Grand cinéaste polonais appartenant à la génération des Wajda, Munk et Kawalerowicz, le méconnu Wojciech J. Has a tout de même marqué les cinéphiles français avec ses deux films les moins ignorés : Le Manuscrit trouvé à Saragosse (récit picaresque filmé à la manière d’une gravure animée) et La Clepsydre (croisement parfait entre Solaris et Mort à Venise). Avec Une histoire banale, L’Écrivain et surtout l’hallucinant Journal intime d’un pécheur, Malavida complète aujourd’hui son édition de l’intégrale d’un cinéaste dont il faut absolument redécouvrir les rêveries majestueuses et érudites, à mi-chemin entre contemplation et baroque.
De la prédilection de Wojciech J. Has pour les adaptations littéraires en costumes, on pourrait tirer des conclusions hâtives : académisme, absence d’intérêt pour le présent, refus du politique… Or c’est tout le contraire. D’une part parce que ses décors et costumes, qu’ils soient sobres (L’Écrivain) ou foisonnants (Journal intime d’un pécheur), sont toujours dotés d’une présence et d’une puissance picturale saisissantes, tout en se fondant dans une atmosphère vaporeuse où la lumière diffuse se liquéfie dans des halos laiteux : statut paradoxal de l’incarnation qui les projette à des lieues des simples reconstitutions soignées dont on se contenterait par goût des bibelots et de la naphtaline. Ensuite parce que ces films d’époque sont tout sauf des célébrations idéologiques se nourrissant du passé.
Il y a même, paradoxalement, quelque chose d’assez audacieux, politiquement, dans le retrait apparent de Has vis-à-vis de la réalité sociale de la Pologne communiste, dont il offre toujours une lecture en creux, par analogie, par décalage ou par contraste, au travers d’interrogations sur la liberté, la puissance de l’imaginaire, la culture et la métaphysique bien peu anodines. Ses films se figent parfois dans une forme d’hermétisme, mais impressionnent par leur lente intensité et leur ambition artistique embrassant des enjeux humanistes hérités de la littérature et de la peinture européennes. À bien des égards, dans ce qu’il peut avoir de grand comme de complaisamment solennel, Has évoque en fait le Russe Tarkovski.
Une histoire banale (1982) est d’ailleurs l’adaptation d’une nouvelle d’un autre Russe illustre, Tchekhov. Un professeur d’université (incarné par un acteur ressemblant étrangement à Roland Barthes…), touché sur le tard par la lucidité face aux cérémonials bourgeois – académiques ou domestiques – qui ont régi sa vie, sombre dans la lassitude et le mutisme. Dégoûté par sa femme, consterné par le prétendant de sa fille, irrité par les étudiants venant lui solliciter meilleures notes ou sujets de thèse, il rumine son aigreur et se montre infect envers autrui, sans trouver la force de tout envoyer paître, ou ne serait-ce que d’exprimer la profondeur de son mal-être – si ce n’est à la seule lumière de sa vie, sa pupille, jeune comédienne fragile et indépendante à laquelle il se confie. Un burlesque discret et bienvenu teinte cette méditation mélancolique, qui ne rougit pas de la comparaison avec les grands films crépusculaires comme Gens de Dublin (Huston) ou Les Fraises sauvages (Bergman).
Dans L’Écrivain (1984), un jeune dirigeant juif de journal satirique se retrouve en prison à l’aube de la Première Guerre mondiale. Alors qu’il projette d’écrire un roman s’inspirant de son expérience, son quotidien avec ses compagnons de cellule se teinte de rêveries où apparaissent sa compagne qui l’attend à l’extérieur et même un inconnu se livrant avec lui à une querelle sur ce que l’on attend de la littérature. L’Écrivain n’est pas le film le plus captivant de Has, mais le fait que ce dernier y soit assez clair, dans son rapport aux manifestations bureaucratiques et liberticides du communisme comme dans sa défense d’un art qui chercherait la vérité dans le rêve plutôt que dans la description de la réalité, en fait un manifeste de l’art du cinéaste assez intéressant.
Mais le grand œuvre de Has est sans aucun doute le Journal intime d’un pécheur (1985), qui célèbre en grandes pompes les noces de la série Z (le film s’ouvre sur une scène de zombies) et du grand Art (on sent constamment le bagage de la culture européenne), du sérieux et de l’ironie, de l’évanescent et du grotesque. Dans l’Écosse du XVIIIe, un jeune homme pactise sans le comprendre avec le diable. Faisant de ce dernier une créature chargée non pas tant de faire céder les faibles esprits en les soumettant à la tentation que d’ébranler les certitudes des puritains, le film se livre à un questionnement envoûtant sur la vanité de la notion de péché. La pudibonderie hypocrite y est raillée dans une joyeuse paillardise distanciée, où cornemuses, poules et chèvres viennent par exemple parasiter la réprimande d’un pasteur. Le tout est enveloppé dans une scénographie précieuse tout en arabesques, contractions temporelles et astucieux jeux d’apparition/déplacement/disparition des personnages. La malléabilité de l’espace et du temps, obsession que Has n’a cessé de décliner de film en film, atteint ici une apogée éblouissante.