A History of Violence marque un tournant qui pourra dérouter. Prenant ses distances avec les repères peut-être trop rassurants (paradoxe avec leur nature hors normes) du cinéma fantastique qu’on lui connaît, David Cronenberg redonne à des thèmes récurrents – l’identité humaine, son immuabilité discutable… – une vigueur et une pertinence renouvelées.
« Liberté vis-à-vis de sa propre signature »
Cette surprise relative ravive en vérité un souvenir qu’on aurait eu tendance à croire marginal, à tort. En 1983, le cinéaste canadien tournait pour la première fois aux États-Unis : Dead Zone. Adaptation d’un roman de Stephen King, travail a priori commercial, le film a pu étonner ceux qui connaissent son réalisateur comme le « Maître de l’Horreur corporelle », dont les œuvres les plus réputées comportent ces fameuses créations organiques mutantes qui tendent à devenir la signature d’un univers fantastique unique. De fait, Dead Zone ne comporte aucune trace de ces effets prosthétiques. Cependant, il en tire une valeur nouvelle, car il amène Cronenberg à exprimer ses centres d’intérêt (l’altérité, l’identité humaine soumise à un changement contre-nature) en se passant des béquilles d’un référentiel fantastique peut-être trop reconnaissable, en œuvrant dans un cadre réaliste propre à mettre sa thématique directement en prise avec le monde sous l’apparence que nous lui connaissons. Échappant à la menace d’une estampille facile « a David Cronenberg film », Dead Zone reste certainement un des films les plus attachants de son réalisateur.
Le même sentiment de liberté vis-à-vis de sa propre signature naît à la vision d’A History of Violence, film de commande lui aussi, écart d’autant plus radical avec le décorum fantastique familier au cinéaste que celui-ci fait même mine de se couler dans un genre tout à fait différent, entre le thriller et le film de gangsters. Le synopsis (un paisible père de famille se voit attribuer un passé de truand sanguinaire) brouille encore les pistes, tant il aurait aussi bien pu convenir à un policier du samedi soir… Or, c’est sans rien changer à ce programme sec et carré que Cronenberg, s’appuyant sur les pivots de l’intrigue (le protagoniste, les doutes sur son identité, ses accès de violence brute), tire du film la substantifique moelle dont il aime à se nourrir : récits de changements intimes, actes physiques prenant des proportions cataclysmiques. Plusieurs critiques français, prompts à voir en l’auteur de Videodrome un penseur des recoins inavoués de la nature humaine, s’empressent de louer dans le film une analyse de la violence enfouie en chaque individu jusque dans nos sociétés policées. Certes, le côté didactique du traitement de ce thème n’est peut-être pas absent (voir le cheminement du fils du protagoniste, qui pourrait laisser supposer une propagation atavique de la violence). Mais cette exploration prend somme toute peu de place à côté de celle des thèmes plus familiers à Cronenberg, qui par ailleurs l’englobent et la tirent vers un domaine plus organique, plus viscéral, en travaillant essentiellement sur le corps du personnage central.
« Changements d’état »
Ce qui interpelle dans le film, ce sont tout autant les accès de violence qui perturbent le tranquille tableau initial que le processus imperceptible qui les amène : les deux aspects s’avèrent également effrayants. Comme souvent chez Cronenberg, c’est une violence sèche qui flirte parfois avec le grotesque dans ce qu’elle fait subir à l’intégrité physique de ses sujets : qu’on pense à Scanners et cette tête qui explose comme une citrouille, excepté qu’ici les sévices faits à la chair restent d’un glaçant réalisme. La complaisance risquée à chaque scène n’a pas le loisir de s’installer, toute tentation d’en jouir ou même d’en sourire complaisamment reste figée dans la gorge du spectateur. Ces scènes dévoilent pour le coup une sensibilité inattendue, car ce sont de rares occasions, dans le cinéma récent, où la violence est représentée au plus près de sa douloureuse réalité, sans qu’on cherche à en atténuer ou à en outrer l’impact. Mais c’est surtout le contexte où elle éclate qui génère le trouble et alimente la réflexion du cinéaste sur la nature humaine : le fait qu’un même personnage passe en cinq secondes, sans transition ni signe avant-coureur évident, d’une relative inertie à une puissance physique meurtrière, avant de reprendre sa position initiale. La sobriété de la mise en scène de ces changements d’état, qui ne ressent pas le besoin de les annoncer ou d’en justifier l’ampleur, amène de façon naturelle le doute sur la nature du héros et de la force qui l’habite : capable de caresser d’une main et de broyer de l’autre, quel genre d’homme est-ce là ? Ce n’est pas le moindre des mérites de Cronenberg que d’avoir fait de cette idée même – l’appartenance au genre humain de cette dualité de comportement – une matière de cinéma.
« Entre normalité fuyante et aberration fascinante »
C’est avec la même maîtrise mesurée que le cinéaste nous attache au cheminement de ce personnage à l’identité incertaine et aux contours de moins en moins discernables, corps en marche dont on ne suit finalement rien d’autre que la mutation vers un résultat indéfinissable que la dernière scène ne suffira pas à éclaircir. Car les deux apparences qu’il présente ne cohabitent pas paisiblement. Elle sont d’abord soumises à la diversité de leurs origines possibles qu’on évoque, flirtant parfois avec le fantastique : vie secrète ? dédoublement de personnalité ? substitution ? Surtout, au fil de la quête du héros pour sauver à la fois sa famille et son identité – quelle qu’elle puisse être –, la dichotomie entre ses deux personnalités devient moins en moins évidente, chacun de ses agissements, si mesuré qu’il soit, étant désormais entaché d’ambiguïté. Au point qu’au moment de la résolution de ce conflit, on ne sait trop qui, du paisible citoyen ou du tueur glacial, est assis dans ce fauteuil, le visage empreint d’une neutralité menaçante. À propos de visage, il faut dire un mot sur l’apport de celui qui se révèle ici un précieux complice du metteur en scène : Viggo Mortensen. Cet acteur, dont le physique évoque un charme rugueux entamé par un traumatisme profond, a toujours été plus à l’aise dans les rôles de personnages en marge, dans le cinéma indépendant ou les blockbusters (Witness, The Indian Runner) que dans la raide solennité où certains, comme Peter Jackson, ont tenté récemment de le mouler. Il est ici parfait, prêtant son jeu discret et son visage anguleux à une remarquable double interprétation de l’apaisement policé et de la brutalité la plus froide, composant une nouvelle occurrence du héros cronenbergien déchiré entre normalité fuyante et aberration fascinante.