Avec son premier long-métrage, Mediterranea, Jonas Carpignano pose un regard lucide, critique et attachant sur le parcours des immigrés africains en Italie.
Un film qui s’inscrit dans la continuité du projet initié par le réalisateur il y a cinq ans, avec le court-métrage A Chjana : tourner avec des acteurs non professionnels rencontrés et fréquentés à Rosarno, épicentre des révoltes de migrants en janvier 2010. Et faire du cinéma le véhicule d’une expérience plurielle et partagée, ou, pour le dire avec les mots de Carpignano, d’une « éducation collective ».
Vos deux premiers films sont des courts-métrages au sein desquels vous explorez des thématiques liées à l’immigration et à ses versants problématiques : A Chjana, qui a pour objet les révoltes de Rosarno, et A Ciambra, qui nous conduit à la rencontre du personnage de Pio. Quel a été le tournant permettant de passer de ces courts-métrages à un long métrage ?
Il y a eu aussi bien un tournant pratique, qui a eu lieu quand les différents producteurs se sont intéressés au projet, qu’un tournant créatif, à savoir le moment où j’ai décidé qu’un court-métrage n’aurait pas suffi. Concernant le premier point, tout a débuté avec le prix au festival de Venise pour A Chjana, suivi par la sélection pour les laboratoires d’écriture de scénario de Sundance. Le succès à Venise et Sundance nous a permis d’obtenir la collaborations de productions plus importantes, et donc les moyens de tourner Mediterranea.
En ce qui concerne la partie créative, j’ai toujours considéré A Chjana et A Ciambra comme des points de départs, prologues à l’analyse d’une situation bien plus vaste et complexe, qui ne pouvait être affrontée qu’à travers un long-métrage. Je pense à la traversée du désert, ou aux rapports avec la société et le territoire calabrais, qui n’étaient qu’esquissés dans A Chjana, et que j’ai développés dans Mediterranea.
Le prochain film fonctionnera de la même manière, partant de l’histoire de Pio pour embrasser, à travers une perspective plus large, son environnement et ses rapports avec l’économie souterraine locale et les immigrés africains.
On décèle des passerelles entre votre films et plusieurs productions italiennes récentes. On songe ainsi à Là-bas (2011), fiction portant sur le massacre de Castelvolturno, ou bien, au niveau de la façon de filmer, à certaines séquences de Gomorra, où, tout comme dans Mediterranea, il semble plus essentiel de capter le mouvement constant des personnages que les personnages eux-mêmes. Avez-vous l’impression que vos films partagent des affinités avec certaines tendances du cinéma italien contemporain, et plus généralement, quels sont vos références cinématographiques ?
Parmi mes références les plus marquants, je citerais, entre autres, Luchino Visconti, Andrea Arnold, Claire Denis, et bien sûr Matteo Garrone. Il me semble que les films de ces réalisateurs font preuve d’un respect pour leurs spectateurs, à savoir une confiance dans la capacité du public de comprendre et de réinsérer les images et les personnages dans leur contexte. C’est sans doute pour cette raison que vous évoquez une attention sur le mouvement davantage que sur ces personnages. Il y a à mon sens une idée de fond selon laquelle les événements et les situations captés par le film se révèlent plus essentiels que la logique linéaire d’une narration.
Concernant des affinités avec le cinéma italien, je ne saurais pas répondre. Il me semble, en tout cas, déceler une intention manifeste, de la part de nombreux réalisateurs, de sonder et d’explorer divers aspects d’une Italie invisible, de rapprocher les spectateurs d’une réalité plus profonde, et intime, par rapport à celle qui est représentée quotidiennement à la télévision et dans les médias. Je pense notamment à des réalisateurs comme Alice Rohrwacher, ou Michelangelo Frammartino, Pietro Marcello. Personnellement, j’aimerais « appartenir » à ce groupe, bien que chacun d’entre nous s’intéresse à des réalités différentes, tout en manifestant un style très personnel.
Dans plusieurs interviews, vous avez présenté la relation entre Ayiva et Abas comme une relation de complémentarité, en opposant l’inaction d’Abas à l’activité d’Ayiva. Toutefois, Abas donne également l’impression d’être plus porté que Ayiva à la révolte et à la dénonciation de l’exploitation dont tous deux sont victimes. N’y a‑t-il pas également un dilemme moral entre les deux personnages, qui concerne la manière de réagir à leur situation ?
Le fait qu’Ayiva et Abas constituent deux personnages, et deux rôles différents, est bien sûr lié à une technique narrative visant à mettre en évidence un rapport dialogique et dramatique entre les deux. Mais elle est aussi une manière de montrer la complexité des choix et des réponses, aussi bien individuelles que collectives, liées à l’immigration africaine en Italie.
Il ne s’agit jamais seulement d’un choix personnel entre la résistance à l’exploitation et une adaptation, parfois cynique, aux rapports de force existants. De nombreux éléments « structurels » s’entrecroisent et accompagnent les conditions de ce « choix », et notamment les structures familiales, qui imposent des responsabilités traditionnelles, comme cela apparaît dans leur rapport tout autant que dans celui avec leur « oncle ».
Cependant, ces institutions elles-mêmes, ainsi que les responsabilités et les dilemmes moraux qui les accompagnent, ne résistent pas à la force des événements : c’est là le sens profond de la révolte, le moment de rupture où les conditions existantes sont remises en question.
Le fait que vous habitiez depuis plusieurs années en Italie témoigne d’un choix de vie, qui dépasse le simple contexte cinématographique. Avez-vous ressenti une implication personnelle, en tant qu’italo et afro-américain, en relation aux événements que vous mettiez en scène ?
Mon héritage personnel a bien sûr eu un rôle dans le choix des thèmes que j’ai décidé d’explorer dans le film. Cependant, ce choix est aussi lié à une multitude d’intérêts culturels et politiques dont les origines sont multiples dans mon existence, et je ne pense pas être mieux à même d’interpréter la réalité de l’immigration africaine en Italie de par mes origines.
De ce fait, concernant Mediterranea, je n’ai jamais songé à représenter « fidèlement » la réalité de l’immigration, ma bien plutôt de tenter de faire un film avec ceux qui vivent cette expérience directement. En ce sens, on peut dire que, à partir de ma diversité, j’ai vécu avec eux l’expérience d’un film sur leur existence : mon choix de vivre ici en Calabre n’est rien d’autre que cela.
Littéralement, Koudos, le protagoniste du film, est mon colocataire depuis quatre ans.
Le film laisse une place considérable à l’individualité des protagonistes et à la nature personnelle de leurs choix : est-il légitime d’affirmer que la part subjective de l’immigration, composée non seulement de nécessités économiques mais également de désirs, est passée sous silence au profit de ce qui est vu comme un phénomène uniquement collectif ?
C’est vrai, la collectivité n’est jamais composée de sujets homogènes, mais elle constitue au contraire le résultat de rapports entre individualités souvent différentes et contrastées. Je n’aime pas utiliser des termes tels que « communauté des immigrés africains », parce que l’on risque ce faisant de ranger des expériences et des personnalités très différentes dans la même catégorie, qui ne reflète pas la variété du phénomène de l’immigration.
Si l’on examine les choses de ce point de vue, on remarque que nombre de ces « désirs » subjectifs ne sont nullement ceux d’une collectivité bien identifiée, mais témoignent d’une dimension transversale, rendant les frontières entre une « communauté » et l’autre bien plus incertains et poreux. C’est pour cette raison que parler de communauté d’immigrés et communauté locale ne restitue pas la complexité du phénomène (voir la prochaine réponse).
On remarque fortement le sentiment de distance éprouvé par les migrants à l’égard des habitants de Rosarno : ces derniers sont peu connus, et ils apparaissent principalement comme des présences menaçantes ou hostiles, à l’exception bien sûr de Mamma Africa et de Rocco. En un certain sens, ce sentiment d’étrangeté concerne davantage les habitants que les migrants. S’agissait-il d’un choix délibéré visant à montrer le faible nombre de contacts entre migrants et Calabrais ?
Je ne pense pas que la ségrégation territoriale et la discrimination soient liées à une absence de contacts. Elles constituent au contraire une forme particulière de rapport social, particulièrement proche et intense : voilà la grande nouveauté de la situation italienne, et de la situation calabraise en particulier.
Les migrants ne sont plus un phénomène extérieur, que l’on peut accepter ou refuser, mais une partie intégrante (si ce n’est intégrée) des dynamiques sociales locales. C’est pour cette raison que Mediterranea tente de donner une vision en clair-obscur, pour ainsi dire, des « locaux ». Ces jeunes qui agressent, frappent et tuent les migrants n’ont pas de visage, ils agissent dans l’obscurité : ils constituent la menace, toujours présente, de la violence pure.
Ceux qui ont un visage, en revanche, représentent une gamme de comportements, de rôles sociaux, et de rapports avec les migrants, qui vont de l’engagement militant de la syndicaliste jusqu’au paternalisme manipulateur de Rocco et à la charité catholique de Mamma Roma, ou encore la complicité silencieuse de Pio. C’est une situation qui implique inévitablement des contradictions et des incertitudes, et qui ne donne jamais des résultats clairs et moralement définitifs.
Votre travail est caractérisé par le contact rapproché avec une équipe d’acteurs non professionnels, locaux, que vous fréquentez désormais depuis des années. Avez-vous éprouvé des difficultés à impliquer vos acteurs sur une expérience de tournage plus longue et complexe, en comparaison des précédents courts-métrages ? Avez-vous l’intention de continuer avec ce modus operandi dans vos prochains projets ?
C’est précisément la continuité du rapport avec les acteurs, avant, durant et après le film, qui a permis de ne pas créer une fracture trop importante entre le court et le long métrage. Il s’agit d’une éducation collective, progressive, et j’espère que cette progression est elle aussi visible d’un film à l’autre. Nous avons appris tous ensemble à faire du cinéma, et nous avons accumulé un capital d’expérience que je compte développer dans mon prochain film.