Dans l’une des scènes de Mediterranea, le protagoniste Ayiva faisait la rencontre d’un enfant à la dégaine d’adulte, expert en petits trafics et toujours prêt à demander une cigarette au tout-venant. C’était là la première apparition de Pio, figure-clé (avec Ayiva lui-même) de cette Calabre marginale mise en scène par Jonas Carpignano, et protagoniste à son tour d’un court-métrage intitulé A Ciambra. Récit d’apprentissage, le film décrivait une journée de l’existence de cet adolescent que l’arrestation de son frère poussait à devenir l’homme de la maison et à vivre, dans un mélange d’émerveillement et de brutalité, toutes les étapes d’un passage à l’âge adulte.
Dans la Ciambra
Trois ans plus tard, Jonas Carpignano confère un souffle et une épaisseur aux intuitions de ce premier court-métrage. Son A Ciambra poursuit ainsi le parcours de Mediterranea, dont il explore le monde bigarré sous un nouvel angle. Après les migrants africains, le cinéaste se focalise sur une autre communauté exclue de la société calabraise : celle des Roms vivant dans le ghetto de la Ciambra, près de Gioia Tauro. Dès lors, si le titre A Ciambra peut s’entendre comme un hommage, il gagne à être interprété de façon littérale : c’est à Ciambra, dans cette enclave isolée du reste de la ville, que se déroule l’existence de Pio et des siens.
Carpignano entraîne son spectateur dans ce qui ressemble à un microcosme chaotique et isolé aux marges de la société calabraise, qui s’avère au final n’être ni l’un ni l’autre. L’apparente pagaille cache un fonctionnement bien rodé où les relations avec l’extérieur jouent un rôle décisif, à commencer par les visites d’un boss local, synonymes de « commandes » passées au frère de Pio (des vols de voiture aux cambriolages).
Affreux, sales et méchants : un démenti
Là où Mediterranea enquêtait sur les conditions de vie des migrants africains, A Ciambra vise aussi l’immersion dans un environnement radicalement différent de ce qui l’entoure : comme le dit le grand-père de Pio, « c’est nous contre le reste du monde ». Il n’est pas étonnant, dès lors, que les règles qui valent pour l’extérieur se retrouvent soudainement suspendues une fois le périmètre de la Ciambra franchi. Par la proximité qu’il instaure avec ses personnages, le film donne l’impression d’endosser des verres déformants qui épousent leur perspective. D’où ce mélange de familiarité et d’étrangeté, comme lorsque l’une des sœurs de Pio boit à table sous les réprimandes de son père, qui continue à la servir et finit par boire à son tour dans un fou rire général. Les scènes d’enfants fumant sur un tricycle ou conduisant des voitures, aussi sidérantes soient-elles, n’ont ni valeur de caricature (on aurait pu craindre un portrait façon Affreux, sales et méchants) ni de dénonciation. Elles témoignent davantage de la vitalité exacerbée d’un monde où tout se mélange, et où les plus petits prennent l’apparence perturbante d’adultes en miniature.
Alors même qu’il est l’aîné de ce groupe, Pio reste exclu du monde des adultes : le film souligne d’emblée son inadéquation, dont on comprend peu à peu qu’elle n’est qu’en partie liée à une question d’âge. Car le discours de son entourage laisse apparaître une zone d’ombre : celle du rapport aux « Marocains », expression emblématique du racisme made in Italy désignant non pas les Maghrébins, mais les Noirs. Méprisés de tous, les protagonistes de Mediterranea apparaissent ainsi en filigranes, et le rapport de Pio à l’égard de l’altérité qu’ils incarnent ne peut qu’être ambivalent, entre la méfiance distillée par son entourage et son amitié pour la figure tutélaire de Ayiva, migrant originaire du Burkina-Faso. À cette inquiétude s’en ajoute une autre, puisque Pio n’a de cesse d’imaginer l’existence nomade de son grand-père, prenant conscience de l’étroitesse de la vie sédentaire (et ghettoïsée) qui lui échoit. A Ciambra parvient ainsi à formuler un questionnement sur la circulation d’un personnage entre des espaces-temps incompatibles, et les contradictions qui s’ensuivent, à l’image de son protagoniste capable d’entrer chez le tout venant par effraction mais effrayé à l’idée de prendre le train qui permet d’accéder au centre-ville.
La vraisemblance et ses limites
Ce nouveau film témoigne de la cohérence de la démarche de Carpignano et de son modus operandi, fondé sur l’implication dans le long terme d’acteurs non professionnels (toute la famille de Pio, littéralement), qui jouent ici leur propres rôles entre fiction et vraisemblance. Mais si A Ciambra marque pour le cinéaste une certaine consécration (on songe au prix Label Europa décerné à la Quinzaine de Cannes), il rend également visibles les limites de ses parti-pris, notamment en ce qui concerne une esthétique un peu essoufflée.
La mise en scène de ce second film, à l’image de celle de Mediterranea, reste ainsi marquée par l’idée d’une vision parcellaire, impliquée dans les actions des personnages. Mais son application à l’existence virevoltante du camp confère à l’ensemble une allure parfois magmatique qui court le risque de désorienter le spectateur. D’autre part, ce parti-pris naturaliste n’est pas sans évoquer quelques topos cinématographiques, qu’il s’agisse des descentes policières avec leur lot d’arrestations et de guetteurs en fuite, ou des segments où la caméra filme de dos un personnage entrant dans une boîte de nuit.
L’impact de cette démarche rivée sur le réel affaiblit les quelques fragments visionnaires du film, sortes d’hallucinations où Pio voit surgir son grand-père ou un cheval : autant de parenthèses qui témoignent un peu naïvement (à l’image de la scène initiale du film) d’un âge d’or où les Tziganes voyageaient libres dans la steppe. Davantage que dans ces passages attendus, l’intelligence du film tient à la façon dont il montre les soubresauts qui animent le parcours de Pio, l’incompatibilité entre sa révolte individuelle et un apprentissage qui le conduit à devenir un adulte comme tous les autres. On espère que l’inspiration de Carpignano saura se renouveler, tout en continuant de sonder les zones d’ombres et les tensions souterraines du petit monde où elle a élu domicile.