La 34ème édition de Cinéma du Réel met à son programme trois films du réalisateur américain John Gianvito, une œuvre rare qui nous était jusque maintenant parvenue par quelques chemins de traverse – des DVD venus de loin ou de rares projections festivalières. Ces trois films mettent le doigt sur ce que les États-Unis ont de plus violent et de plus impérial. Trois films dissidents où les prises de positions sont à la fois politiques et cinématographiques.
Difficile à première vue de faire le lien entre The Mad Songs of Fernanda Hussein (2001), Profit Motive and the Whispering Wind (2007) et Vapor Trail (2010), les trois films qui constituent la partie émergée du travail de Gianvito. Soit une fiction à trois récits de 2h50, un film sans paroles d’une heure que certains associeraient au cinéma expérimental et une fresque documentaire de 4h30 à la forme plus éclatée et impure… Pourtant ces trois films sont mus par une même colère qui fait de Gianvito un des rares cinéastes américains actuels en lutte ouverte avec son propre pays, le regardant à l’envers du visage du rêve, de la tolérance et la force libératrice qu’il aime nous présenter.

The Mad Songs of Fernanda Hussein conçu sur près de dix ans en réaction à la guerre du Golfe est ce film inouï qui, à lui seul, fait le lien entre les deux guerres des États-Unis contre l’Irak. Le film nous parle des résonances, aux États-Unis, de la première guerre d’Irak, de « la reconduction à l’étranger d’antagonismes très forts, très simples, frontaux, se jouant dans la société même du pays agresseur » comme l’écrivait, dans ces colonnes, Mathieu Macheret. Mais vu en 2001, il nous annonçait aussi, comme un symptôme, le désastre qu’allait être l’après 11-Septembre, faisant écho au contre-pied de Marie-José Mondzain, écrivant qu’au soir de l’écroulement des tours du World Trade Center, il ne fallait pas dire « nous sommes tous américains » comme le titrait Le Monde afin que la réflexion et la pensée ne soient pas écrasés sous le poids de l’identification. La philosophe rappelait aussi que la compassion devait aussi se tourner vers le monde arabe. Par la persécution, au Nouveau-Mexique, de la famille de Fernanda Hussein qui a la malchance de porter le même nom que le dictateur irakien, le film faisait le constat de la dérive démocratique d’un pays qui ne sait plus penser en dehors de la doctrine d’État et de la soupe médiatique qu’on lui sert. Le film, largement joué par des non-acteurs, était entrecoupé par le concert d’un musicien d’oud irakien, Naseer Shamma, qui interprétait notamment un morceau de révolte et de douleur en réaction aux bombardements sur l’Irak. « Gianvito ne pouvait trouver meilleur moyen d’exprimer la révolte viscérale et l’horreur ressentie face à l’événement que ce gros plan sur les doigts de Shamma, exécutant une série de glissandi glaçants et plaintifs sur les cordes de son oud » écrivait toujours Mathieu Macheret.
Impossible de ne pas voir dans ce morceau d’oud le miroir du cinéma de Gianvito. Il y a là, en musique comme en cinéma, une colère qui rencontre une forme. C’est également le cas de Profit Motive and the Whispering Wind (« la raison du profit et les murmures du vent »), peut-être le film le plus beau du trio, à la fois œuvre de chaman, d’archiviste et de militant. Le cinéaste sillonne l’immense territoire américain à la recherche des plaques commémoratives, stèles et mémoriaux, qui évoquent les massacres et les morts des populations autochtones ou de militants politiques, communistes entre autres. Ce travail patient et posé d’archéologue-cinématographe rappelle aussi bien les montages dialectiques de Harun Farocki, que l’arpenteur James Benning, qu’au faussement calme California Compagny Town de Lee Ann Schmitt découvert il y a deux ans à Cinéma du Réel. L’effet d’amoncellement, d’inventaire, de ces monuments historiques, parfois oubliés ou coincés entre deux routes, produit comme le portrait d’une nation de spectres qui hantent la terre. Il y a là comme une litanie incantatoire adressée aux morts. Lors du magnifique final du film qui tranche en tout point avec la lenteur de la première partie, des cortèges de manifestants se transforment pour le spectateur en vivants possédés par la colère de ces morts refoulés de l’histoire américaine. Gianvito raconte d’ailleurs dans un entretien à la revue canadienne Cinema Scope qu’un spectateur lui avait dit à quel point son film lui faisait penser au cinéma de zombie de George A. Romero.
Profit Motive and the Whispering Wind est en effet un film qui invoque l’Histoire comme un mauvais fantôme. C’est aussi ce qui est à l’œuvre dans Vapor Trail, film sur le colonialisme américain comme il en existe peu. À travers l’histoire des Philippines, pays acheté par les États-Unis en 1898, Gianvito fait se rencontrer deux impérialismes, le colonial et le militaire. Le film relate une contamination des eaux par une base militaire américaine implantée aux Philippines dans la logique d’un lien néo-colonial. Du vent de la colère qui souffle dans Profit Motive aux eaux troubles de The Mad Songs et Vapor Trail, dans le cinéma de Gianvito, c’est souvent par la nature que la mauvaise conscience de l’Amérique se rappelle à son bon souvenir. Ce panthéisme dans le cinéma politique est assez rare pour être souligné.