Un parking sauvage. Un bois. Une plage de galets. Chaque jour, Franck traverse chacun de ces lieux pour retrouver, au bord d’un lac, des hommes venus comme lui abandonner leurs corps nus aux rayons du soleil et au regard d’autrui. Parmi les nombreux individus rencontrés au gré de ce rituel quotidien – dont certains feront l’objet d’une exploration intime dans les bosquets – deux vont prendre de l’importance aux yeux de Franck : Henri, quarantenaire bedonnant qui reste vêtu et à l’écart de tous, passant l’après-midi à regarder l’horizon ; Michel, grand moustachu au corps athlétique qui lui inspire au premier regard un désir foudroyant. Récompensé du prix de la mise en scène dans la section « Un certain regard » lors du dernier festival de Cannes et vainqueur de la Queer Palm, le nouvel opus d’Alain Guiraudie est une merveille.
À l’instar du lac où il nage si élégamment, la surface scintillante de Michel recouvre une intériorité bien sombre. Témoin direct de sa violence, Franck ne se détournera pas de l’objet de son désir et entamera avec lui une liaison passionnée, limitée cependant au cadre susmentionné : lac, bois, galets, parking. Cette géographie restreinte dit beaucoup de ce qu’est L’Inconnu du lac. On pourrait parler d’exercice d’épure : la mise hors champ de l’ailleurs dégage les personnages de leur quotidien pour amener leur histoire sur un terrain plus symbolique. Dans le même temps, le conte qui prend ainsi forme n’a rien d’abstrait mais s’appuie constamment sur la matière. Les potentialités expressives de chaque lieu se déploient pour teinter les situations qui se répètent d’une tonalité toujours renouvelée, selon les variations de la lumière naturelle, minutieusement exploitée. La plage dégage tantôt une chaleur dorée et fluide, tantôt une blancheur aveuglante. Les corps qui remuent dans les feuillages sont parfois pris dans une communion plastique où ombres et lumière, feuilles et peau deviennent indiscernables, tandis qu’à d’autres moments, les feuilles se font coupantes comme des lames. C’est donc par ces lieux mêmes, par les regards portés depuis l’un vers l’autre, par les déplacements que les personnages y effectuent que le récit d’Alain Guiraudie prend corps, dotant la simplicité des actes représentés d’une épaisseur à la fois sensuelle et allégorique. On pense aux grands récits de l’Antiquité grecque sur la naissance de l’univers : les lieux ici aussi semblent animés d’un esprit et capables de générer des créatures fantastiques. Cette façon de toucher aux idées les plus abstraites par la matérialité la plus nue est sans doute la marque des grands cinéastes. Guiraudie y adjoint un art du verbe qui relève d’une tension semblable entre matière et idée. Les dialogues de L’Inconnu du lac possèdent la tonalité du quotidien, jusqu’au prosaïsme. Dans le même temps, par leur grande précision, ils ne cessent de signaler des phénomènes plus larges et plus profonds.
C’est peut-être dans la représentation de la sexualité que la convergence entre la matière et l’idée est la plus éclatante. Plus explicites que l’ordinaire des scènes de sexe autorisées dans le cinéma traditionnel, celles-ci sont aussi moins obscènes. Peut-être parce que la caméra a su, au préalable, faire sien le regard de Franck, épouser les mouvements de son désir. Parce que les personnages y continuent d’être eux-mêmes, de se dire des choses – la question de la protection, notamment, n’est pas éludée. Parce que l’assouvissement d’un désir lentement mûri ne constitue pas la clôture d’un épisode narratif (« c’est fait ») : la relation de Franck et Michel continue, dans ces moments-là, de se définir, de s’embraser ou de se glacer. Parce que chaque plan dure le temps qu’il faut. C’est donc une mécanique infusée d’affects que Guiraudie met en scène, à l’image de cette phrase que Franck répète deux fois : « Je vais jouir, embrasse-moi. » Nous savons comme Franck que Michel est dangereux et entrons avec lui dans la torpeur bouillonnante qu’il éprouve en sa présence, dans cette excitation des sens qui va de pair avec un relâchement de la rationalité. Nous sommes entraînés dans l’irrésistible présent de la rencontre avec ce corps de manière à ce que, pour nous aussi, la recherche du plaisir semble primer sur tout le reste.
Autrefois créateur d’univers fabuleux, où s’épanouissaient des créatures imaginaires, Guiraudie embrasse aujourd’hui le monde qui est le nôtre. Les ounayes ont disparu, reste un gigantesque silure qui hante les profondeurs du lac. L’aspect critique que renfermait la fantaisie de précédents films du cinéaste prend ici une forme plus inquiète. Au versant solaire de L’Inconnu du lac répond un versant nocturne, revers de l’hédonisme tantôt célébré. Un versant où l’abandon à un être devient mépris de soi, le désir envers un homme, oubli des autres et le sexe, vecteur de mort. Le soleil qui s’absente peu à peu laisse chacun seul : Franck pétrifié dans les broussailles, Henri hors champ, dans l’espoir déçu d’un peu plus de camaraderie et cette voiture désormais isolée sur le parking sauvage. La subtilité du film repose sur un art du point de vue, à la fois détaché et concerné. Les plans généralement fixes se rapprochent peu des visages, mais l’œil de la caméra est pourtant pris dans la ronde des regards, indubitablement impliqué. Débordant largement aussi bien le contexte homo que sa thématique sexuelle, le film interroge surtout la capacité des êtres humains à vivre ensemble et à s’extraire d’un principe de consommation en toutes parts infiltré. Comme Shame ou Spring Breakers avant lui, mais avec une forme de simplicité qui confine au sublime, L’Inconnu du lac travaille les questions fondamentales de notre époque. Il s’interroge sur ce que tout nous porte à oublier : la portée de nos actes.