Dans Bronx et Cal State Long Beach, CA, réalisés en 2021 pour la collection « Où en êtes vous ? » du Centre Pompidou, Kelly Reichardt s’attachait déjà à scruter patiemment la gestuelle d’artistes au travail. Qualifiés de « courts métrages préparatoires » à Showing Up, que la cinéaste était alors en train d’écrire, les deux films sont semblables aux esquisses présentes dans la scène d’ouverture. Tandis que les croquis préfigurent les sculptures de Lizzie, on y retrouve par ailleurs les créations fragiles et tentaculaires de Michelle Serge, de même que les figurines colorées de Jessica Jackson Hutchins, présentées comme les créations de Jo (Hong Chau) et de Marlene (Heather Lawless). Un autre emprunt au réel confère à Showing Up une dimension ouvertement autobiographique : à l’image de la cinéaste, qui enseigne le cinéma au Bard College de New York, Lizzie exerce une activité artistique tout en travaillant au sein d’une école d’art. À ceci près que son emploi est plus ingrat : elle est cantonnée au secrétariat de l’école, avec sa mère comme superviseure hiérarchique.
La beauté du film réside précisément dans les liens qui se tissent entre le quotidien du personnage et son œuvre, influencée et remodelée par les petits événements de la vie. La protagoniste semble d’abord buter contre un mur invisible ; elle cherche tant bien que mal à travailler sur sa prochaine exposition alors qu’une série d’obstacles se dresse sur son chemin. Outre ses problèmes avec Jo, sa voisine et propriétaire (qui tarde à remplacer un ballon d’eau chaude défectueux), son chat perturbe sa première journée de travail et attaque un pigeon en pleine nuit, lui laissant sur la conscience un corps mutilé. Par un revirement ironique, Jo trouve l’oiseau le lendemain matin et, ne pouvant s’en occuper, confie sa garde à Lizzie. Lorsque cette dernière peut enfin se concentrer, ses gestes semblent comme influencés par l’incident : elle commence en effet par rompre le bras d’une statuette avant de le recoller, comme pour rejouer la brisure, puis la réparation, de l’aile du pigeon. Plus tard, elle se montre insatisfaite lorsqu’une de ses œuvres en argile prend un « coup de chaud » au moment de son passage au four. Face à ces imprévus, qui déteignent sur la matière même des œuvres et les chargent d’un supplément d’âme, on ne peut s’empêcher de penser à Jean Renoir et au rapprochement qu’il effectuait entre céramique et cinéma, deux arts soumis aux caprices du hasard et dont le résultat s’écarte souvent des intentions de l’auteur. La terre subit les variations de température de la même manière qu’un film doit composer – par exemple – avec les aléas d’un tournage. Le plus difficile pour l’artiste revient alors à accepter que son œuvre lui échappe et affiche des marques d’imperfection ou l’empreinte d’autres mains, comme celles d’Eric (André 3000), chargé de la cuisson des sculptures. Au moyen de travellings et de plans de coupe dévoilant les étudiants au travail, Kelly Reichardt parvient à capturer un esprit de ruche, au sein duquel chacun explore les possibles d’un médium qui lui correspond, qu’il s’agisse de la terre, de la laine ou d’images animées. Lizzie apparaît toutefois en retrait de l’activité du campus et de ses collègues, ou isolée au sein du cadre. Dans une scène, alors qu’elle déjeune seule, Reichardt oppose en contrechamp des élèves qui dansent ensemble, librement, comme s’ils accueillaient la vie à bras ouverts, à l’inverse de la sculptrice.
Transfigurations
Si l’oiseau blessé apparaît comme la pierre angulaire du film, c’est aussi parce que l’intrigue s’articulant autour de lui vient éclairer sous un jour nouveau le personnage de Lizzie. À travers cette figure de femme exerçant librement son art, Michelle Williams semble comme réaliser les ambitions déçues de Mitzi, la femme au foyer qu’elle incarnait dans The Fabelmans (d’où réchappe également Judd Hirsh, l’oncle Boris, à nouveau dans le rôle d’un artiste extravagant), qui avait renoncé à une carrière de pianiste pour se consacrer à son rôle d’épouse et de mère. Loin des fantaisies et des débordements du personnage spielbergien, l’actrice brille ici dans une composition plus sèche, incarnant une femme a priori malaimable dont le visage semble perpétuellement fermé et la démarche comme alourdie par les contrariétés et les petites vexations du quotidien. On se surprend alors à voir dans ses statues vives et aériennes, figées dans des postures acrobatiques à l’opposé de son apparence terne et sévère, une transfiguration de l’artiste.
De la même manière, la présence de l’animal révèle une autre Lizzie, plus douce et moins revêche. Peu commode avec ceux qui l’entourent, elle se montre en revanche de plus en plus sensible et soigneuse avec l’animal dont elle avait initialement tenté de se débarrasser. On ne lui connaît pas de relation sentimentale et de fait, si l’amour n’est pas absent des films de la cinéaste, il prend souvent des contours inattendus, qu’il s’agisse d’une amitié ou d’une camaraderie (Old Joy, First Cow) ou d’un rapport privilégié avec un animal. Dans Wendy & Lucy, Michelle Williams formait déjà avec sa chienne un duo magnifique tandis que First Cow établissait un lien secret entre Cookie (John Magaro, qui insuffle ici sa fragilité bouleversante au personnage du frère) et une vache. L’oiseau permet ici à Lizzie de réussir là où elle échoue avec son frère, que rien ni personne ne semble pouvoir sauver de sa maladie. Ce n’est pas un hasard si c’est lui qui s’en saisit pour le libérer lors de l’exposition, avec une facilité si déconcertante qu’elle réduit le monde alentour au silence. Avec son envol, c’est tout le poids de l’existence, des querelles de voisinage aux tensions familiales, qui semble d’un seul coup s’effacer. L’héroïne peut alors marcher, le temps d’un instant, vers une existence aussi paisible et aérienne qu’un ciel de fin de journée.