Après avoir présenté pendant trente ans Le Masque et la plume, Jérôme Garcin a laissé le micro à Rebecca Manzoni le 31 décembre dernier. Ce passage de flambeau me donne l’occasion de revenir à la fois sur la place de cette émission dans le champ critique, mais aussi sur le rapport intime que j’entretiens avec elle.
Je me souviens d’une intervention sur un film de Raúl Ruiz. J’en ai oublié le titre et le nom des critiques présents ce soir-là, mais je me rappelle précisément que la personne qui en parlait (ce devait être un conseil de fin d’émission) m’avait donné envie de le voir. C’était un dimanche soir, en voiture avec mes parents, je ne sais pas quel âge j’avais. Quand nous devions prendre la route le dimanche, j’espérais toujours que nous partirions suffisamment tard pour pouvoir écouter Le Masque et la plume, à 20h sur France Inter. Le générique commençait en général dans les bouchons, et je croisais les doigts pour que la voix de Jérôme Garcin annonce une émission « consacrée ce soir à l’actualité du cinéma ». C’était, après la fascination suscitée par les étoiles de TV Magazine, ma première expérience de la critique.
Quinze ans plus tard, j’écoute Le Masque chaque semaine, en général pour accompagner la vaisselle que je laisse sciemment dans l’évier tout le week-end en attendant l’heure fatidique. Mais quelque chose a changé. M’étant mis à écrire de temps en temps sur le cinéma, j’espère désormais que l’émission du jour sera consacrée à l’actualité littéraire, ou bien à celle du théâtre. Je ne lis pas, en général, les livres dont il est question dans l’émission littéraire, ni ne vois, à de rares exceptions près, les pièces évoquées dans l’émission théâtrale. Je peux donc profiter du spectacle sans m’agacer outre mesure de la manière dont une œuvre est abordée, en conservant surtout un certain respect pour l’érudition des critiques au micro : ils et elles semblent avoir tout lu, tout vu. Leurs échanges ne manquent pas de goguenardise, de litanies d’adjectifs pour les uns, de hors-sujet total ou même d’embardées réactionnaires pour les autres, mais, au moins, je ne doute jamais que celles et ceux qui parlent en savent plus que moi.
La petite table critique
La raison pour laquelle l’émission cinéma m’est désormais très difficile à écouter tient en partie à la place qu’occupe Le Masque dans le paysage audiovisuel français : exception faite des Midis de Culture, nouveau programme bienvenu sur la grille de France Culture, après plusieurs saisons à ostraciser la critique, il s’agit là de la seule émission de critique sur le service public, en tout cas de la plus populaire. Pour une partie des 800 000 auditeurs hebdomadaires de l’émission, le programme constitue l’unique discours critique auquel ils sont exposés. Autrement dit, pour beaucoup de gens, la critique de cinéma se résume à la mauvaise foi et aux jeux de mots (parfois drôles) d’Éric Neuhoff (du moins jusqu’à son départ il y a peu), ou au fait de dire qu’un film est « bien filmé », ou au contraire « filmé avec les pieds », ou encore, de temps à autre, qu’il donne à voir « des paysages magnifiques ».
C’est comme si je me sentais responsable de l’indigence de telle ou telle intervention : d’une certaine manière, ce groupe de personnes est censé me représenter. Or j’y entends rarement mon avis (il y a quelques semaines encore, le plus mauvais film de Kore-eda se voyait encensé à l’unanimité), mais, plus grave, les arguments critiques s’y font rares. Il y a bien sûr des exceptions, que l’on doit en général à Jean-Marc Lalanne (sa voix traînante constituant, depuis toujours, un refuge d’intelligence et de douceur, par-delà les désaccords), à Camille Nevers (qui ne fait malheureusement plus partie de la nouvelle équipe constituée par Rebecca Manzoni) ou à d’autres, au gré de leurs tirades plus ou moins inspirées (il y en a toujours, mais je ne vais pas distribuer les bons points).
Prenons par exemple les échanges autour de Showing Up, le dernier film de Kelly Reichardt, évoqué lors de l’émission du 9 mai 2023. Si Xavier Leherpeur défend le film un peu mollement et que Lalanne se distingue comme d’habitude (« il y a un truc à la Desplechin, de rivalité mimétique, qui est très profond » – sacré Jean-Marc), Pierre Murat comme Charlotte Lipinska, soit la moitié du panel, utilisent cet argument de comptoir : « il ne se passe rien ». C’est non seulement faux (il se passe toujours quelque chose dans un film, même quand il est réalisé par James Benning), mais le relâchement narratif ou le refus des impératifs édictés par les manuels de scénario (conflit, trajectoire du personnage, etc.), reprochés entre les lignes à Showing Up (qui en contient pourtant des traces, soit dit en passant), ne sauraient en aucun cas être retenus contre un film. Quand bien même on accepterait l’expression, l’histoire du cinéma est parcourue de bons films dans lesquels « il ne se passe rien » comme de mauvais films dans lesquels « il se passe quelque chose », et inversement : ça ne peut pas constituer une sentence définitive. Que des participants de la plus prestigieuse émission critique de France puissent penser que leur ennui raconte quoi que ce soit de la qualité d’une œuvre me déprime.
Aux portes du salon
Malgré tout cela, pour les exceptions citées plus haut et pour le plaisir du divertissement, je continue d’écouter Le Masque. Une chose me rend l’émission indispensable : la promotion culturelle n’y a pas sa place (si l’on excepte les injonctions à se rendre en salle et les conseils de fin d’émission), et la parole reste libre. Jérôme Garcin s’en est souvent vanté à juste titre. Il est par exemple difficile de mettre des mots sur le plaisir éprouvé à l’écoute d’Arnaud Viviant révélant, avec un certain génie du rythme, l’identité de l’assassin dans le dernier polar d’Harlan Coben (émission du 24 décembre 2023). Olivia de Lamberteri, après avoir dit du mal du livre, terminait son intervention en glissant « Chez Harlan Coben, le coupable est toujours soit le plus gentil, soit le plus riche, et je ne vous dirai pas », avant que Garcin ne passe la parole à Viviant : « Ben c’est le plus riche ». Manière, par un mauvais esprit absolu, de détruire chez l’auditeur toute envie d’acheter le livre. Souhaitons au moins à Rebecca Manzoni de parvenir à atteindre ce degré de comédie, que Garcin savait parfaitement réguler, en hôte à son aise. Manzoni ne me semble d’ailleurs pas avoir encore trouvé sa place, entre l’abominable nouveau générique, dont les auditeurs se plaignent à juste titre dans le courrier (quelle improbable soupe), un trop grand interventionnisme dans l’encadrement des débats et une tendance à expliquer les blagues ou à surligner chaque débordement (« vous écoutez bien Le Masque et la plume »).
Au fond, le Masque de Garcin, dans sa décomplexion bourgeoise, donnait, à son meilleur, l’impression d’écouter aux portes du salon de la duchesse de Guermantes, sentiment que Manzoni ne parvient pas encore à reproduire avec la distance scolaire qui la sépare, à ce stade, du reste de la table. Certes, cela ne fait guère que deux mois, mais le signal envoyé par le renouvellement partiel du panel de critiques n’est déjà pas très rassurant. Dès sa première participation, le 7 janvier dernier, Christophe Bourseiller, que je ne connaissais pas auparavant, a cru bon, pour parler d’un film (Iris et les hommes), d’évoquer uniquement le dégoût que provoquait chez lui le sujet (en l’occurrence, les applications de rencontre), le tout sur fond d’une petite musique conservatrice qui, décidément, ne quittera jamais l’émission. Ignore-t-il donc qu’on ne peut pas juger un film sur son sujet, quel qu’il soit, mais que sur la façon dont il s’en empare ? Enfin, le cinéma attendra, j’ai de la vaisselle en retard.