Lorsqu’on fait pour la première fois, dans If.…, connaissance avec Mick Travis, c’est avec un chapeau enfoncé sur les yeux, une écharpe noire couvrant la bouche et le nez. Est-on en présence du Mr Hyde de l’école, un monstre au faciès si hideux qu’il lui le faut dissimuler ? Juste un jeune homme, peut-être un brin trop fier et trop individualiste pour le monde dans lequel ses aînés veulent le précipiter. Au fil de trois films, tandis que Mick Travis se dépouille de ses oripeaux un à un, le réalisateur Lindsay Anderson va tisser une réelle complicité avec lui, et avec Malcolm McDowell, son interprète. Autant l’un que l’autre, Mick Travis est aussi, et surtout, l’incarnation d’une pensée critique à l’expression pertinente.
Un personnage schizophrène : voilà qui est à proprement parler Mick Travis. Du propre aveu de Lindsay Anderson, le personnage n’aurait pas eu la même force s’il n’avait pas eu les traits de Malcolm McDowell – non seulement les traits, mais également une partie de la personnalité. En McDowell, Anderson trouve le jeune homme parfait pour exprimer ses doutes sur l’époque qu’ils traversent de conserve. Le personnage apparaît, en 1968, dans If.… On a déjà souligné à quel point le film est attaché aux mouvements de contestation de cette année-là. Cette association se fait à tort, mais uniquement stricto sensu, puisque le film précède les mouvements. Cependant, la finesse d’analyse et le propos profondément ironique de Lindsay Anderson montrent bien que, pour affaire de coïncidence que soit l’association de If.… et de mai 1968, le film – et le personnage de Mick Travis – ont toute leur place en tant que figures de proue du mouvement.
Contre la stase
Comme la contestation soixante-huitarde, Mick Travis est le fruit d’une réflexion pertinente et clairvoyante sur l’Occident de ces années-là : la construction du personnage reflète parfaitement la vision du monde de Lindsay Anderson. Jeune homme parvenu à l’avant-dernière année de sa scolarité, Mick Travis n’a pourtant pas pris le chemin de ses aînés, représentants des élèves qui n’y regardent pas à deux fois avant de s’octroyer tous les privilèges que leur position leur autorise. Il semble, tout au long de If.…, que Mick n’ait à l’esprit que son seul plaisir, son seul individualisme : il serait bien satisfait qu’on le laissât seul, mais l’establishment en décide autrement. Que l’on poursuive ses buts personnels, soit, mais uniquement en parallèle de sa participation au grand œuvre de la société : il faut rentrer dans le rang pour que l’on jette un voile pudique sur les égarements d’un individu.
L’homme libre vu par Lindsay Anderson s’oppose donc à une société qui demande le conformisme, une colonie de fourmis à taille humaine. Cela ne fait pourtant pas de lui un héros positif, même aux yeux d’un auditoire tel que le nôtre, beaucoup plus bienveillant à l’égard de la révolte et de l’individualisme que celui de la fin des années 1960 : déjà Lindsay Anderson voyait plus loin que cela. Si le progrès social, humain, passait par les actions de révolte d’un Mick Travis, ce ne serait qu’un effet collatéral, et non le but recherché – Travis n’est vraiment, finalement, là que pour son seul contentement égoïste. Le portrait de l’adolescent révolté qui refuse de plier, tel que le met très justement en scène Lindsay Anderson, est pourtant propice à l’identification du public, à l’héroïsation de ses actes.
Peut-être est-ce un subterfuge volontaire du réalisateur, qui renvoie subtilement dos à dos les tenants de l’ordre établi et les révolutionnaires. En effet, Mick Travis et ses « croisés » ne poursuivent aucun but idéologique lorsqu’ils mettent leur école à feu et à sang. Ils se laissent porter par l’occasion, avec des armes découvertes dans les combles de l’école. Est-ce un signe du destin, un dieu qui sourirait aux âmes révoltées, le moment crucial qui marque la fin du monde tel qu’il était auparavant ? Rien de tout cela, car le croisé de Lindsay Anderson se bat sans l’ombre d’une foi. Mick Travis n’est pas l’avatar d’une divinité de la révolte éveillée par la stase héritée des années 1950 en Angleterre – ce n’est que la coquille vide et violente qui constitue la fin logique, inévitable, de la marche du monde moderne.
If.… propulse Malcolm McDowell sous les feux de la rampe : c’est suite à sa prestation en tant que Mick Travis que l’acteur se verra offrir le rôle d’Alex dans Orange mécanique de Stanley Kubrick, en 1971. La parenté entre Alex et Mick est particulièrement frappante : un jeune homme vivant dans les marges de la société, déterminé à prospérer sur ses faiblesses, prompt à s’adonner à la violence la plus brutale. Comme si, dans la coquille vide que nous laissions à la fin de If.…, un cynisme froid s’était installé. Là où, paradoxalement, Lindsay Anderson laissait à son personnage le droit à la passion, et conséquemment à une fin grandiloquente, Stanley Kubrick a une vision plus froide, méthodique et dépassionnée du monde.
Le Alex d’avant la rééducation, celui qui en ressort, homme neuf et déterminé à rentrer dans le rang sans pour autant avoir changé en son for intérieur, et la société qui emploie des méthodes de torture barbare pour rééduquer ses délinquants sont autant empreints d’un cynisme effroyable. Si Orange mécanique est une réponse à If.…, c’est pour dire à Lindsay Anderson que le monde n’a pas changé, qu’il suffisait juste de voir que, en toutes choses, on peut s’arranger. Les relations de la masse à l’anormal sont devenues bien plus barbares, mais le rapport de force est le même : tous les moyens sont bons pour faire rentrer l’individu dans le rang, et celui-ci courbera l’échine sans aucun doute permis. La stase va demeurer, le vide intérieur des enfants de la stase également, et la violence terrible qui est employée des deux côtés de la barricade ne sera jamais suffisante pour ne faire ne serait-ce qu’un accroc aux parois de métal de la tour d’ivoire occidentale.
Le meilleur des mondes possibles
Il est temps pour Lindsay Anderson de répondre. Enthousiasmé par leur première collaboration, Malcolm McDowell ne cesse, depuis If.…, de harceler le réalisateur pour qu’ils travaillent à nouveau ensemble. Seulement, comme le souligne Lindsay Anderson : « les bons scripts, ça ne pousse pas sur les arbres. » Et Malcolm McDowell de travailler, pendant près de deux ans, à un script titré The Coffee Man, basé sur sa propre expérience de jeunesse. Cela sera l’occasion pour Lindsay Anderson de réaliser ce qui peut certainement être considéré comme son magnum opus, et pour Malcolm McDowell, de jouer ce qui, à ce jour, demeure son rôle préféré. En 1973, sort donc sur les écrans O Lucky Man !, qui est l’occasion un peu fourre-tout pour Lindsay Anderson de faire se rejoindre plusieurs projets : celui de travailler à nouveau avec McDowell, celui de réaliser un film qui impliquerait le musicien Alan Price, et surtout celui de poursuivre l’analyse commencée par If.…
Titré en France Le Meilleur des mondes possibles !, le film reprend, semble-t-il, Mick Travis où If.… l’avait laissé, à la sortie des études et à l’entrée dans le marché du travail. Candide jeune homme, Mick Travis tente de se lancer dans la carrière, ô combien exaltante, de représentant pour un importateur de café. Les premières séquences, vues aujourd’hui, laissent planer le doute : si Mick est bien l’héritier du film (des deux films ?) dans lesquels il apparaissait déjà, peut-il être aussi doux, naïf, sincère et plein d’allant ? Ne cache-t-il pas, au fond de lui, une âme cynique, manipulatrice, prête à courber l’échine pour mieux arriver ?
Mais, non : ce Mick Travis semble croire que, une fois quitté le monde de l’école, la vie est plus juste, que l’école est un microcosme auquel il faut survivre et que le monde, lui, est régi par la raison et l’éthique. On se rappelle le propos de Lindsay Anderson, qui soulignait dans If.… combien l’école reproduit à l’identique les schémas de pouvoir et de corruption du monde adulte : Mick Travis sorti de là se pose donc comme le pur produit de l’idée que dénonçait If.… – que l’école est vue comme un vase clos, coupé du monde.
If.… s’éloignait du réel en brouillant la frontière avec les séquences oniriques, difficiles à discerner. O Lucky Man ! garde cette distance, via un récit allégorique. Cela s’explique par sa parenté avouée avec le Candide de Voltaire, ainsi que par les choix scénaristiques et de casting de Lindsay Anderson. D’une part, O Lucky Man ! est construit – comme If.… d’ailleurs – en une suite de séquences homogénéisée par le personnage de Mick Travis, mais qui, en réalité, sont autant d’allégories qui pourraient aisément être isolées, hors du film – on repense à Candide, là encore. Les chansons d’Alan Price – composées pour le film, car les producteurs n’avaient pas les moyens d’acheter les droits de celles déjà sorties – donnent le ton, orientent l’interprétation des séquences qui les suivent, reprenant ainsi le rôle du chœur dans le théâtre antique. Nous sommes dans une œuvre initiatique, à la forme atemporelle, qui vise à montrer que les problématiques auxquelles le film s’intéresse peuvent aisément être considérées à l’échelle de la société actuelle, comme à une échelle plus globale. D’autre part, Lindsay Anderson choisit de brouiller les pistes narratives en donnant à chaque acteur plusieurs rôles, qui sont souvent aux antipodes les uns des autres. Comment interpréter cette multiplicité des pistes ? Le désir de singulariser Mick Travis, peut-être ?
Si c’est le cas, il convient alors de s’interroger sur le personnage de Patricia, interprété par Helen Mirren. Elle aussi n’a qu’un seul rôle – pourtant, sa présence à l’écran est infiniment plus courte que celle de Malcolm McDowell. Mick Travis, au long du film et toujours à l’instar de Candide, va passer de corruptions en désillusions en tromperies – c’est également le parcours de Patricia. Jeune fille délurée, on la rencontre en compagnie du groupe d’Alan Price : comme si une choriste sans importance s’avançait tout à coup sur la scène du théâtre. Cette importance, elle l’acquiert surtout aux yeux de Mick, qui ressent pour elle un désir sans pareil, et qui voit également en elle la clé de ses ambitions de réussite sociale – « tu es si vieux jeu, » lui lance Patricia lorsque Mick lui fait part de ses rêves de succès commerciaux. Véritable muse hippie, Patricia est l’esprit du temps. Elle s’oppose en cela à Mick, dont les conflits intérieurs, les espérances ont un parfum d’universalité.
Elle s’oppose d’ailleurs littéralement à lui : comme l’image d’un miroir. Ce n’est pas un hasard si la soirée qui voit Mick être trahi par celui qu’il croyait être son mentor et jeté en prison est celle où Patricia scelle son destin dans les bras de son prétendant. Des années passent, et Mick revient dans le monde, plein d’un espoir naïf et de bonnes intentions – que la séquence suivante se chargera de ridiculiser, de réduire à néant. C’est à ce moment que Mick croise à nouveau le chemin de Patricia, dans un terrain vague, au milieu de drogués à la méthadone. Figure de l’espoir insouciant, de la candeur qui s’est épanouie hors du réel, Patricia est le versant poétique, idéaliste de Mick, et quelques mois ont suffi à la détruire.
Mick, lui, trouve une autre porte de sortie : au long de sa succession de scènes, il quitte l’état de grâce (la candeur), et fait sa progression de jeune homme vers l’âge mûr. Ce chemin est aussi celui qui mène à la désillusion. Au fil des trois heures que dure O Lucky Man !, on oublie volontiers, au gré de ces épisodes allégoriques, que l’histoire demeure celle de la jeunesse de Malcolm McDowell lui-même. Alors qu’approche le finale du film, le parallèle entre la vie de l’acteur et celle du personnage est réactivé. Lindsay Anderson assène d’ailleurs, dans la scène finale, ce qui reste comme son message le plus évident : alors que Mick/Malcolm se présente à une audition, Lindsay Anderson, dans son propre rôle, lui demande toutes sortes de simagrées : parmi celles-ci, un sourire. Ce qui était si facile à Mick au début du film – c’est d’ailleurs ce qui le lance dans l’exaltante carrière de représentant – lui est désormais impossible. Il peut tout faire sur commande, sauf sourire ; pour cela, il lui faut, à présent, une raison. O Lucky Man ! se clôt sans que l’on sache si le début de sourire qui se profile sur les lèvres de Mick s’épanouira vraiment. En lieu et place, la fête se déchaîne, avec tous les acteurs du film dansant au rythme de la musique d’Alan Price, sans que l’on sache bien qui ils sont, d’eux ou d’un de leurs personnages. La force de Mick Travis, sa foi en lui-même et en la bienveillance de la société, gisent à terre à la fin de O Lucky Man !, et la danse ne sert bien que de cache-misère à cette vérité : ni le discours cinématographique de Lindsay Anderson, ni la fortitude de Malcolm McDowell ne sont parvenus à ébrécher l’establishment contre lequel ils ont bataillé, deux films durant.
L’Angleterre à l’article de la mort
Changement de style pour Lindsay Anderson, en 1982, avec le retour de Mick Travis en reporter de choc dans Britannia Hospital. Poursuivant dans l’allégorie, Lindsay Anderson reproduit la lutte des classes au sein d’un hôpital où les infirmiers sont en grève, où les riches ont leur propre aile et leur service médical personnalisé, et où chacun fait de son mieux pour grappiller un peu de pouvoir ou de gloriole, alors que s’annonce une visite de la reine.
Parfois affreusement caricatural, Britannia Hospital ne sait plus guère où donner de la tête, et chacun en prend pour son grade – à l’occasion, avec un mauvais goût raciste épouvantable, comme lorsqu’on pénètre dans la chambre du dictateur africain venu se faire soigner en Angleterre. Mick Travis est bien en retrait, cette fois-ci : à peine présent à l’écran, il est la figure blasée du journaliste venu chasser le scoop, accompagné par deux aides sans conscience professionnelle ni éthique. La figure du journaliste défenseur de la Vérité, s’opposant aux puissants et aux oppresseurs, qui aurait certainement eu sa place dans O Lucky Man !, n’est pas de mise ici.
De fait, Mick Travis n’est là que pour une chose : mourir. C’est en effet le destin qui attend le personnage fatigué incarné par Malcolm McDowell. Venu enquêter – suppose-t-on – sur les dérives de cet hôpital métonymique de l’Angleterre, Travis se trouve sur le chemin du professeur Millar, moderne Frankenstein qui caresse deux projets également mégalomanes : créer la vie à la manière du scientifique inventé par Mary Shelley, et un mystérieux projet baptisé Genesis. Devant la putréfaction qui s’est emparée de la tête qu’il réservait pour sa créature, Millar décapite Mick Travis, l’incorporant à son œuvre macabre. Mais l’expérience rate, et le scientifique, avec un calme terrible, met sa créature à mort.
Fort peu présent à l’écran, Malcolm McDowell semble n’être là que pour passer le flambeau à Graham Crowden, qui interprète le professeur. Crowden est un autre acteur central de la saga de Mick Travis : professeur désinvolte dans le premier épisode, il a une importance réelle dans O Lucky Man !. Le professeur Millar y est déjà présent : Mick Travis lui vend son corps pour quelques dollars, avant de découvrir que le scientifique a dans l’idée de greffer sa tête sur un corps de mouton. Il fuit alors, mais n’échappe pas, comme on l’a vu, à la seconde rencontre avec le sinistre généticien.
Au dehors, le monde réel fait rage : des manifestants d’extrême gauche réclament qu’on abatte l’aile des privilégiés, les syndicalistes continuent à filtrer les blessés et à négocier à toutes les occasions, tandis que les petits chefs font des courbettes pour être invités au dîner qui verra apparaître la reine.
Lindsay Anderson, entre O Lucky Man ! et Britannia Hospital, a baissé les bras : ni idéalisme ni espoir ne sont présents dans ce dernier film. Le rôle de simple utilité réservé à Malcolm McDowell est, en cela, symptomatique. Non, il s’agit avant tout de dérouler le tapis rouge pour le professeur Millar, ce Frankenstein au sourire carnassier et à l’éthique inexistante. L’ultime mouvement du professeur sera de mettre chacun à égalité devant le stade ultime du développement humain avec Genesis, une intelligence artificielle qui n’est pas sans rappeler le HAL de 2001, l’odyssée de l’espace. Chaque individu, dans son microcosme propre (infirmiers, cuisiniers, révoltés, nantis, syndicalistes, médecins, journalistes…), ne cherche qu’à être distingué, c’est-à-dire invité en présence de la reine et des représentants royaux. Millar met tout le monde d’accord, en les conviant tous à contempler son œuvre ultime, tous assis dans la même salle, sur des fauteuils en plastique qui atténuent efficacement les impressions de lutte des classes. Cette œuvre, Genesis, est révélée lors de la scène ultime du film, donc celle de la trilogie, mais peut-être également, celle de l’histoire humaine. Avec quelques vers de Shakespeare, Genesis annonce l’apocalypse de sa voix synthétique – le futur est déjà advenu, à l’insu de l’homme, et il n’a plus rien d’humain.
Dans une lettre à son ami Malcolm McDowell, Lindsay Anderson lui annonce, après la sortie du dernier épisode de la saga de Mick Travis en pleine période du thatchérisme, que les eaux se sont refermées sur le Britannia Hospital. L’utopie a échoué, Mick Travis n’a vécu et combattu que pour finir équarri, anonyme sujet d’expérimentation vite oublié par la machine libérale. À suivre son parcours, on se rend compte avec acuité de la terrifiante brutalité avec laquelle le système thatchérien a brisé l’idéalisme en Angleterre. Dans leur œuvre-personnage symbolique majeure, Lindsay Anderson et Malcolm McDowell nous rappellent avec quelle force et avec quelle pertinence le cinéma peut être profondément politique.