Nous voilà rassurés: le cinéma et, plus largement, l’image ont toujours quelque chose à voir avec le politique. La toute-puissante doctrine du divertissement, pour laquelle la fiction ne vaut pas comme reconstruction d’un monde réel mais comme ludique et vain «univers» clos sur lui-même, vient récemment d’être mise en déroute par quelques Clodoaldiens et Versaillais offusqués par l’affiche de L’Inconnu du lac, le dernier film du cinéaste Alain Guiraudie. En allant se plaindre comme de grands enfants à leurs mairies maternelles, en appelant à la censure pour un baiser entre deux hommes, ces habitants inquiets pour leurs enfants nous font le plus beau des aveux: le cinéma est toujours une affaire sérieuse, c’est-à-dire une histoire de tous pour tous. Et en voulant arracher ses images à la rue, ils nous indiquent plutôt son lieu naturel: le domaine public, ce réel partagé qui ne demande qu’à vivre d’échanges et de discussions. Malheureusement, au lieu du débat dont les conservateurs nous privent, nous risquons d’avoir droit à sa version médiatique et dévoyée, cette peau de chagrin chagrinante qu’est la polémique.
Mais aucune polémique ne doit avoir lieu; aucune guerre d’opinions ne doit être ici engagée: argumenter pour que cette affiche occupe l’espace publique reviendrait à démontrer par l’absurde que les publicités ont le droit d’être vues. En revanche, nous avons droit aux questions: est-il concevable que des instances politiques décisionnelles acceptent d’être les esclaves obéissantes d’opinions subjectives et minoritaires? Est-il seulement légal, dans un pays où les mariages entre personnes de même sexe sont désormais célébrés dans un cadre juridique élaboré démocratiquement, que des municipalités s’arrogent le faux droit d’aller contre la volonté générale? Toutes ces questions très simples, il faut les poser face à ceux qui se constituent en brigues, ces «associations partielles aux dépens de la grande» que dénonçait déjà Rousseau et qui rêvent de substituer aux lois de tous leurs volontés particulières. Aujourd’hui, la forme de leur volonté conduirait à faire des homosexuels des êtres essentiellement privés, des existences rivées à l’espace intime comme les femmes des années cinquante devaient trouver au foyer leur horizon pour la vie, sous peine d’être assimilées à des «femmes publiques», ironique euphémisme par lequel on désignait les prostituées.
Inutile de s’épuiser à contrer les rebelles de Versailles. En agissant de la sorte, ils se vouent eux-mêmes à la disparition. Pourquoi? Parce que le temps a toujours oublié les censeurs: qui se souvient des noms des fondamentalistes catholiques opposés au Je vous salue Marie de Godard et des censeurs du Petit Soldat? Personne. Personne n’oserait non plus imaginer que certains, il y a plus de cinquante ans, appelèrent au parlement suédois à recouvrir de pudeur certaines scènes du Silence de Bergman. Que Messieurs les censeurs, qui finiront de toute évidence dans les eaux noires de l’oubli, se rassurent: il n’y a guère que dans les clips de R’n’B que l’homosexualité n’est pas représentée. C’est que ces produits de l’industrie ne nous ont jamais donné des images de la vie. Les puissances égalitaristes du cinéma, qui s’attellent justement à cette tâche, sont trop fortes: Guiraudie, Kechiche, Dolan, Lifshitz et bien d’autres, à la suite de Dreyer, Wilder, Pasolini et Fassbinder irradient les consciences de ce qui apparaîtra dans un futur proche comme une «seconde nature» ou une «première culture». Par ailleurs, en indexant cette image, les rebelles conservateurs doublent le film de Guiraudie de l’attraction propre à toute transgression et mettent leur déni du réel au service de la cause qu’ils pensaient combattre.
Hommes du passé, ne nous volez pas ce baiser. Le baiser de Guiraudie a sa place dehors, au grand jour, comme l’enfant a la sienne dans un monde pluriel, où tout ne sera jamais tout à fait un décalque de l’Un, où le désir ne se soumettra jamais tout à fait à la norme, pesant et triste monolithe, toujours prompt à nous transmettre son cauchemar de marbre. Images, de Guiraudie ou d’ailleurs, secouez-les, secouez-nous!