Le 30 novembre dernier, Éric Zemmour annonçait sa candidature aux prochaines élections présidentielles avec un montage d’archives visant à illustrer la déchéance supposée du pays. Un mois plus tard, le 31 décembre, c’est Christiane Taubira qui livrait ses vœux pour la nouvelle année avec des images de son slam lors d’un concert de Gaël Faye, entrecoupées d’archives glanées sur Internet et dans les médias. Si les deux vidéos relèvent de discours diamétralement opposés (au-delà du fond : une annonce officielle pour Zemmour, une profession de foi pour Taubira), leur mise en ligne à quelques semaines d’intervalle confirme la place fondamentale qu’occupe désormais la forme du found footage (remploi d’images filmées par d’autres) et du mashup (montage d’images provenant de sources diverses) dans la sphère publique. Il faut dire qu’à une époque où les guerres sociales et politiques se jouent autant dans la rue que sur le terrain des images, ce type de montage constitue en principe une arme de persuasion électorale. Outre sa capacité à illustrer une multitude de sujets en un court laps de temps, la puissance du mashup repose sur la mise en relation d’images et de thèmes divers dans un enchaînement présenté comme autonome et cohérent, permettant dans le cadre ici abordé de faire de chaque raccord une proposition supplémentaire au sein d’un programme. Il n’est en effet pas question de laisser ici l’audience interpréter à sa guise les raccords, comme face à un film d’avant-garde qui aurait recours au found footage pour nous plonger dans un abîme (celui de la signification et de la plasticité malléables des archives). Au contraire, les vidéos proposées par Zemmour et Taubira canalisent le sens par le montage, pour faire de la forme singulière du mashup le terreau d’une rhétorique parfaitement huilée.
Que ces deux vidéos relèvent d’une opération de propagande iconographique n’est certes un secret pour personne, mais le nœud du problème consiste notamment à faire d’images en basse résolution, filmées à la volée, des certificats d’authenticité attestant de la pertinence d’un projet de société, quand bien même ces images « pauvres », comme les désigne Hito Steyerl, seraient initialement détachées de tout discours ou graphiquement noyées dans l’incertitude du flou. Dans un texte célèbre sur la question, la plasticienne et théoricienne allemande évoquait les horizons et les limites de cette nouvelle catégorie d’images et de ses usages esthétiques, culturels et politiques : « L’image pauvre produit des réseaux globaux anonymes tout en forgeant une histoire partagée. Elle établit des alliances au gré de ses pérégrinations, provoque des traductions ou des contresens, et crée de nouveaux publics et des débats. En perdant de sa substance visuelle, elle retrouve une part de son dynamisme politique, et crée une nouvelle aura autour d’elle. » D’où notamment la confusion sémantique que peuvent occasionner ces images évoluant dans les eaux troubles de l’indistinction. Comme le rappelle Christa Blümlinger à propos du remploi dans les arts filmiques et les nouveaux médias : « Nous sommes, devant le found footage et à l’époque du traitement numérique de l’image, confrontés à une transformation des valeurs. Les oppositions conceptuelles sont déplacées, supprimées ou redéfinies : entre le documentaire et la fiction, l’authentique et la falsification, la réalité et l’imagination, mais aussi entre l’indice et l’icône, l’analogon et le schéma, le figuratif et l’abstrait. »
Il y aurait à cet égard beaucoup à dire sur le remploi, chez Zemmour, de fictions patrimoniales et sur le fait que l’image que ce dernier a de la France n’est justement rien d’autre qu’une image – un roman national illustré par de vagues fabulations touristiques (la France des Misérables vue par Tom Hooper, celle de Jeanne d’Arc dépeinte par Luc Besson…). Ce qui importe ici tient peut-être davantage à la distinction graphique et symbolique proposée entre certaines images d’archive et celles où apparaît, justement, l’élu(e). Christiane Taubira se présente par exemple à la manière d’un ange, éclairée d’une lumière divine, dans des plans arborant la plasticité nette et glorifiante des captations professionnelles de concerts. Les boursicoteurs et autres agents de la destruction écologique qu’elle pointe du doigt dans son texte (ce « Vous » plusieurs fois répété) sont à l’inverse masqués sous des images anecdotiques et floutées de graphiques financiers, de gratte-ciels aux vitres opaques ou de morceaux de banquise qui s’effondrent.
Concernant Zemmour, lorsque des archives du candidat lui-même (en sus des images le montrant déplier son discours) sont intégrées au montage, elles obéissent aux codes de la communication politique traditionnelle : haute définition, cadre stable, mise en scène précise et contrôlée avec, au centre, l’homme providentiel. Tout le contraire en somme de ces « délinquants » qui le fascinent tant et apparaissent ici floutés, comme des émanations numériques dans une nuit noire hantée par l’angoisse que produit l’imprécision de leurs figures pixelisées.
« Ensemble, les images pauvres donnent un aperçu de la condition affective de la foule, ses névroses, sa paranoïa, et ses peurs, ainsi que son irrésistible désir d’intensité, d’amusement et de distraction. » Il était quelque part logique que l’imagerie politique s’empare tôt ou tard de la basse résolution. Et il était tout aussi attendu que l’image du politique reste, quant à elle, inaltérable. Celle-ci se pense même en mesure de braver le maelstrom pictural de son temps : c’est elle qui ouvre et conclut chaque montage ; elle qui réapparaît lorsqu’il est question de marquer un point décisif ; elle qui, autrement dit, croit faire raccord. Une telle méprise nous permet de relativiser la récupération dont le found footage, ainsi que toute l’esthétique liée aux images « pauvres », font ici l’objet : les figures politiques n’ont visiblement pas conscience de n’être elles-mêmes que des images parmi d’autres.
Une fois les vidéos terminées et ensevelies dans les bas-fonds de nos historiques, les voici déjà ravalées dans les entrailles d’une insondable mosaïque de textes, d’images et de sons. À nous, ensuite, d’effectuer nos propres raccords.