Six mois après le succès de sa projection au festival de Cannes 2013 à Cannes, et sa sortie en salles, faut-il redire tout ce qui a déjà été dit sur L’Inconnu du lac ? Qu’il s’agit du film parfait de Guiraudie que l’on attendait depuis les débuts de son œuvre passionnante, d’un film qui parle du désir amoureux comme aucun autre ? Faut-il reparler de son éblouissante lumière, solaire dans les après-midis de drague et baignade, inquiétante et mystérieuses dans les crépuscules où les personnages se cherchent pour se faire du mal ? De son montage répétitif et millimétré qui permet de conduire jusqu’à la tragédie ? Faut-il revenir sur l’interdiction de son affiche, pourtant si peu explicite, dans les villes de Saint-Cloud et Versailles à la demande d’une poignée de citoyens et en plein contexte de la mise en place de la loi du Mariage pour tous ? L’édition DVD du film chez Épicentre répond par l’affirmative à toutes ces questions.
Du premier au dernier film, la mise en scène en question
Riche en bonus, l’édition DVD propose de redécouvrir Les héros sont immortels, qui met en scène dans le lieu unique d’une place de village la rencontre, chaque nuit, de deux jeunes hommes (dont le cinéaste) dans l’attente improbable d’un mystérieux poète de grand chemin. Le choix de ce premier court-métrage du cinéaste datant de 1990 est judicieux puisque l’on y trouve déjà, en dépit de ses moyens plus que réduits, la liberté formelle, la fantaisie et la précision du dialogue, le désir d’un récit à la fois prosaïque et métaphysique qui parcourent le reste de l’œuvre. Ce raccourci entre premier et dernier films du cinéaste permet de percevoir la constance de ses obsessions tout en mesurant son évolution. Il en ressort qu’en tournant L’Inconnu du lac contre son précédent film, Le Roi de l’évasion, Guiraudie revient à une forme de simplicité de scénario que l’on peut qualifier de pureté.
Si l’exercice propre à l’édition DVD d’inclure les scènes coupées ne convainc pas plus ici qu’ailleurs, la seconde bonne idée est d’avoir fait mener l’incontournable interview du cinéaste par un autre réalisateur, João Pedro Rodrigues, président du jury qui a décerné la Queer Palm au film en marge du Festival de Cannes. Il en ressort un entretien passionnant tourné vers des questions pratiques de mise en scène qui touchent à tous les aspects de la conception du film. Guiraudie évoque ainsi la conception du scénario, les questions de direction d’acteur (comment filmer les scènes de sexe non simulées et comment choisir d’inscrire le travail avec les doublures dans le même temps que le tournage avec les acteurs), sur le choix de filmer au crépuscule, etc.
O Fantasma
Cette discussion revient en particulier sur le tournage du plan décisif pour le récit de la noyade. Magistral, ce plan permet à lui seul de mesurer toute la complexité de ce qu’aborde le film. Cette scène est vue de loin à travers le regard de Franck, jeune homme qui fréquente depuis plusieurs jours le lac et ses abords en quête de baignades et d’amours passagères.
Les premiers cris étouffés peuvent être pris pour des gémissements de plaisir dans un premier temps, par un effet de raccord sonore avec la séquence précédente. En distinguant les deux figures qui s’agitent dans l’eau, au fond du cadre, on imagine ensuite qu’il s’agit du jeu de deux amants qui chahutent. Puis on comprend enfin que c’est bien à une mise à mort que nous avons assisté, avant de reconnaître dans le corps qui sort vainqueur de cette lutte, celui de Michel, objet du désir de Franck. Lorsque le cadre qui coïncide avec le regard de Franck se resserre sur Michel assis à côté des affaires abandonnées de son ami, on ressent, avec le personnage, un sentiment d’épouvante qui se mêle à l’idée que, comme cette serviette devenue vacante, la place dans le cœur du ténébreux assassin est désormais libérée.
Quel espace nous sépare de l’objet de notre désir ?, nous interroge le film qui décline, au gré des liaisons entre les différents personnages, mille et une façons de vouloir être à deux, amoureusement, amicalement, tendrement, jalousement, violemment… Sur la scène principale (le lac et sa plage) et dans ses coulisses (le bois et le parking), les lieux de l’action permettent de tracer une véritable géographie du désir. Dans cette carte du Tendre, Franck prône une forme de libération du désir, allant jusqu’à négliger le port du préservatif. Il sera d’ailleurs sermonné par l’un de ses partenaires qui lui reproche son manque de discipline en la matière. Ce même désir de liberté et ce goût de l’absolu qui l’entraînent à vivre jusqu’au bout sa passion pour Michel, au risque de se mettre en danger.
Hédonisme et luttes sociales
Si L’Inconnu du lac constitue l’un des films les plus puissamment universels sur la puissance du désir, il n’en évoque pas moins le glissement d’une pratique personnelle (un homme qui a des relations sexuelles avec d’autres hommes) vers une analyse sociologique de ce qui peut être élevé au rang de communauté. « Vous avez une drôle de façon de vous aimer », juge l’inspecteur chargé d’enquêter sur la disparition du noyé qui déplore qu’aucun des habitués de la plage n’ait donné l’alerte. Cet œil extérieur et scrutateur porté subitement par un regard extérieur met d’un coup en question et en jugement le petit groupe et fait basculer le regard du spectateur. La joie solaire du libre plaisir partagé s’obscurcit.
Le désenchantement qui se joue à l’arrivée de ce personnage peut être perçu comme emblématique du débat qui a fait rage au moment de la sortie du film : le déferlement d’amalgames, d’accusations, d’extrapolations auxquels les débats sur le vote de la loi ont donné lieu ont fait surgir un vent de culpabilité et de défiance totalement inattendu sur l’homosexualité. « Après cinq ans de sarkozysme, je n’avais plus tellement envie de rire » confiait Guiraudie dans un entretien radiophonique avec Laure Adler pour expliquer son souhait d’écrire un récit policier (même si on rit aussi beaucoup dans L’Inconnu du lac). Gageons avec tristesse qu’après la fracture qu’a provoquée pendant des mois la mise en place de la loi accordant aux personnes du même sexe le droit de se marier, il n’a toujours pas envie de se marrer.