En 1962, John Ford tourne L’Homme qui tua Liberty Valance. Ce sera l’un des derniers westerns du grand maître. Coups de feu dans la Sierra, réalisé la même année, est le deuxième film du jeune Sam Peckinpah, après un coup d’essai raté et désavoué par le réalisateur lui-même. Le passage de relais générationnel s’effectue tout en douceur, dans la naissance d’un genre : le western crépusculaire, qui va décliner pendant trente ans l’histoire de la mort de l’Ouest. Dépourvu de la violence sanguinaire qui fera la réputation de l’auteur de La Horde sauvage (The Wild Bunch, 1969), Coups de feu dans la Sierra n’en déroule pas moins les thèmes qui sont au cœur de l’univers de Peckinpah : la perte des valeurs, l’extrême solitude, le goût de la mort, sublimés dans une esthétique de l’épure très particulière que l’on retrouvera plus tard dans l’œuvre d’un Monte Hellman ou d’un Eastwood.
Dès les premières minutes, il est évident que l’Ouest dépeint par Peckinpah n’a pas grand-chose à voir avec les grandes épopées de Raoul Walsh ou Michael Curtiz. La légende est morte et enterrée : dans la petite ville où le personnage principal fait son entrée, on organise des courses où c’est un chameau qui emporte la victoire ; les premières automobiles font se cabrer les chevaux ; et un ersatz de Buffalo Bill tient un stand de tir au pistolet où personne n’est capable d’emporter le gros lot. Ce sont des Chinois qui tiennent le saloon, et la meilleure façon de faire reconnaître sa valeur et son courage est de se faire brutalement assommer par une bande de sales types. L’héroïsme n’a plus sa place dans ce Far West triste, où l’on attend presque avec désespoir quelques poncifs du genre : mais où sont les Indiens ? Les shérifs ? Les hors-la-loi ?
Pour Steve Judd (Joel McCrea, cinquante-sept ans lors du tournage), les valeurs se perdent. Personne ne l’accueille avec des hourras : on le regarde plutôt comme un phénomène de foire. Car Steve Judd vit encore aux temps de l’Ouest glorieux ; et en retrouvant son vieil ami de hauts faits et méfaits, Gil (Randolph Scott, soixante-quatre ans), pour une nouvelle et sans doute dernière mission, c’est un peu ce temps-là qu’il cherche à retrouver, en partageant une mémoire encore vive et une pesante nostalgie. Mais Steve et Gil sont trop âgés pour faire revivre quoi que ce soit : et Peckinpah le montre avec humour, lorsque Steve joue les gros bras devant ses patrons et exige de lire son contrat isolé dans une pièce tout simplement parce qu’il ne veut pas qu’on le voit porter… des lunettes. Quant à Gil, il a tant perdu l’habitude de monter à cheval qu’il doit en descendre pour reposer son postérieur douloureux…
Steve et Gil sont des losers aux bottes percées et le savent. Ils ne représentent plus que de vieux cow-boys qui radotent et ressassent leurs souvenirs. Sam Peckinpah prend un malin plaisir à suivre leurs chevauchées à travers la nature magnifiée, dernier vestige d’un mythe à jamais perdu. Leurs discussions drôles et émouvantes sont agréablement contrastées par la présence à leurs côtés d’un jeune voyou irrespectueux, totalement hermétique à leur passé glorieux. Le fossé entre les générations ressemble ici plutôt à un précipice. Mais ce n’est pas pour autant que Steve et Gil partagent la même vision de l’avenir : quand Steve marque sa volonté de mourir en paix avec lui-même, Gil n’a que faire de ces valeurs déjà désuètes pour lui et cherche à profiter de l’occasion qui lui est donnée de sortir de la pauvreté à laquelle ses erreurs de jeunesse l’ont condamné. Leur amitié va-t-elle survivre au désir que Steve a de remplir sa mission (convoyer l’or d’une mine à sa banque de dépôt) quand Gil préférerait s’emparer de cet argent ?
Peckinpah semble éluder cette question lors de l’arrivée à destination des trois cow-boys. Le récit est brutalement bouleversé par un tout autre univers : la mine, lieu de tous les vices, décor sombre et désespéré, où rien ne reste de l’idéal des pionniers. Le rêve américain a tourné au cauchemar sinistre et glauque : le saloon tient de la foire de cirque, où se croisent humains monstrueux et monstres inhumains, un monde de ricanements, de beuveries et de sonorités insupportables. Le cinéaste filme la débauche et la décadence dans ce qu’elles ont de plus tragiquement inévitable. Quand un mariage tourne au viol collectif dans une scène d’une brutalité étonnante, le film a déjà basculé dans un tout autre univers, où la mort plane comme un vautour autour de chacun des personnages.
Le départ des trois héros, accompagnés de la jeune mariée, a alors tout de la fuite en avant. Et pourtant, Peckinpah ose l’impensable : revenir au rythme lancinant des premières chevauchées, dans le calme apaisant de la musique symphonique de George Bassman et les discussions morales du duo Gil/Steve. Même la tentative ratée de Gil pour s’emparer de l’or ne brise pas l’avancée du road-movie. Tout juste introduit-elle un suspense de par la réaction de Steve, profondément déçu par cette trahison, mais doutant toujours confusément de l’attitude à adopter. Car « il n’y a pas les bons et les méchants, la réalité est beaucoup plus complexe que cela », affirme-t-il dans une réplique désabusée, comme pour révéler à quel point tout était plus facile dans le passé, dans le western classique, où l’on pouvait si bien identifier le bien du mal.
Quand la tranquillité du récit est brisée pour la deuxième fois, lors de l’embuscade des jeunes mineurs poursuivant la jeune mariée en fuite, Peckinpah s’attaque au dernier code encore intact du western : le grand morceau de bravoure final, le « règlement de comptes ». Et le cinéaste étonne encore, par son habileté à pervertir tout en rendant hommage. Il y a une sorte de jeu dans la façon dont les deux cow-boys cherchent à reproduire un duel dans les règles de l’ancien temps, celui de la légende de l’Ouest, des Wyatt Earp et Jesse James. Mais c’est un jeu d’une délicate tristesse, car la mort, ici, n’a rien de sublime : dans la manière dont Peckinpah filme lentement les hommes qui tombent sous les balles, l’immobilité brutale d’un corps sans vie, il y a une volonté de détacher la violence et le meurtre de toute gloire. Et pourtant, lorsque Steve meurt lentement, après avoir fait ses adieux à son vieil ami et compris que celui-ci respecterait son choix, on est en droit de se dire qu’il s’agit d’une des scènes de mort les plus émouvantes jamais filmées, comme si le personnage tombait progressivement dans un profond sommeil, après avoir balayé des yeux cet Ouest qui l’avait abandonné et qu’il va retrouver dans l’au-delà. Sam Peckinpah signe peut-être la fin d’un genre, mais il l’ouvre vers un avenir si prometteur que cette oraison funèbre a quelque chose de presque joyeux.