Un parking, des bagnoles, un lac, des mecs, du vent, un bois : voilà ce qui peuple le dernier film d’Alain Guiraudie. Disons-le tout net, c’est ce que nous avons vu de mieux depuis le début d’un festival très aqueux, non pas en raison de la moiteur mais des trombes d’eau qui s’abattent sur la Croisette, ce samedi tout particulièrement. Cette plage – celle du film – est un lieu de drague homo où l’on vient se prélasser ; on y est tellement détendu qu’on tombe la chemise, le short et le slip pour s’offrir complètement nu au soleil radieux – il s’agit ainsi d’un véritable festival de verges fidèlement accompagnées de leurs deux bourses attenantes soumises aux lois de la gravité. Une fois le contact noué au bord de l’eau, les occupants s’aventurent dans les sous-bois pour poursuivre la conversation autrement que par la parole. Cinéaste du lieu, créateur de territoires aussi concrets qu’imaginaires, Alain Guiraudie élabore un cosmos à partir de ce lac et de ses alentours. Le lieu agit d’une façon centripète sur ceux qui s’y rendent, le reste du monde est un complet hors-champ ; on sait que les personnages habitent quelque part, qu’ils vont parfois boire un verre ou manger un morceau.
L’auteur du Roi de l’évasion n’a pas son pareil pour « écrire » les lieux, par des plans fixes ou quelques panoramiques intégrant ces figures brunies par le soleil dans un paysage tricolore : blanc cassé de la plage, vert des bois, bleu du ciel et de l’eau. Avec les variations lumineuses, les seules entorses à cette palette seront des plongées nocturnes fascinantes par leur dimension onirique et fantastique – dont la superbe séquence finale qu’on ne souhaite pas dévoiler. Le traitement de l’espace est véritablement admirable par la façon dont Guiraudie en fait un indicateur d’atmosphère, avec un sens de l’épure toujours plus affûté de film en film. On se prend à trouver une forme de romanesque – au sens littéraire –, comme lorsqu’il s’agit d’imprimer une tonalité à un nouveau chapitre – plans fixes sur le vent dans les arbres, sur les flots, panoramiques « descriptifs » inscrivant les figures dans le décor. On admire aussi à cet égard la manière dont le cinéaste fait émerger les personnages du paysage, notamment cet inimitable inspecteur, et bien sûr et avant tout cette créature de désir, presque abstraite, surgissant du lac. Si le film oriente le cinéma de Guiraudie vers des formes de pure corporalité, il conserve son sens des dialogues, avec, par exemple, la légende du silure de 4 (à 5) mètres, et un savoureux échange autour de la Renault 25 – il fallait oser !
Dans ce cosmos lacustre et sa proche banlieue, on suit les pérégrinations de Franck qui oscille bientôt entre deux personnages. Henri, un hétéro replet d’âge mûr qui vient là après le départ de sa femme, non pour draguer mais dans une sorte de perspective contemplative ; ils deviennent des sortes de confidents l’un pour l’autre. Puis évidemment Michel, une sorte d’hybridation entre un dieu grec, Freddy Mercury et Tom Selleck dans Magnum. L’amant de ce dernier disparaît un jour au fond de l’eau, sous les yeux de Franck, qui ne manque pourtant pas d’être happé par le désir pour ce dangereux éphèbe. Déjà perceptible auparavant, Alain Guiraudie pousse plus loin encore la logique d’érotisation jusqu’à des scènes de sexe « sans effets spéciaux » (érection, éjaculation, fellation). Plus que de la complexité des désirs et des sentiments, L’Inconnu du lac fait pleinement état de cette logique du danger et de l’abandon qui y préside. Cette dimension viscérale et la circulation d’Eros à Thanathos ont rarement été aussi bien rendue, notamment parce que, malgré la frontalité et l’explicite, la pudeur et la délicatesse dominent aussi bien les agissements de Franck que le regard du cinéaste.