« Si j’ai la moindre distraction, la moindre défaillance, surtout si j’interprète trop un jour, si une théorie aujourd’hui m’emporte, qui contrarie celle de la veille, si je pense en peignant, si j’interviens, patatrac, tout fout le camp ! »
La frappe majeure des films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub tient sans aucun doute à la notion de travail : on pourrait reprendre ces mots de Cézanne, tirés du film éponyme, pour définir le travail exigeant que le couple demande au spectateur. Un travail parallèle au leur, qui exige une attention extrême, à chaque mot, chaque passage furtif d’une ombre dans l’image, d’un regard ou d’un son. Les Straub, travailleurs acharnés de leur cinéma, font travailler la terre entière sur la même ligne dure et sans concession qu’ils ont tracés depuis leur premiers films. Le travail sort du cadre, de la précision des cadrages, de la diction particulière, aussi difficile à émettre par les acteurs qu’à recevoir pour les spectateurs. Dans les films des Straub, le travail respire. Il n’est pas là pour faire ornement, mais pour s’imposer comme la conscience d’un réel, le fonctionnement d’une pensée de l’acte et du dire. Éveiller le spectateur, lui apprendre à regarder, à tenir son attention et vivre tout entier tendu avec le film compose la grande singularité du cinéma des Straub.
Après avoir tant vu le travail sortir des films, il est intéressant de voir celui qui les réalise. Telle est l’ambition de ce coffret, qui contient plusieurs raretés que nous souhaitions voir depuis plusieurs années. Le coffret nous offre aussi le merveilleux court métrage Toute révolution est un coup de dés, adaptation du poème de Mallarmé Jamais un coup de dés n’abolira le hasard et évocation de la Commune. Durant dix minutes, le texte fragmentaire et obscur de Mallarmé sera divisé entre sept participants assis dans le cimetière du Père Lachaise, mettant en relief leurs différences de ton et d’accent (plusieurs acteurs étrangers, dont Manfred Blank que l’on retrouvera dans Amerika, rapports de classe).
Nous sommes heureux également de pouvoir visionner le film introuvable de Jean-Charles Fitoussi (Sicilia ! Si Gira), longtemps assistant des Straub et par ailleurs grand cinéaste, qui nous donne un aperçu du tournage et du mixage de Sicilia !, et s’attache à analyser au sein de son film les axes de travail. Le travail de l’espace, tout d’abord, avec la recherche d’un point de vue central où la caméra peut tout filmer suivant une unique perspective, et où seules les focales et les grosseurs de plan changent. Est évoqué également le travail de diction, où les gestes et les intonations marchent ensemble. La caméra possède une propriété radiographique, elle voit si l’acteur comprend le texte en même temps qu’il le prononce, « N’attendez pas la forme avant la pensée, mais en même temps, elle sera là » dit ailleurs Jean-Marie Straub. Les références abondent, à Bresson mais aussi à Renoir, lorsque Fitoussi filme une répétition à travers une fenêtre. Fitoussi prend son temps, et montre aussi les temps morts, les attentes, les écoutes. Il s’amuse à reconstruire (comme il le fera dans ses propres films) la temporalité du tournage, faire des allers-retours annoncés par des cartons.
Le film de Fitoussi est passionnant par ce qu’il filme, mais reste formellement moins intéressant que celui de Pedro Costa (Où gît votre sourire enfoui ?), s’attachant à filmer le montage de Sicilia ! dans les studios du Fresnoy. Fidèle à son esthétique de film de chambre, la caméra de Costa, fixe, ne quitte ce lieu sombre que pour entrer dans une salle de cinéma où Straub et Huillet discutent avec des spectateurs après une projection. Le film de Costa a eu un grand retentissement chez les admirateurs des Straub, car il allie une sorte de rigueur formelle à la composition d’un portrait de couple. Le maître mot du film est la fidélité, celle d’un couple de créateurs ayant su se partager admirablement les tâches au sein d’un film, véritable couple de cinéma. Costa montre ces échanges un peu vachards, très drôles (on rit beaucoup dans ce film), et donne aussi l’occasion d’entendre les cinéastes dans leurs prises de position théoriques. Le film se partage entre attention (celle de Danièle Huillet et du montage) et tension (incarnée par Jean-Marie Straub et ses virevoltes entre l’intérieur et l’extérieur) ; Pedro Costa ouvre son image et saisit une multitude de rapports entre le couple, les étudiants hors-champ, les images mouvantes du montage. Un des plus beaux films de la collection « Cinéaste de notre temps », et aussi l’un des plus attentifs. Dans ses 6 bagatelles, Pedro Costa montre six saynètes amusantes, petites perles précises de la vie conjugale, dans une sorte d’écho complice à En rachâchant, où la force de frappe du comique n’avait d’égale que sa brièveté et sa simplicité burlesque.
Harun Farocki filme deux séances de répétition et le tournage d’un plan d’Amerika, rapports de classes, en 16mm. Jean-Paul Toraille s’attache quant à lui au tournage de La Mort d’Empédocle (malheureusement absent des coffrets), en vidéo (amateur), où l’image et le son restent de qualité médiocre. Les deux films insistent, comme journal de tournage, sur le travail de diction et de stature. Le film de Farocki possède une belle force, son montage cut prend le ton sans effet des paroles du couple, et récupère dans sa forme la fermeté et la concision straubienne.
Le film de Laura Vitali est un peu différent, et compose un objet assez étrange. Contrairement aux autres documentaires, qui essaient toujours de coller aux obsessions et à la morale des cinéastes, Straub-Huillet, Ces rencontres avec eux garde une forme très classique de documentaire sur la pièce de Pavese, montée par les Straub au théâtre (avant qu’ils l’adaptent pour le cinéma en 2006). L’amateur de l’œuvre straubienne pourrait voir une sorte de traîtrise, ou une succession de faux pas dans la manière dont la cinéaste va au devant des Straub comme on filmerait n’importe quel cinéaste, zoomant sur les visages, oubliant que le cinéma des Straub est déjà une manière singulière d’appréhender le monde et les images. Cette sorte de culot inconscient dédouble le film, et permet une approche intéressante, car la cinéaste pleine de bonne volonté va au devant des gens, interroge les Straub et leurs acteurs pour composer, en quelque sorte, un regard moyen, extérieur, du vulgum pecus sur l’œuvre des cinéastes. Ce qui n’empêche pas un contenu passionnant, notamment les interviews des acteurs, leurs visions du travail et des films.
Enfin, le film de Philippe Lafosse, Dites-moi quelque chose, est tout à fait singulier. « Pauvre » film (à la qualité technique très médiocre) – et semble-t-il, ruines du film qu’il aurait voulu faire –, il s’attache à la parole de Jean-Marie Straub (après le décès de Danièle Huillet) avec les spectateurs. Tout au long de leur vie, les cinéastes ont souhaité, dès que cela était possible, présenter leur film et débattre avec les spectateurs. Pour répondre aux questions (et parfois, aux accusations), mais moins pour défendre leur film que rappeler les devoirs éthiques du cinéma. Ce film est le pendant vivant et pugnace de l’excellent recueil d’entretiens avec le public publié par Philippe Lafosse en 2007 (L’Étrange Cas de Madame Huillet et Monsieur Straub, éditions Ombres).
Le coffret des éditions Montparnasse vient tout à propos éclairer une pratique de cinéma unique et absolument géniale, que tout amateur de cinéma se doit de connaître et d’apprécier, s’il pense que le cinéma est capable. Capable de résistance, capable de justesse et de donner du sens, capable enfin d’être utilisé pour mieux voir, et accéder à une meilleure conscience du sensible, via un apprentissage permanent. C’est tout cela que nous donnent les Straub, à travers une praxis du cinéma qui s’inscrit dans les films et dans le faire même des films. Qu’ils en soient encore une fois remerciés, et réjouissons-nous de pouvoir voir et revoir ces films manifestes.