C’est en 2008, dans le Centre des arts d’Enghien-les-Bains où ils se trouvaient là un peu par hasard, que Guillaume Namur, Fabien Hagege et Vincent Haasser ont fait la connaissance de Jean Douchet. Cette rencontre a donné naissance à un film, sélectionné à Cannes Classics et au Festival de la Rochelle, qui permet de mieux saisir la spécificité de « l’art d’aimer » de Douchet dans le champ de la critique française tout en dressant le portrait d’un homme dont le rapport au cinéma se révèle intimement lié à sa manière d’envisager la vie.
Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec Jean Douchet ?
Vincent Haasser : On l’a rencontré quand on était encore au lycée, à Enghien-les-Bains. On a entendu parler du ciné-club (ndlr : qu’anime là-bas Jean Douchet), nous y sommes allés sans savoir du tout qui était Jean. À l’issue de la première séance, on a rapidement posé des questions, sans doute un peu naïves, mais vu que nous étions les seuls à nous manifester dans le public, il nous a rapidement repérés. Et on a pu du coup vraiment discuter avec lui et approfondir. Par la suite, on lui a envoyé un petit court-métrage qu’il a projeté avant l’une de ses séances et sur lequel il nous a fait parvenir une critique. L’échange est parti de là.
Fabien Hagege : Ce qui est drôle, c’est qu’à ce moment-là des gens ont commencé à nous dire : « Mais vous savez qui c’est, Jean Douchet ? » Pour nous, au début, ce n’était pas clair du tout. Et c’est petit à petit, en le voyant régulièrement à son ciné-club, que l’on a découvert, presque par bribes, des pans de sa vie : qu’il a été aux Cahiers, qu’il a été l’ami de Rohmer jusqu’à la fin de sa vie, qu’il a eu des disciples qui sont devenus cinéastes… Vincent et moi étions déjà ensemble en classe de cinéma, mais c’est grâce à Douchet que j’ai commencé à me poser des questions d’analyse, comment comprendre un film, comment en parler.
Dans une séquence du film, un habitué du ciné-club de Douchet à la Cinémathèque a une très belle formule pour définir sa rencontre avec Douchet : il explique que le critique a dévoilé pour lui un monde secret, qu’il a fait tomber le rideau qui recouvrait l’écran. Est-ce que pour vous Douchet a joué ce rôle de celui qui révèle les arcanes du cinéma ?
Guillaume Namur : Totalement. En ce qui me concerne, c’est plus avec l’analyse de L’Aurore (ndlr : dont on aperçoit un extrait au début du film), découverte pourtant quelques mois après notre première rencontre avec Douchet, que j’ai vécu quelque chose de vraiment fort. C’est là que sa précision m’a frappé, Arnaud Desplechin en parle d’ailleurs dans le documentaire : chez Douchet, on part toujours d’éléments très concrets et intérieurs au film pour dégager une pensée. Desplechin évoque même une lecture talmudique : on part de la lettre du film, de là on en tire sa pensée, ce qui va a contrario d’une approche plus traditionnelle, où l’on commencerait par évoquer d’abord l’histoire du film, sa période… ce que peut faire ensuite Douchet au cours du débat, mais son analyse fait toujours le chemin inverse.
FH : Il est certain que pendant longtemps, Douchet a eu sur moi un effet assez magique, quelque chose que je ne comprenais absolument pas. Le premier ciné-club auquel on a assisté était sur Clint Eastwood. J’adorais déjà Eastwood, j’avais vu tous ses films, et je me suis dit : « Mais qui est ce vieux monsieur qui va venir après la séance raconter des bêtises sur mon cinéaste préféré ? » Et en l’occurrence, tous les traits qu’il a pointés sur la carrière d’Eastwood, même s’il ne pouvait évidemment pas être exhaustif, se sont révélés précis et significatifs. À mesure qu’il parlait du film, il révélait des aspects qui m’étaient compréhensibles précisément parce qu’ils partaient d’un ressenti – ce que j’ai compris plus tard : Douchet part toujours des ressentis des spectateurs pour analyser les effets. Il était venu sans la moindre feuille de notes, parlait encore et encore, et plus il parlait et plus je trouvais ça génial, et plus il me révélait à moi-même mes propres sensations et émotions vécues devant le film.
GN : C’est je crois la grande force de Douchet : ce n’est pas seulement un professeur et un analyste très fort, il y aussi l’impression, quand on suit ses ciné-clubs, que Douchet nous invite à entrer dans le monde des films. Il nous a d’ailleurs vraiment invités à l’issue d’une projection : « Venez à Paris, on se reverra », et c’est une invitation qu’il a donnée à plein de gens au cours de sa vie. On se sent comme emportés par son mouvement. Les analyses ne sont pas seulement brillantes en soi, elles invitent à en découvrir d’autres, à suivre les séances, à repenser son propre rapport au cinéma. Ça, c’est exceptionnel. J’ai connu beaucoup d’excellents professeurs, mais jamais d’autre Douchet.
Un dispositif intimiste
Le film s’ouvre sur cette phrase : « Enghien-les-Bains, 2008. On a 17 ans, et on croit tout savoir sur le cinéma. » De fait, on trouve plusieurs « on » et « nous » dans le texte introductif, le film s’ouvre sur vos voix et, plus étrange encore, vous apparaissez tous les trois à l’écran avant Douchet. C’est assez singulier pour un documentaire. Pourquoi ce choix, pourquoi vous êtes-vous donné cette place au sein du film ?
GN : Ça a été une vraie question de montage, sur laquelle on a réfléchi pendant tout le processus du film. Aujourd’hui, je suis très content de la forme que le documentaire a pris, qui me semble même toucher à une forme de plénitude. On a eu un peu au début la volonté de faire le film « total » sur Jean Douchet, et en même temps, Douchet, c’est précisément une expérience intime pour chacun de nous. Si on a fait ce film à trois, c’est aussi parce qu’on l’a rencontré à trois, le documentaire est de fait également un film-hommage à cette amitié nouée. L’introduction, qui partait de chez nous, permettait ainsi de montrer notre trajet : par la suite, on ne parlera plus vraiment dans le film, on sera juste des relais entre la parole de Douchet et les différents intervenants. Je pense que cela permet de cristalliser très vite notre point de vue, et que cette séquence introductive, par ailleurs très différente dans l’écriture des autres voix-off que l’on trouve le film, suffit à nous placer de manière sibylline. Cette voix-off intime revient certes à la fin pour une adresse à Jean Douchet, mais ce sont les seuls moments où on s’exprime nous-mêmes.
C’est peut-être un simple hasard de montage, mais la première fois où Douchet parle à l’écran, on voit dans un premier temps l’un de vous (Fabien Hagege) lui poser une question, avant qu’un panoramique ne dévoile le critique. C’est un plan qui marque le passage de relais entre vous et lui, par la suite Douchet parle directement, vous occupez dès lors une place plus périphérique.
GN : On a fini par trouver la réponse à cette question de notre « place » en cours de tournage, qui a été très long, en brisant un peu nos règles, lorsqu’on a décidé d’aller chacun seul chez Douchet pour lui parler. Tout d’un coup, certaines de ses prises de parole, qui pourraient être celles, plus classiques, d’un vieil homme – sur son âge, sur sa peur de la mort, sur ses regrets – sont dès lors adressées à des présences familières, en l’occurrence nous. On sent alors chez lui une attitude qui n’est pas exactement du paternalisme, mais qui tient davantage à une volonté d’être très protecteur, avec nous et la plupart des intervenants croisés dans le film. Le but n’était pas de dépeindre le rapport qu’il a à notre égard, mais plutôt l’attention qu’il a par rapport aux autres, ce qui est d’autant plus important que sa philosophie, axée sur le plaisir, pourrait le faire passer pour un égoïste. C’est vrai, il est hédoniste, mais ce n’est pas du tout par manque de bienveillance.
FH : Truffaut disait : « Tout ce qu’on vit quand on est enfant est mieux parce que c’est la première fois qu’on le vit. » Bon, nous n’étions certes plus tout à fait des enfants, mais en tout cas on avait conscience du caractère exceptionnel de ce qu’on partageait avec lui. On a été très clair avec lui, nous voulions tourner avec lui une sorte de « home-movie », un film qui raconte des choses sur Jean Douchet, mais qui filme aussi une intimité. Pour moi, il y avait un « mystère Douchet » qu’il fallait résoudre : comment la pensée de cet homme, qui nous impressionnait, pouvait résonner avec sa vie privée, qui nous impressionnait presque encore plus, tant Douchet paraît, contrairement à d’autres personnes de son âge, vivre en toute indépendance, liberté et bonheur. On voulait comprendre le lien – que l’on soupçonnait – entre sa manière de penser le cinéma d’un côté et de vivre sa vie de l’autre. On savait donc qu’il faudrait à un moment ou à un autre se confronter à des questions existentielles, ce qui est finalement arrivé au bout de deux ans de tournage. Alors que l’on commençait à monter, on a senti qu’il manquait peut-être une colonne vertébrale pour que l’on comprenne le Douchet que nous aimions.
Vous assumez pleinement cette dimension affective, en témoigne la manière dont s’achève le film, à la fois par une déclaration d’amour que vous lui adressez et une petite séquence d’anniversaire, où l’on aperçoit certains des amis et disciples de Douchet (Claude Chabrol, Saïd Ben Saïd, Philippe Garrel, Xavier Beauvois, Barbet Schroeder…). La scène, qui pourrait être hagiographique, assume en tout cas ce rapport intime que vous avez déjà évoqué à plusieurs reprises. S’est-il noué en cours de tournage, ou existait-il déjà dès le début du film ?
GN : Pour moi, ça tient à un dispositif intime qui s’est mis en place. Dans la première série d’interviews, on lui a posé des questions intimes, mais dans un cadre plus classique, autour d’une table et en champ-contrechamp. Ça ne marchait pas du tout. En trouvant le moyen d’accéder à cette intimité, on s’est aussi autorisé à aller vers une parole plus directement dans l’émotion. Mais cela a pris du temps, on avait très peur de ça, et d’ailleurs la dernière voix-off est le tout dernier texte que l’on a écrit au montage. En même temps, cela nous semblait la réponse qui semblait la plus honnête par rapport à notre regard sur Douchet : nous sommes des amoureux de Douchet, cela transparaît partout, le cacher serait une forme de mensonge.
FH : Ceci dit, il ne fallait pas non plus tomber dans l’excès inverse : au tout début du tournage, nous étions tellement heureux de filmer Douchet qu’il a fallu aussi prendre du recul sur des séquences qui nous plaisaient mais qui auraient été moins significatives pour ceux qui ne le connaissent pas. Au-delà de cet aspect, il fallait aussi résoudre des questions aussi importantes que difficiles, notamment celle-ci : comment faire comprendre la pensée de Douchet alors qu’il est quasiment impossible de retranscrire la puissance d’un de ses ciné-clubs en vidéo ?
Le legs de la parole
Vous parlez beaucoup de la pensée de Douchet, comment la définiriez-vous ? On voit bien, quand vous lui posez ces questions existentielles, qu’elle trouve racine dans la philosophie.
GN : Oui, dans une philosophie qui est avant tout classique. Cette pensée est simple : c’est une philosophie du plaisir, de l’hédonisme, de l’épicurisme. Douchet n’est pas dans le savoir, l’émotion et la sensation passent avant le savoir, et se retrouvent ensuite interprétées par l’intellect. La critique, c’est l’art d’interpréter les sensations, et cela s’entretient comme un muscle, qu’il faut apprendre à utiliser de la meilleure manière possible.
FH : C’est pour cela que chez Douchet la façon de penser les films est liée au mouvement. D’ailleurs cela ne l’intéresse pas de voir un film en cours, pour lui un film part d’un point A pour arriver à un point Z, il lui faut comprendre le mouvement pour accéder à ce qui au fond l’intéresse, à savoir l’imaginaire d’un cinéaste. C’est Douchet qui m’a appris à fait particulièrement attention au premier et au dernier plan d’un film. Douchet parvient à dire beaucoup de choses par ce biais, comme le montre un texte génial de La DVDéothéque de Jean Douchet sur La Balade sauvage où il réussit, à partir du premier plan du premier film de Malick, à saisir de quoi parle son cinéma.
Vous montrez le Douchet critique, le Douchet cinéaste (quelques courts-métrages et un scénario de long jamais tourné, L’Enfant agité, qui donne son titre au documentaire) et même le Douchet acteur, le temps de quelques apparitions dans des films et à la télévision.
FH : C’est vrai que Douchet est l’homme de tous les paradoxes. Nous voulions montrer, allons-y, que Douchet occupait une place importante dans l’Histoire du cinéma français, mais que cette place ne s’est jamais vraiment fixée quelque part. C’est un critique important, mais il a peu écrit. Il a été professeur, mais sans vraiment préparer ses cours, reproduisant la marque de ses ciné-clubs. Il a eu des disciples, des enfants, mais en tant qu’homosexuel de sa génération, il n’a jamais été père. C’est vraiment une figure socratique : la chose la plus forte qu’il laisse est sa parole.
VH : Cela raccorde parfaitement avec la dimension d’intimité que nous évoquions tout à l’heure, qui se dévoile d’abord dans l’intimité d’un ciné-club où un dialogue s’instaure. Cette chaleur n’existe plus dans des captations ou à l’écrit, parce qu’elle s’inscrit dans un dispositif qu’il a lui-même installé.
Et dont il joue. Il est frappant de voir comment Douchet orchestre ses ciné-clubs : il regarde toujours le film avec la salle puis, quand les lumières se rallument, le voilà qui quitte les rangs pour prendre la place du film et de l’écran. Et là commence aussi un spectacle. Vous n’avez pas eu parfois l’impression au tournage que Douchet jouait un rôle ? On sent un plaisir chez lui à se mettre en scène. Le public riait d’ailleurs souvent pendant la projection cannoise.
GN : Honnêtement, il est comme ça tout le temps. Il arrive toujours avec son grand sourire, ses gestes élégants… Qu’une caméra soit dans les parages ou pas, il reste le même.
FH : Il est vrai que c’est un personnage, ce qui contribue à le rendre aussi attachant. C’est également un séducteur, un dandy. En fait, Douchet est presque un comédien raté.
GN : Il a d’ailleurs fait une école de théâtre.
FH : Oui, il était dans le même cours que Jean-Pierre Mocky, qui était comédien au début de sa carrière, notamment chez Franju. Ensuite, Douchet ne s’est jamais fixé à une place en particulier de peur de se retrouver enfermé dans un domaine.
D’où le fait qu’il se soit inventé une position hybride entre le critique, le professeur, le passeur et le comédien.
FH : Voilà. Son statut pourrait pourtant lui donner une position d’autorité dans la critique française. Or, à mon sens il ne l’a pas.
Mais du coup, quelle serait sa place dans la critique française ? Quel serait son héritage ?
FH : C’est un peu le dernier passeur. Ce qu’on aime beaucoup chez lui, c’est qu’il s’inscrit dans une logique de transmission, affective et intellectuelle. J’aime beaucoup l’histoire, très romanesque, de Bazin qui accueille Truffaut chez lui et dans un sens l’adopte. Mais en fait il y a d’autres exemples similaires après, dans la génération de Douchet, notamment aux Cahiers, où l’on recrute et révèle des inconnus. Douchet va faire ça toute sa vie. On peut toujours considérer que ce type de phénomène perdure aujourd’hui, mais il existait avant une forme de « généalogie » un peu parfaite, de frise chronologique où les générations critiques et les talents se succédaient naturellement. Douchet n’a jamais perdu de vue l’idée que le cinéma était un art populaire, que tout le monde pouvait voir, mais qui était au fond raffiné. C’était le crédo de Bazin et consorts, et que Douchet poursuit en se déplaçant pour parler des films.
GN : Mais au fond, Douchet n’a jamais vraiment eu de place.
Il a tout de même été le rédacteur en chef adjoint de Rohmer aux Cahiers, il a enseigné à l’IDHEC, il prend la parole dans des lieux institutionnels tels que la Cinémathèque…
FH : Certes, mais il n’a jamais vraiment changé sa méthode dans ces lieux-là. Sa méthode, simplement, est de parler après les films, de regarder les films avec les élèves et les spectateurs. Sa plus grande réussite restera d’avoir éveillé la passion et suscité des vocations chez énormément de gens, dont des cinéastes (ndlr : Beauvois, Desplechin, Lvovsky, qui interviennent dans le film). Beauvois dit à un moment : « J’étais quasiment prolo quand j’ai rencontré Jean. » C’est vrai que Douchet a ce don pour chercher des gens qui ont ce qu’il appelle « une véritable passion pour le cinéma » – une expression qui n’a par ailleurs aucun sens, comment peut-on savoir qui a une véritable passion pour le cinéma ? (rires) –, de profils et d’horizons très différents. C’est ainsi qu’il les aide, par le plaisir d’échanger sur un film, dans une salle ou ailleurs, en se mettant sur un pied d’égalité avec eux pour transmettre son amour des films.