Une tendance assommante à l’ « hommagisme » (avec grosse larme à l’œil) fait de la mort d’un cinéaste un moment où les plus étranges rédemptions interviennent — avec concours de superlatifs pour en faire une grande perte. Avec la mort de Harun Farocki, la perte est grande, mais elle ne représentera qu’une vaguelette au cœur d’un été où déferlent sur les écrans des images d’actualité qui l’ont peut-être passionné jusqu’à son dernier souffle, qu’il aurait éventuellement — dans un film, avec une installation, au sein d’une exposition — montées, montrées, disséquées, remontées, remontrées, pour établir des rapports dialectiques, pour en révéler l’idéologie sous-jacente, pour étudier et questionner les régimes d’image. Au sein d’une œuvre essentielle, Harun Farocki a placé au centre l’image comme représentation et langage, en se mettant à l’affût des signes qui la composent, des symptômes qu’elle recèle, l’intégrant également dans une historicité — dans l’histoire tout court, et aussi dans l’histoire du cinéma. Il s’est notamment intéressé en pionnier, avec une clairvoyance frappante, aux images de surveillance (Eye / Machine), ainsi qu’au virtuel et au jeu vidéo, en les faisant dialoguer avec les guerres contemporaines (War at the Distance, Serious Games).
Critique et théoricien, citoyen engagé, pédagogue et enseignant ; beaucoup de ses films unissent ces multiples facettes, auxquelles il faut ajouter celles de vidéaste et de commissaire d’exposition. On peut citer, parmi plus de 90 titres d’une filmographie réticulaire parfaitement cohérente, quelques jalons : Feu inextinguible (1969), Industrie und Fotografie (1979), Images du monde et inscription de la guerre (1988), Vidéogrammes d’une révolution (1992, co-réalisé avec Andrei Ujica), Arbeiter verlassen die Fabrik (1995), Zum Vergleich (2009). Ces deux dernières années, on a pu découvrir à Cinéma du réel Ein neues Produkt (2013) et Sauerbruch Hutton Architekten (2014), deux films poursuivant une réflexion sur le langage, le parler, le pouvoir, la division du travail, qui comptent parmi l’un des nombreux champs qu’il a investi avec une abnégation passionnée. Si la filmographie de Harun Farocki n’a pas bénéficié d’une immense diffusion en France, le Musée du Jeu de Paume (1995 et 2009) et à la Cinémathèque française (2002) ont heureusement œuvré en ce sens, ainsi que la Bibliothèque Publique d’Information (BPI) via le Catalogue national des films documentaires, qui permet la consultation de plusieurs de ses films. Espérons enfin que la sortie d’Images du monde et inscription de la guerre et d’En sursis en DVD ne constitue que le début d’un travail éditorial plus large.
La continuation de cette tâche de diffusion paraît essentielle car Harun Farocki peut faire figure de révélation pour celui qui le découvre. C’est-à-dire qu’on ne voit plus ensuite une image, le cinéma, le monde de la même manière ; il s’agit d’un art qui rend intelligible, qui fait dialoguer le conceptuel et le sensible, qui ouvre la représentation au sens, à la pensée et aux idées, qui ne donne pas à voir, mais aide à savoir voir. Le cinéma comme terrain de transformation de la façon de se représenter le monde et d’appréhender le réel, il est difficile d’imaginer plus beau programme. Harun Farocki s’est éteint et nous manque déjà, c’est un fait. Mais ses films à (re)découvrir continueront de nourrir nos regards, voilà un autre fait.