À l’occasion de la sortie de Kiss and Cry, nous avons rencontré Lila Pinell et Chloé Mahieu, les deux jeunes réalisatrices pour qu’elle s’expriment sur ce premier long-métrage de fiction.
Avant Kiss and Cry, il y a eu un moyen métrage documentaire — Boucle piqué — où vous filmiez déjà l’équipe de sport-études de patinage de Colmar. Pourquoi est-il devenu important pour vous de le transposer dans une fiction ?
Lila Pinell : Quand on a fait Boucle piqué, qui est effectivement « officiellement » un documentaire, on avait déjà envie de jouer sur la porosité entre les genres. Le film, quand il était encore à l’état de projet, devait même être assez fictionnel. On sortait de Nos fiançailles en 2012, pour lequel on a gagné un prix au Festival de Brive qui était doté en pellicule. On a eu envie de l’utiliser mais le support ne correspondait pas à notre manière de travailler : on avait pris l’habitude de tourner de très longues scènes, de filmer en plan-séquence, on était loin d’en avoir en quantité suffisante. C’est là que l’on s’est dit qu’un film plus écrit, plus maîtrisée, pourrait être une solution.
L’idée de la pellicule est tombée à l’eau mais on a gardé en tête cette envie de fiction. On a commencé à créer des chorégraphies, à imaginer des moments plus oniriques. Le montage de Boucle piqué est finalement resté très documentaire, les séquences que l’on avait mises en scène n’ont pas été gardées. Le tournage fut très court — 12 jours seulement — mais nous a permis de rencontrer Xavier, l’entraîneur et son équipe. On a tout de suite remarqué en lui quelque chose d’un acteur, il était très fort dans l’impro et dans la répartie cruelle. C’est lui qui nous a donné envie d’écrire une fiction plus longue où il incarnerait le « méchant ».
À ce moment-là, Sarah avait 10 ans : on n’avait pas pu la faire tourner pour ce premier film mais elle nous avait tapé dans l’œil. On l’a revue quand elle est venue s’installer à Paris, elle avait arrêté le patin. On a tout de suite été frappée par sa maturité, sa façon de raconter toutes ses expériences, ses crises de rébellion. Elle en parlait avec beaucoup d’intelligence et de recul tout en restant une adolescente « normale ». Ensuite, on a rencontré beaucoup de parents, d’autres patineuses, des filles qui avaient dû arrêter à causes de blessures. Toutes ces personnes nous ont permis d’écrire une petite histoire. On a voulu d’emblée la faire jouer par des gens qui vivent cette situation au quotidien et qui improviseront en fonction de ce qu’ils sont.
Dans Kiss and Cry, on sent énormément la spontanéité des acteurs et actrices à l’écran, ce qui rajoute du trouble entre ce qui appartient à la fiction et ce qui est de l’ordre du documentaire. Comment avez-vous travaillé ces scènes ?
Chloé Mahieu : Tout était écrit, tout était très scénarisé et organisé dans la journée. Même à l’intérieur des scènes, on ne laissait pas tourner la caméra, on redécoupait, on faisait rejouer, on intervenait dans la séquence. Mais, souvent, on allait souffler des indications à l’oreille de l’une des actrices pendant que les autres jouaient, sans qu’elles ne soient au courant, pour obtenir des réactions spontanées.
On s’est beaucoup servi de la distance de Sarah sur son propre vécu pour construire son personnage et on s’est aussi appuyé sur les autres filles qui n’avaient pas forcément ce recul. Beaucoup ont révélé des choses qui leur étaient propre à l’intérieur des séquences. En termes d’émotion, c’était parfois assez fort. Je pense à celle où elles sont toutes les trois à l’arrière de la voiture : Carla-Marie se met tout à coup à dire qu’elle avait envie d’arrêter les entraînements. Elle le ressentait très fort mais elle n’avait « pas le droit » de le dire dans la vraie vie. Cette irruption du réel dans le film a provoqué une charge émotionnelle très forte.
Lila Pinell : La maman qui donne la réplique dans cette scène n’était pas la mère de Clara-Marie mais, dans ce milieu, les parents sont presque tous interchangeables. Ils sont complètement pris par le calendrier de leurs enfants, il y a des roulements pour les accompagner, ils s’échangent les moments de voitures à la sortie du collège. Du coup, elle a une réaction qui est très proche de celle qu’elle aurait eu si c’était sa fille qui avait eu ces mots. On lui avait donné des indications de jeu — elle n’est pas exactement dans la réalité comme elle est à l’écran — elle savait dans quelle direction elle devait amener la discussion mais quelque part, les doutes ressentis par une des jeunes filles peuvent être partagés par toutes les autres, dont sa propre fille. Cela reste une scène jouée mais on très proche des véritables sentiments des personnages.
Le montage de Kiss and Cry est similaire à celui de vos documentaires : on ressent une volonté d’isoler les personnages par le cadre et le son, de jouer sur le hors-champ et ainsi de scruter les émotions qui jaillissent sur le visage, de capter les réactions « non-autorisées ». Cela participe aussi la confusion des genres souhaitée ?
Lila Pinell : Après avoir eu des envies de fiction pure, on est rapidement retourné à ce qu’on savait faire de mieux. On a beaucoup discuté avec notre chef-opérateur et c’est lui qui a proposé de ne rien savoir du scénario et des scènes qu’on allait tourner, pour que lui aussi garde une spontanéité sur le vif, proche de la pratique documentaire.
Chloé Mahieu : C’est vrai aussi que l’on cherche aussi à capter des rapports assez violents, plutôt que de filmer la personne qui est en train de parler et de prendre le pouvoir, on préfère filmer la personne qui subit, qui reçoit et qui se tait. C’est là qu’on peut observer des détails de la frustration, une lèvre qui se pince, un battement de cil.
Ce montage renforce le côté oppressant : le personnage dominant est réduit à une voix qui peut venir de partout. Mais il met en lumière aussi les actes d’insoumission, même les plus miniatures, que ce soit des sourires en coin, des petits gloussements, des regards complices qui en disent long sur la distance que prennent les filles vis-à-vis de toute les formes d’autorité qui agissent sur elles.
Chloé Mahieu : Finalement oui, tout ne passe pas par le dialogue mais aussi par les mimiques, les petits apartés. Je pense au moment où deux des filles laissent échapper un petit rire quand une troisième leur parle de sa hantise de l’anorexie. Pour nous, c’était un moment assez anodin et on s’est rendu compte que c’est un passage qui fait beaucoup rire et désamorce des choses très oppressantes, notamment l’enfermement dans les vestiaires.
Cela vous permet aussi de ne pas rentrer dans un système : on aurait pu craindre que le hors-champs soit une trop grande menace, qu’il n’y ait pas d’échappatoire et que les héroïnes ne soient réduites qu’à un statut de victime. Or, il est aussi un vecteur de légèreté.
Lila Pinell : On ne prend pas du tout ces filles pour des victimes. Elles sont très fortes, elles ont beaucoup de caractère, elles se font subir les unes les autres des choses très cruelles. On ne voulait pas du tout rentrer dans une dialectique victime-oppresseur. Ce sont des adolescentes complexes de même que l’entraîneur a un côté bourreau — que l’on a accentué — mais qui rêve aussi d’être une diva.
La fiction renforce les figures qui traversent le film : Kiss and Cry semble peuplé de monstres. Les parents d’abord, ressemblent à des monstres doux, omniprésents, effrayés et un peu ridicules (la mère de Sarah se rend chez une voyante). L’entraîneur est un monstre dur, sans pitié. Et au milieu, il y a ce travelling latéral sur les visages des juges, qui travaille une esthétique grotesque, carnavalesque voire horrifique. On a l’impression d’être plongé quelques instants dans un train fantôme.
Lila Pinell : Tout cela naît de l’angoisse qui hante tous les personnages : les parents vivent par procuration à travers leur enfants, l’entraîneur a une peur panique que les filles ne parviennent pas à réussir leurs mouvements. Ils sont tous obsédés par le regard, la performance, énormément de choses qui échappent même aux jeunes. Ces dernières, au contraire, sont en quelque sorte « protégées par leur adolescence », par l’insouciance et la nonchalance que cela induit. Elles ne sont pas du tout dans cette angoisse de l’avenir. C’est un film qui montre des désirs qui ne se rencontrent jamais : ceux des adultes obnubilés par la compétition et le sport et ceux des ados qui se passionnent plus pour leurs problèmes du quotidien : est-ce qu’unetelle est ma copine ? est-ce que ce mec va me regarder ?
Chloé Mahieu : On aime bien observer le grotesque chez les gens et chez nous même, ce manque absolu de recul, cette volonté démesurée de vouloir imposer un désir à quelqu’un d’autre. On a voulu le traduire par une vision subjective. Il y a des éléments de grotesque, des éléments monstrueux mais qui sont eux-mêmes placés sous l’égide de l’angoisse vive liée au sexe. Tous les rêves du film sont chargés de sexualité : le cauchemar de Sarah est lié à la perte de virginité.
Lila Pinell : Les ados sont les seuls personnages du film à qui on a laissé une vraie liberté. Tous les adultes sont assez caricaturaux et ne sont montrés que par leur face la plus sombre. Mais c’est aussi comme cela qu’à cet âge, tu perçois les adultes. Le film se place entièrement dans la vision du monde des jeunes et leur imaginaire infuse complètement l’image.
Le travelling sur le visage des juges renvoie immédiatement à un autre travelling latéral, celui qui ouvre le film, où l’on voit toutes les protagonistes recevoir leurs récompenses et chanter « La Marseillaise ». Les deux plans se répondent, l’un étant le contre-champ de l’autre ?
Chloé Mahieu : Sur ce plan, elles ont toutes des tuniques du même genre alors que certaines filles sont bien plus âgées que les autres. Cela nous a fait penser immédiatement aux « Mini-Miss ». Les costumes sont très sexuels, les jupes sont très courtes. Même les petites filles de 5 ans jouent les jeunes filles charmantes et sexy sur la glace. On a très vite observé ce décalage perturbant entre ces accoutrements et les juges, en général assez âgés, avec de sales tronches. Il y a quelque chose d’un peu pédophile, en tout cas de très ambigu dans ces deux plans.
Kiss and Cry prolonge votre travail commencé avec votre moyen-métrage Nos fiançailles (réalisé en 2011, le film raconte la vie de deux jeunes au sein d’une communauté catholique intégriste à Paris et qui se promettent de se marier) : les deux films parlent de l’adolescence dans des conditions extrêmes. Et pourtant, on ressent l’envie d’aller chercher une « essence » de l’adolescence, qu’est-ce qui est commun à cet âge-là et qui traverse les contextes socio-historiques ?
Lila Pinell : Oui, cette dimension-là est cruciale. On cherche aussi à comprendre l’émergence de l’individualité. Dans les deux cas, les adolescents appartiennent à des groupes où les règles, les codes sont très contraignants, où il y a des traditions à respecter et qu’on respecte jusqu’à un certain moment. Dans les deux films, on a voulu montrer des gens qui ne peuvent plus rester dans ce cadre.
Cholé Mahieu : Que ce soit à Colmar ou à Saint-Nicolas du Chardonnet, ce sont des milieux très infantilisants où l’espace de liberté est très restreint. Mais c’est exactement ce qu’on adore observer, des lieux où les cadres sociaux et mentaux sont très strictes mais où il existe des personnages avec lesquels on peut avoir des liens. Pourtant, dans le groupe des catholiques intégristes, tout nous opposait à eux.
Les formes de rébellion peuvent prendre des aspects très diverses : dans Nos fiançailles, les deux personnages rompent avec leur famille, un pour aller au séminaire, l’autre pour se mettre en couple avec un jeune activiste du GUD. D’une certaine manière, ils sortent du cadre en s’enfonçant encore plus dans leur milieu. C’est la différence avec Sarah qui rompt avec sa famille et le patinage en envoyant tout valser, dans le calme et la sérénité.
Votre film montre la violence quotidienne des rapports entre les gens qui passe notamment par le langage. Il y a bien sûr les tirades inouïes de Xavier, l’entraîneur, sur ses jeunes athlètes. Mais il y a aussi la brutalité du langage entre les adolescents et avant tout, l’emploi à tout bout de champ du mot « pute ». Je pense notamment à la scène où Sarah se retrouve seule avec son petit copain Sam.
Chloé Mahieu : Il y a une autre scène que l’on aime beaucoup et qui rejoint celle-ci, c’est celle de la soirée où la bouteille passe de mains en mains et que les ados s’encouragent à boire en se hurlant dessus : « Bois, fils de pute ! Bois, fils de pute !»
Lila Pinell : L’adolescence est vraiment marquée par le rapport de force permanent : on n’existe qu’à travers ça, même dans l’amitié. Tout n’est que vannes, chamaille… C’est une façon de se construire mais en aucun cas cela voudrait annoncer que les générations suivantes seront encore plus violentes. C’est vraiment une phase nécessaire avant de se radoucir petit à petit, à mieux se parler. L’adolescence est une période très brute.
Chloé Mahieu : C’est vraiment le moment où les émotions et les affects sont le plus contradictoires, où tout fonctionne ensemble, l’amitié et agressivité.
Il y a un autre rapport qui prévaut dans le film, c’est la distance entre Paris et Colmar, que l’on peut élever au rapport Paris-Reste de la France : Kiss and Cry donne des nouvelles d’une catégorie pas si fréquente sur grand écran, l’adolescence loin de la grande ville. Est-ce c’est aussi une dimension que vous vouliez aborder ?
Lila Pinell : Oui, depuis que l’on travaille toutes les deux, pour nos documentaires, on s’est toujours penchées sur des milieux qui nous sont très éloignés en essayant de voir ce qui peut nous y rapprocher. Et de ce point de vue, l’adolescence à Paris — même si elle a dû un peu changer depuis la nôtre — ne nous intéressait absolument pas. On était plus motivés à observer comment vit la jeunesse en province, et en l’occurrence à Colmar.
Chloé Mahieu : Il faut aussi savoir que les sportives de haut niveau comme on voit dans le film ne viennent pas de Paris la plupart du temps, mais ne se fixe pas non plus à un endroit. Elles changent souvent de clubs, de lieux d’entraînement. Ce n’est pas une vie très stable, certaines sont déscolarisées, suivent des cours par correspondance.
Lila Pinell : On aimait leur demander : « Où allez-vous ?», « Qu’est-ce que vous faites ce soir ?». On leur demandait de vivre leur vie, exactement comme si nous n’étions pas là et de notre côté, on s’insérait avec notre fiction. Le hors-champ est un vrai hors-champ, pas une figuration factice. La scène de la fête, même si c’est nous qui l’avons organisé pour les besoins du film, les gens y participaient sans faire attention à notre matériel. On leur avait demandé en amont de nous décrire leurs activités, leurs jeux alcoolisés, de nous emmener dans les lieux où ils sont l’habitude de se retrouver. Et pour chaque plan, on prenait les acteurs dont on avait besoin pour tourner dans un coin et ainsi avoir un arrière-plan très réaliste. On cherche à provoquer le naturel.