Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le triomphe de The Artist aux César vendredi dernier n’était pas si attendu. Cette cérémonie (tout aussi lugubre que les précédentes) aurait dû se jouer entre le sacre d’Intouchables et de Polisse, deux films peu ragoûtants mais deux succès surprises (à échelles bien différentes bien sûr) cette année. Sacres tout ce qu’il y a de plus césarisables. Pourtant, l’Académie a préféré s’aligner avec le reste du monde en choisissant The Artist. Le film de Michel Hazanavicius a plu en France mais sans plus. Il a marché mais pas excessivement – et en sortant deux fois en salle. Il a récolté des critiques honorables mais pas dithyrambiques. C’est peu dire que tout le phénomène autour de lui à Hollywood a un peu pris la France de court. À quelques jours des Oscars où il était donné grand favori, il a fallu se positionner. De prime abord, The Artist a tout pour recevoir le César : film du milieu qui plaît sans excès et indiffère sans haine, il est suffisamment atypique pour sortir légèrement du lot, suffisamment pro et carré pour que la profession soit satisfaite de son professionnalisme et suffisamment inconséquent pour ne gêner personne. Le hic, c’est qu’il n’a rien de français, ou plus précisément rien de spécifiquement français, rien dans quoi les César pourraient s’y reconnaître. Le film singe le cinéma hollywoodien classique, ou plutôt une certaine idée du cinéma hollywoodien classique. Il en reprend ses formes, ses mimiques, ses standards auxquels le cinéma français ne s’est jamais identifié. Drôle d’exercice, pas forcément déplaisant mais totalement anecdotique, totalement déconnecté de la moindre identité esthétique qui a fait, fait ou fera le cinéma français. D’où l’embarras (et la surprise) à le déclarer meilleur film français pour l’académie des César, presque contrainte de le faire vis-à-vis des Oscars dont elle est la petite sœur mesquine.
C’est pourtant grâce à cet affaissement identitaire que le film a tellement marché en Amérique (soutenu par une campagne promotionnelle acharnée de Harvey Weinstein, personnalité décidément pleine de ressources). Ce qui a plu à l’académie des Oscars dans The Artist, c’est que ce film européen, français de surcroît, lui renvoie d’elle l’image qu’elle tente elle-même d’imposer : glamour, liftée, plastifiée, gominée. Elle est heureuse que la France la voie telle qu’elle désire qu’on la voie : l’aliénation du regard est totale. Pourtant, quiconque connaît un peu son histoire du cinéma sait que la cinéphilie française, la plus anti-académique qui soit, a toujours rejeté ce modèle-là, que pour elle, le cinéma hollywoodien, le vrai, celui de l’âge d’or, était beaucoup moins noble. C’était le burlesque, la série B et les grandes soupes commerciales de tonton Hitchcock : tout ce que l’Amérique méprisait plutôt. Et si elle a pu aimer les films de certains cinéastes de prestige comme Minnelli, ce n’est pas pour tout le faste que ces films déployaient, mais parce qu’entre les numéros de claquettes, quelque chose de moins classe et de plus dérangeant sur les désirs et la condition sociale s’immisçait furtivement et en douceur. Le classicisme hollywoodien a lancé la modernité française en lui apprenant que c’est du bricolage, des failles du scénario et des astuces contre la censure que naissait le cinéma, et pas du luxe des studios et du professionnalisme rigide qui reviennent glorieusement dans The Artist. C’est pourquoi quand on entend les médias déclarer tout fiers (et serviles) que le triomphe du film aux Oscars est un « grand jour pour le cinéma français », on réalise que le cinéma français pour s’imposer là-bas, pour jouer dans leur cour, est obligé de renoncer à tout, y compris ce qui a fait ce qu’il est fondamentalement. Sur le plan esthétique, c’est une victoire à la Pyrrhus.