), il quitte le domicile familial et s’engage sur la voie de la marginalisation (les ponts, l’alcool, l’errance). Au bout du chemin, il rencontre une communauté pacifiste qui lui offre un nouveau départ. Enfin, le personnage de Carlos ouvre un troisième point de vue sur l’engagement américain : soldat vétéran de la guerre du Golfe, il revient au Nouveau-Mexique, chargé d’horribles visions. D’abord accueilli en héros, il sera bientôt confronté aux plaies du retour : chômage, solitude, sexualité scabreuse, drogue, éruptions cutanées et surgissement spectraux des atrocités passées.
The Mad Songs of Fernanda Hussein a tout du film-dossier. Non pas dans le sens où il conduirait lui-même l’enquête, l’inculpation et le procès, mais plutôt parce qu’il réunit et se nourrit d’un grand nombre de sources hétérogènes. Aux cheminements fictionnels décrits plus haut viennent se greffer de nombreuses séquences documentaires, dont les plus frappantes sont certainement celles où l’on assiste à la performance d’un immense musicien irakien, Naseer Shamma, virtuose de l’oud. Naseer Shamma a assisté aux drames de l’intervention américaine et vu leurs conséquences de ses propres yeux. Il insuffle en conséquence à sa musique une douleur et une colère qui procèdent de la plus brutale réalité. Lors d’un passage du film, il joue – devant une audience qu’on ne verra jamais – une composition en mémoire du bombardement de l’abri d’Al-Amiriyya à Baghdad, qui fit de nombreuses victimes. Gianvito ne pouvait trouver meilleur moyen d’exprimer la révolte viscérale et l’horreur ressentie face à l’événement que ce gros plan sur les doigts de Shamma, exécutant une série de glissandi glaçants et plaintifs sur les cordes de son oud. Voici, au sein d’un film américain, un véritable contre-champ placé directement du côté des victimes, un véritable point de vue irakien sur les événements de la guerre (quel autre film américain peut se targuer d’avoir accompli cet effort ?). Ce plan magnifique nous ouvre les yeux, par une voie détournée mais aux effets « directs », sur l’abominable. Et l’émotion indicible qui s’en dégage doit autant au génie du musicien qu’au fait que ce concert, donné au Massachussetts en 1995 (au cœur des États-Unis), soit placé au sein d’un film militant comme un aperçu des conséquences de la guerre. Cet aperçu nous frappe et nous émeut bien plus profondément que n’importe quelle reconstitution « cinématographique ». C’est souvent quand il est réduit à faire profil bas que le cinéma peut puiser au plus profond de son pouvoir de sidération.
Au centre de toutes ces pistes narratives et documentaires – butant toutes contre un point aveugle : la guerre en elle-même –, le sujet : la réfraction de la guerre au cœur du pays offensif, son onde de choc vécue de l’intérieur. Gianvito ne cesse de montrer l’Irak comme présente au cœur même des États-Unis, de créer d’étranges zones d’interférences entre les deux pays, comme si le conflit était reconduit physiquement sur le territoire américain. L’exemple le plus frappant à ce titre se trouve certainement dans le décor désertique où erre Fernanda à la recherche de ses deux enfants, qui renvoie par son dénuement, sa sécheresse et son indistinction aux plaines du Koweït, à l’opération Tempête du Désert, aux zones similaires où – imagine-t-on – se sont sans doute produits les affrontements. La mort de ses enfants n’est due elle-même qu’à un malheureux court-circuit patronymique (Hussein), plongeant l’image de l’ennemi – par la figure de son dirigeant – dans la vie quotidienne d’une petite bourgade frontalière. Qu’on ne s’y trompe pas. Si le but de Gianvito était simplement de montrer la réversibilité du mal en posant un signe d’égalité entre le pays offenseur et le pays offensé, signalant ainsi que chaque coup porté à l’ennemi est un coup porté contre soi, cela ne vaudrait pas les trois heures du film. Certes, cela lui appartient en propre d’expliquer que la guerre cause, chez les vainqueurs, bien plus de victimes innocentes qu’on ne le pense et ce longtemps après la victoire. Mais la guerre crée aussi des vocations militantes – c’est tout le sens du personnage de Rafael – et rend évidentes les contradictions internes autour desquelles s’organise un pays.
En fait, le film nous conduit à cette réflexion : la guerre n’est qu’une reconduction à l’étranger d’antagonismes très forts, très simples, frontaux, se jouant dans la société même du pays agresseur. Seulement, ces antagonismes sont refoulés – sous la grande fiction unitaire du peuple américain – et transportés par-delà les mers. Ainsi, la guerre réelle, l’agression effective, ne serait que le moment extrême, exporté, d’une guerre intérieure permanente. Une haine fondamentale, primitive, de l’altérité, occultée par les regroupements populaires et l’aveuglement patriotique. Lorsqu’on en arrive à la surchauffe du système symbolique entier, une vidange devient nécessaire. Ici, elle s’appelle guerre du Golfe. Ce besoin d’exutoire d’un peuple à qui l’on cache ses antagonismes est mis en évidence par la terrifiante dernière scène du film où l’on voit Fernanda, enfin apaisée, se rendre à une fête traditionnelle. Un immense mannequin articulé, à forme humaine, y est brûlé sous les yeux grands ouverts et les cris de joie de la foule, au rythme d’un feu d’artifice. À mesure qu’il se consume dans les flammes, il pousse d’affreux grognements d’agonie. La foule applaudit. Que peut bien désigner désormais la guerre du Golfe, si particulière, aux yeux de Fernanda, face à cette troublante origine du mal, cette avidité primitive de tout un groupe d’assister à la destruction d’un Autre menaçant, un simulacre d’ennemi construit justement pour l’amusement de la foule ? Le sort du peuple irakien tout entier se lit dans la combustion de ce grand escogriffe de bois et de chiffon. La durée de la séquence, sa force de frappe documentaire, en font bien plus qu’une métaphore. Tout est déjà là, en germe, sur le sol américain : une violence bien réelle transférée sur un objet symbolique. La communion d’individus disparates qui, pour un temps, oublient leurs différences et regardent tous en direction d’un même pantin.
The Mad Songs of Fernanda Hussein, en tant que film qui cherche à convaincre son public (de l’absolue négativité de l’intervention américaine), nous repose aujourd’hui la question du cinéma militant : où en est-il ? Lorsqu’il emprunte la forme narrative, comme ici, il se retrouve toujours confronté à sa plus profonde contradiction : comment incarner au même endroit des personnages et des énoncés politiques ? Le risque d’écueil est double. De façon générale, là où les personnages restent irréductibles à un message, tout empreints de leur belle singularité, la politique est reléguée à la place allusive, à ce qui vient de l’extérieur et ne se comprend qu’implicitement. Inversement, là où les personnages ne renferment en tout et pour tout qu’un message politique, ils deviennent des tracts, des programmes, des robots ; ils n’existent plus en tant que personnages, répondant à une implacable logique de scénario. Gianvito répond par une méthode qui a déjà porté ses fruits : l’emploi d’acteurs non-professionnels (à l’exception de Thia Gonzalez qui interprète Fernanda), habitants du Nouveau-Mexique, et collant au plus près, dans la vie, au rôle qu’ils interprètent dans le film. Ainsi, si la fiction leur colle une part de discours à incarner, un message à porter, eux s’en sortent toujours par ce qu’ils amènent de l’extérieur, de leur réalité quotidienne de non-comédiens. Ils se tiennent tous un peu à côté de leur rôle et, finalement, en viennent à le dépasser. Il y a quelque chose en eux – un retard, une mollesse, une absence – qui résiste à la fiction et nous rappelle, par leur étrangeté même, qu’ils existent en dehors d’elle, à côté d’elle, au-delà d’elle. Une sorte de bizarrerie, un sentiment très antinaturaliste. Dès lors, le message ne se donne plus pour la totalité du personnage, ni le personnage comme quelque chose d’hermétique à toute forme de message. Peut-être la force militante du film ne trouve-t-elle pas toujours une voie esthétique des plus convaincantes – comme par exemple lors de cette scène bâclée où Carlos, faisant l’amour avec deux prostituées, est parasité par les fameuses images infrarouges (verdâtres) des bombardements nocturnes – mais elle culmine comme rarement (on pense à Loin du Viêt-Nam ou encore Borinage) dans ses dernières vingt minutes : la scène de crémation dont nous parlions plus haut. Elle culmine car elle déborde l’alternative du « pour ou contre » que proposent généralement – et à très juste titre – les films militants. Là, Gianvito laisse éclater sa haine. Sa caméra s’envole et finit par ne plus enregistrer que des traînées lumineuses. Il voit son ennemi en face, le regarde droit dans les yeux et semble lui crier, plein d’effroi : « Porc ! »