Dans sa lumineuse et brève Poétique, Aristote nous avait prévenus : la re-création démiurgique d’un monde (tel ce monde défunt et défait des Perses d’Eschyle), puis sa représentation théâtrale sont deux processus aux fins bien indécises. Aristote observait qu’au terme de cette opération de prestidigitation (mêlant paroles et chœurs, gestuelles comme entrées et sorties de scène) seront inexplicablement purgées passions et émotions des spectateurs. Mimèsis et catharsis sont dans un bateau mais personne ne tombera plus à l’eau. Peut-être marchera-t-on (et même plus aisément) sur les flots de ses émotions en sortant de la projection – ou la vision en DVD – de cette Histoire banale… Car nous n’avons pas affaire ici à l’une des rares tragédies sauvées d’Eschyle ou de Sophocle mais bien à un film : l’œuvre sans doute méconnue d’un artiste toujours confidentiel. Elle fut tournée en Pologne en 1982 par un metteur en scène singulier – Wojciech Jerzy Has (1925-2000).

Has venait de passer huit années à enseigner – à temps plein – le cinéma aux étudiants de Lodz : période d’un étrange « silence créatif » qui suivit un échec commercial, toujours ingrat. Souffrance à laquelle venait s’ajouter celle de l’incompréhension d’une grande part de la critique polonaise : on sait qu’il s’agit de La Clepsydre, son plus ambitieux poème cinématographique, dont la valeur fut bientôt reconnue par festivaliers et cinéastes du monde entier, dix années après le succès de son adaptation du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki.

La Clepsydre (Sanatorium pod klesydra) restera dans l’histoire du cinéma mondial cette inoubliable et brillante expérience visuelle picturalo-cinématographique (à la fois caravagesque et chagallienne) faisant ressurgir en 1973 à la face du monde un espace-temps poétique détruit, d’une étrangeté totale : celui d’un être provincial (et génial) que fut l’obscur professeur de dessin, graveur et «prosateur du dimanche» Bruno Schulz qu’un obscur gestapiste assassina en 1942 dans le ghetto de sa bourgade natale : Drohobycz.

Cette œuvre de Has (comme celle de Schulz quarante ans plus tôt) arriva sans doute prématurément : elle fut initialement incomprise par ses compatriotes, boudée par les aficionados de Bruno Schulz, ou regardée au mieux par les autres (et j’en fus, lors du premier accostage de cette terra incognita) comme une sorte de bizarrerie inclassable et envoûtante.
*Has revint modestement derrière la caméra pour adapter une nouvelle d’Anton Tchekhov : Une banale histoire, au titre doux-amer. Il s’agit d’un film de ré-acclimatation (ou de convalescence ?) pour son auteur.Fascination d’un premier long travelling latéral qu’accompagne une musique d’un piano nostalgique – et le générique en caractères fuchsia/mauve. Lente visite des pièces contiguës qui forment le cadre de vie bourgeois mais surtout confiné (oppression des boiseries sombres et des tentures vert sombre) du personnage central : un professeur dont nous apprendrons de sa bouche qu’il a mis toute son existence « sur une voie de garage ». Ce procédé anamnétique ressuscite pour nous le souvenir du climat suranné des demeures de nos propres aïeux comme les fabuleux espaces-temps oniriques de La Clepsydre (On pense à l’arrivée de Joseph par le train-fantôme de la Shoah, ou l’entrée par effraction du héros dans ce « Sanatorium au croque-mort » où survit étrangement son père Jacob…).
Voix off du personnage masculin central : « Si on me demandait quel est l’élément essentiel de mon existence actuelle, je répondrais sans hésiter : l’insomnie. Des heures durant, je reste immobile, j’essaye de ne penser à rien, de n’éprouver aucun désir. En voyant des objets bien connus, inconsciemment je me tourne vers le passé… Je vois alors des détails, j’entends des mots que je n’aurais jamais pensé garder encore en mémoire. »

Gros plan sur une lettre ouverte (liant les deux personnages centraux), quelques photographies et une rose qui se fane : plan de transition séparant l’entrée en scène de chacune des deux voix (ou psychés) des «absents à l’image».
Surgit alors la voix off – chargée d’émotivité et de pudeur – du personnage féminin central : « Nous parlons des langages différents. Je vous ai écrit au sujet d’imposteurs qui se veulent artistes. Quelle insolence ! Aucun talent, mais combien de médiocrité et de médisance. Je ne saurais exprimer combien je souffre que l’art… soit tombé entre leurs mains. Dommage que les gens que j’admire regardent le mal sans rien dire et qu’au lieu de défendre l’art, ils composent des généralités moralisatrices dont personne n’a besoin. »

Katarzyna est cette actrice «rangée des planches», fille adoptive et enfant préférée du professeur. Ce dernier (bien représentatif d’une caste : cette petite bourgeoisie provinciale terne, russe ou polonaise, de tous les pays) est présumé «bon époux» (mais on en doute : sa femme incarne des conventions bourgeoises qu’il se prend à haïr) et reste d’abord le père de sa fille biologique – enfant unique et gâtée, dépeinte comme sans relief et hystérique, peu aimée de son père. Toute à l’opposé de sa (probable et pitoyable) rivale, Katarzyna n’apparaîtra physiquement qu’à la seconde moitié du film.
Deux solitudes se sont parlé – à distance – dès les premières minutes du film. Procédé certes «littéraire», mais que la musique particulière et le dépouillement des voix (solos) de l’acteur et de l’actrice savent rendre immédiatement émouvant.
Entrée en scène dès l’arrêt de la musique du générique (la superbe partition piano et orchestre de Jerzy Maksymjuk ponctuera chacun des plans «élégiaques» du film), la première de ce duo troublant de voix off – pareillement solitaires – se révèle exténuée et exténuante : nous entrons d’emblée ici dans la lugubre psyché d’un personnage «cerné» et éteint – «dépressif» dirions-nous aujourd’hui –, ruminant la ruine de tous ses rêves de grandeur ineptes dans le crépuscule saisissant de son existence. Il ne s’agit plus ici du distant docteur Gotard – incarné par le même acteur –, patron d’un sanatorium de «semi-vivants» (cette Clepsydre «schulzienne» de Drohobycz dont l’univers fantastique annonce le monde déroutant – bien ultérieur – du Californien Philip K. Dick), mais «seulement» d’un grand professeur de médecine de province dont toute l’existence s’englue et s’effondre en silence.
Rancœur, désespérance et cynisme maladif : la diction théâtrale de l’acteur fait merveille, s’insinuant dans chacun des longs travellings du films, surchargeant la bande-son de ces «scènes de la vie provinciale» mélancoliques ou tragi-comiques, mordant ce qu’elle y voit, agaçant ou amusant le spectateur. Tout l’épuisement que nous procure la plainte dépressive est là, dans cette première demi-heure du film. Le même Gustaw Holoubek dont on avait vécu les affres dépressives par l’entremise du personnage de Kouba, artiste raté – jusqu’à leur terme, pieds dans le vide suite au «nœud» tragique du titre – dans la soupente du Nœud coulant, vénéneux et magistral premier film de Has en 1947. Gustaw Holoubek imprimera d’emblée ses marques (par l’étrangeté de son aura) dans l’univers de Has : il jouera dans huit des quatorze longs métrages du réalisateur – jusqu’à L’Écrivain tourné en 1984 – soit près de quarante années de compagnonnage artistique : ainsi les inflexions brusques de sa voix nous sont-elles devenues peu à peu familières, se jouant de notre oreille comme au long des 106 minutes dans cette Histoire banale. Fusent les musicalités d’un murmure où perce soudain l’orage de saillies sarcastiques ou le lâcher-prise d’un apaisement nostalgique et amoureux.

Mais voici que la voix intérieure du vieux professeur semble enfin changer de ton, ressuscitant lorsqu’il s’enhardit à nous reparler d’Elle.
« Autrefois ses yeux disaient : “Tout ce qui arrive est plein de beauté et de sagesse.” Maintenant elle n’a plus sa curiosité d’autrefois, elle ne pose plus de questions, comme si elle avait tout vécu et n’attendait plus rien de nouveau. »
C’est à l’orée de la seconde moitié de ce film à la mélancolie toute «simenonienne» (terne histoire de gens censés être «sans importance», comme nous l’annonce le titre) que viendra LA vraie grande première séquence de pure magie cinématographique (qu’accompagnera à nouveau une partition nostalgique) : un long plan-séquence en clair obscur qui s’ouvre et s’illumine autour des yeux verts, du visage rond puis du corps de Katarzyna en déshabillé vaporeux, déambulant lentement dans ses appartements, caressant les silences d’une statue (blanche comme elle) puis s’immobilisant devant un gramophone éteint ; s’évanouissant de la pièce aux murs grenat : elle sort se préparer pour recevoir ses invités d’un soir) puis y réapparaissant parée d’une robe d’intérieur. Katarzyna était «l’Arlésienne» de la première moitié du film : on l’entendait écrire au professeur, on parlait d’elle, on la devinait. Elle est donc l’enfant «pupille» du personnage central. Et soudain nous l’avons là devant nos yeux… Un physique si particulier et une présence de l’actrice (Hanna Mikuc jouant cette jeune actrice, personnage bergmanien par excellence) fuyant désormais les planches car ne parvenant plus à jouer parmi ses congénères : («Trop de médiocres médisants et jaloux !» Certes, mais tout ceci ne sert-il pas de prétexte au personnage pour camper en son refuge dorée d’altière solitaire ?) Elle semble – pour nous, spectateurs – plongée dans une sorte d’ailleurs onirique perpétuel – décalée, se voulant désormais en rupture et détachée de ce monde mesquin, «ordinaire» mais certainement nourricier.

Nous la suivons quelques minutes dans son salon, silencieuse : la caméra en est visiblement amoureuse. Sa fidèle servante – visage ridé, bonnet blanc – passe, énigmatique, sans mot dire ; la jeune fille réapparaît dans le fond vert du miroir qu’une main fine et ridée vient de désembuer ; elle nous semble alors plongée dans une langueur et une mélancolie extrêmes, inconsciente de sa propre beauté, tirant sur le fume-cigarette (pour nous désuet) qu’elle vient d’allumer lentement à la flamme d’une lampe à pétrole. Dans quel espace-temps – ici abruptement ressuscité – sommes-nous tombés ? Par cette seule séquence, tout le XIXe siècle d’Eugénie Grandet de Balzac vient de revivre sous nos yeux.
Cette seule scène apparaît telle une œuvre picturale en mouvement – comme on en aura rarement vu au cinéma (si ce n’est, brièvement, dans certains gros plans du somptueux Visage d’Ingmar Bergman) : magie d’une laterna magica projetant un monde intérieur harmonieux, soudain mis en mouvement. Il me semble bien n’avoir jamais éprouvé inexplicablement cette qualité de fascination devant un fragment d’art cinématographique… si ce n’est, dans mon souvenir, aux séquences les plus lyriques et mélancoliques des Chevaux de feu de Sergueï Paradjanov.
De par sa double formation de peintre (à l’école des Beaux-Arts de Cracovie, sa ville natale) et de cinéaste, Has était donc – en secret – également un grand peintre. Ce que cette scène de pure magie, tout comme les scènes finales déchirantes, nous prouvent.

Le retour – par une ruelle embrumée – aux lieux d’adolescence et de formation universitaire du bien triste personnage central («digne de pitié», comme le jugerait Sophocle d’Œdipe roi) se fait dans «la ville grisâtre» : voix et silhouette inoubliables de l’aubergiste rabougri, plein de sa bonhomie et sa tristesse provinciales des avant-dernières scènes. Puis l’arrivée inattendue de Katarzyna venue réclamer de bien tendres comptes à son tuteur embarrassé. La jeune fille répétera les mots de l’aubergiste : « Je n’aime pas cette ville… grisâtre… », ajoutant seulement : « Elle est si laide… »
Mots et visages dans le petit théâtre de cette «chambre morte» d’étudiant, où s’effectuent d’inutiles travaux de rénovation : espace vide aux murs nus, empli de lumière blanche où trône – devant les hautes fenêtres – un escabeau oublié, aux allures de chevalet d’atelier de peintre. Dépouillement absolu de l’espace «témoin de sa jeunesse disparue», contrastant si fort avec la surcharge boisée des meubles, livres et autres souvenirs de vie entassés dans la demeure familiale (honnie) du vieux professeur. Toute une vie d’accumulations (objets, diplômes et compétences, considération sociale, rituels domestiques): mais pour devenir quoi, finalement ?
Plans picturaux en légère contre-plongée du visage et du regard fascinant de l’actrice au long manteau rouge sous son chapeau orné de plumes d’oiseau sombre (les corbeaux d’une scène précédente aux oiseaux tombés du nid ?). Filmée de trois-quart, où et qui regarde-t-elle ? Sans doute bien au-delà du professeur qui – pour une longue (ultime) tirade – vient de s’asseoir sur le lit : face à Elle, son chant du cygne.
« Je suis vaincu. Puisqu’il en est ainsi, inutile d’y penser davantage. Je resterai immobile et j’attendrai en silence ce qui adviendra. »
Puis cet aveu d’un amour impossible.
« Je te regarde et j’ai honte d’avoir été heureux. »
Le manteau rouge, la chambre aux murs nus, l’émotion qui perce enfin puis l’incompréhension. Voix blanche de l’héroïne, traduisant attente et incompréhension.
Elle attend encore. Rien ne survient. Alors :
« Je quitte cette ville. Adieu. »
Que se produit-il en nous ? Quand la jeune femme au manteau rouge passe une dernière fois devant son image dans l’armoire à glace (dernier rempart visuel, juxtaposé à l’encadrement de cette porte ouverte sur le couloir où elle va s’éloigner), on aimerait la retenir – comme le vieux professeur – dans cette chambre improbable, que l’on sent désertée d’Elle mais aussi de ses propres souvenirs, qui ne lui servent plus à rien : l’homme que nous tenons sous nos yeux est fini.
Départ final silencieux de la jeune fille (en deux temps : sa disparition dans le couloir puis dans la voiture qui s’éloigne, surveillée par la fenêtre), laissant là son protecteur au terme de sa vie :
« Elle ne se retourne pas. Elle sait que je la regarde et elle ne va pas se retourner. Voilà. Elle ne s’est pas retournée. Adieu… mon trésor. »
Voix intérieure qui ouvre et conclut le film : admirable catharsis.
Derrière la grille aux barreaux de cuivre, les mains du professeur se reposent à nouveau sur son front, ses doigts se croisant comme ailes d’oiseau : il vient de se rallonger sur le lit immaculé dans la pièce vide de présences.
Koniec (FIN).
*Ce film est bien à la fois l’un des chefs d’œuvre de Has (d’une puissance expressive et d’une force émotionnelle comparables à celles de son Nœud coulant inaugural, à ses Adieux – ce classique inoubliable et mélodramatique de 1958 – et à La Clepsydre) mais aussi une pièce unique d’art cinématographique – ce «cinématographe» selon la terminologie de Robert Bresson : âmes en mouvement. Je pense aussi à une toile de maître… Imaginons un espace-temps de Georges de La Tour qui se mettrait à vivre sous nos yeux.Le maître s’appelait Wojciech Jerzy Has : sa biographie et la monographie monumentale que nous devrions à son œuvre, ne sont – hélas ! – toujours pas écrites.