La sortie en DVD il y a quelques mois de deux westerns d’Alfred L. Werker (Three Hours to Kill — Trois heures pour tuer — et The Last Posse — La Dernière Chevauchée — chez Sidonis Calysta) n’a malheureusement toujours pas permis à leur réalisateur d’atteindre la reconnaissance qu’il mérite. On ne peut même pas parler de réhabilitation, le nom de Werker ayant été jusque-là tout simplement absent du paysage francophone du western : aucune édition DVD, aucun article de référence sur internet, pas de mention particulière ou de mise en avant dans les ouvrages spécialisés. On ne peut que se perdre en conjectures quant à la raison de cette absence, et risquer une hypothèse hasardeuse. Peut-être Werker a‑t-il souffert — aux yeux de la critique française — d’avoir repris la réalisation d’Il marchait la nuit, son film le plus connu, au très respecté Anthony Mann ; ceux qui estiment le film créditant Mann, les autres accablant Werker et reléguant du même coup sa production westernienne dans l’oubli. Réalisateur polyvalent, Werker a touché à tous les genres, le western ayant la particularité d’ouvrir et de fermer sa carrière. Nous présentons dans cet article quatre films (The Last Posse, At Gunpoint !, Three Hours to Kill et Rebel in Town), issus d’un corpus de six westerns réalisés entre 1953 et 1956, en plein âge d’or du genre, juste avant la retraite de Werker entamée en 1957.
Dix ans d’avance
The Last Posse (1953) — produit par Harry Joe Brown, le producteur des grands films de Boetticher — inaugure la seconde période westernienne de Werker. Western crépusculaire avant l’heure, le film se démarque dès ses premières images. On y voit le retour en ville d’un « posse », un de ces groupes de citoyens formé pour pourchasser les hors-la-loi en fuite. Le noir et blanc est pesant, les hommes rentrent en ville au pas, ils sont sales, abattus et déplorent quatre morts et un blessé grave. Il faut attendre de longues minutes que les revenants se confient, péniblement, pour apprendre ce qui s’est passé. La vision symbolique des westerns classiques s’efface au profit d’une vision plus sobrement réaliste. Le reste du film est au diapason, le shérif Frazier est un ivrogne vieillissant ayant perdu son autorité, magnifiquement incarné par un Broderick Crawford au corps lourd et au souffle court, qui reste interdit lors de la scène du hold-up initial. Le véritable pouvoir est tenu par Drune (Charles Bickford), le riche propriétaire terrien qui n’est que mépris pour les autres éleveurs, les initiatives citoyennes et le respect de la loi. C’est Drune qui prend la tête du posse, péniblement suivi par le shérif diminué. La construction en flash-back est maitrisée, dans de somptueux extérieurs, dévoilant parallèlement au déroulé de la poursuite les mutations souterraines d’une société maintenant mue par les puissances dévastatrices du capitalisme, les intérêts privés de ses barons et la corruption de ses élus. Quelques petites approximations de mise en scène entament à peine la solidité de l’ensemble. On note en particulier de probables concessions d’un auteur à des producteurs en manque d’action, mais le film retrouve rapidement son ton propre et c’est par la discussion et non pas par les armes que Frazier entreprend de convaincre les fuyards de se rendre.
Le final est magistral : le shérif, qui en sait assez pour reconstituer les événements, se réveille de son coma et parvient à rejoindre un fauteuil du lobby de l’hôtel. Son soudain rétablissement rendant vaine toute résistance à l’apparition de la vérité, les coupables se dévoilent, avant de se rendre compte que Frazier était tout bonnement mort dans son fauteuil. Alors que l’agonie de cet homme de loi, qui n’en était déjà plus vraiment un, semblait confirmer le passage du western dans une autre ère, celle du réalisme et du cynisme, Werker permet in extremis à la figure mythique du shérif de l’emporter – rien que par sa présence, son aura. La loi implacable qui s’impose à tous règne encore sur le western, les puissances de l’argent et toutes leurs dérives devront encore patienter quelques années pour s’imposer sur les écrans. Bien plus qu’un simple twist de scenario, cette fin brillante sauve le western classique d’une mort qu’il aura frôlée et le relance pour une nouvelle décennie dans un fastueux baroud d’honneur qui verra encore naître de nombreux joyaux. Une bonne partie des critiques situent le point de bascule du western vers sa période crépusculaire en 1962, avec Ride the High Country (Coups de feu dans la sierra) de Sam Peckinpah. The Last Posse peut se targuer de réunir les mêmes caractéristiques que Ride the High Country, avec une intrusion dans un nouvel environnement (crasse et violent chez Peckinpah, réaliste et immoral chez Werker), soumis à la loi des plus forts et des plus fourbes, avant de se raccrocher in extremis aux valeurs classiques du genre (l’amitié et l’honneur chez Peckinpah, la loi chez Werker). Mais Werker livre malheureusement son film trop tôt, l’époque n’étant pas encore mûre pour s’engouffrer dans une brèche qui s’est rapidement ressoudée.
At Gunpoint ! (Le Doigt sur la gâchette — 1955) n’est pas un grand western mais il faut en retenir trois fulgurances formelles avant-gardistes assez bluffantes, qui annoncent également des figures de style qui prospèreront sur les écrans près de dix à quinze ans après sa sortie. La première est une série de plans qui marquent l’arrivée imminente de la violence et qui figureront de manière quasi identique dans de nombreux westerns spaghetti : ils montrent les rues vides de la ville battues par un vent féroce chargé de poussières et de tumbleweeds. La seconde est la violence sèche d’un impact de balle qui projette la victime plusieurs mètres en arrière à travers toute la pièce, motif aujourd’hui employé couramment mais tout à fait inhabituel à l’époque. La troisième est l’utilisation — pour la scène de l’enterrement — d’une esthétique mélancolique et doloriste typique des années 70, avec des images floutées à gros grain rehaussées par une musique lyrique sirupeuse. Mais ces trois scènes contrastent malheureusement trop fortement avec le reste du film qui — malgré une bonne première partie — demeure de facture très classique : suite au hold-up de la banque, le propriétaire apparemment inoffensif du magasin de la ville (Fred McMurray) abat un hors-la-loi à une distance impressionnante. Les bandits jurent vengeance et Werker gère assez habilement la montée de la tension qui précède leur raid contre le personnage de McMurray. L’incertitude sur sa véritable identité commence à poindre (a‑t-on affaire à un tueur professionnel reconverti comme dans La première balle tue de Russell Rouse ou A History of Violence de David Cronenberg, ou ne s’agit-il que d’un honnête citoyen victime d’un « coup de chance » lorsqu’il a appuyé sur la gâchette ?), mais on bascule malheureusement à mi-film dans un western bien plus convenu, l’empressement soudain des habitants de la ville de s’éloigner puis de soutenir à nouveau McMurray étant bien trop caricatural et malheureusement assez largement surjoué.
Une violence d’un nouvel ordre
Three Hours to Kill (1954) — Trois heures pour tuer — est un western solide, également produit par Harry Joe Brown, peut-être moins novateur mais globalement plus réussi qu’At Gunpoint ! On y retrouve la construction en flash-back de The Last Posse et des rôles de notables ambigus. Le héros, Jim Guthrie (Dana Andrews) revient en ville pour prouver son innocence après avoir échappé à un lynchage. Werker déroule son intrigue, passe en revue les suspects potentiels, délivre des indices au compte-gouttes. En découle un film plaisant, rehaussé au rayon mœurs par un ménage à trois et par un double triangle amoureux assez original, centré sur le héros et son ex-fiancée Laurie. On y voit par exemple, dans un échange aussi truculent qu’inhabituel, une femme supplier sa rivale de crier son amour à l’homme qu’elle convoite, afin de tenter de sauver sa peau. Autre surprise : la victoire de l’amour-raison sur l’amour-passion (Laurie choisissant de ne pas suivre Guthrie, son amour de jeunesse, au profit du riche propriétaire terrien pour lequel elle n’arrivait pas à s’enflammer). Werker propose également quelques touches audacieuses et âpres dans son traitement de la violence, comme la corde qui, restée autour du cou de Guthrie après son lynchage, le mutile en restant accrochée à de nombreux obstacles, ou les étranges convulsions du shérif qui s’écroule lors d’une fusillade.
Le second chef d’œuvre de Werker est Rebel in Town (1956), son dernier western. Le film débute sur des images de vie familiale pleines de bons sentiments : une modeste ferme à l’extérieure de la ville, une mère aimante qui cuisine, un petit garçon qui rêve d’être soldat, les préparatifs de l’anniversaire d’une fillette. Mais, dès la première scène, Werker pervertit cette ambiance paisible avec un geste d’une noirceur terrifiante : le petit garçon de la ferme — déguisé en soldat de l’Union — décapite pour s’amuser un épouvantail au sabre. Quelques minutes plus tard, le garçonnet dégaine son pistolet factice dans le dos d’un soldat sudiste de passage, qui, surpris, fait feu en se retournant. La violence de l’impact projette, en une fraction de seconde, l’enfant plusieurs mètres en arrière, dans une version encore plus percutante de la scène d’At Gunpoint ! Cette menace permanente d’éruption d’une violence souterraine et inéluctable ne quittera plus le film, elle en constitue même le cœur. Contrairement aux westerns des années 60, qui portraitureront une brutalité aux accents souvent nihilistes, la violence de Rebel in Town est bien plus inquiétante car elle germe sur des profils a priori inoffensifs : un enfant, une famille religieuse soudée, un père responsable. La violence n’est plus un phénomène marginal qu’il faut dompter pour civiliser l’Ouest mais bien une caractéristique congéniale de cette société civilisée.
Rebel in Town délivre également un message politique aux fortes résonances contemporaines. Une famille sudiste asociale est traquée pour le meurtre accidentel du garçonnet, et l’on ne sait trop quelles parts respectives ont jouées sentiments d’exclusion, radicalisme religieux et folie dans sa marginalisation. Bedloe Mason, le patriarche de cette famille est l’un des personnages les plus mémorables de l’histoire du western, à la fois victime et coupable de cette violence à laquelle le noir et blanc de Rebel in Town confère une gravité sans précédent. Bedloe règne sur sa famille en autocrate tourmenté adepte de la démocratie, ce qui permet à Werker de fournir quelques scènes admirables de tension, où, au nom de l’amour des siens et de ses croyances, il légitime ses positions par un vote pour le moins contraint. Avec un sous-texte d’une actualité encore manifeste plus de 60 ans après sa sortie, Rebel in Town place Werker, dont la seule erreur est probablement d’avoir été trop en avance sur son temps, aux côtés de De Toth et autres Boetticher au panthéon des plus talentueux réalisateurs de westerns de série B.