Un cinéma « glocal » ?
Remarqué lors de la dernière Semaine de la critique cannoise (nomination à la caméra d’or et au prix SACD), Mediterranea, premier long-métrage de Jonas Carpignano, a déjà attiré une attention critique non négligeable, notamment en Italie. Attention à laquelle n’est pas étrangère la figure atypique de Carpignano, jeune trentenaire italo-afro-américain ayant participé aux Bêtes du Sud sauvage de Benh Zeitlin, et parti s’installer en Calabre après les émeutes de Rosarno en 2010. C’est là qu’il réalise ses deux premiers courts-métrages : A Chjana (2010) retraçant les dynamiques ayant conduit aux émeutes de Rosarno, et A Ciambra (2014) portant sur la vie de Pio, jeune enfant rom que nous retrouvons dans ce volet.
Mediterranea est à la mesure de ce parcours intriguant. Le film, développé dans le Sundance Screenwiters Lab par Carpignano en partant de son premier court-métrage, semble jouer sur deux échelles. Si sa production (Qatar, États-Unis, Allemagne, France, Italie) aussi bien que la présence de deux noms clés des Bêtes du Sud sauvage, (Benh Zeitlin et Wyatt Garfield, respectivement comme compositeur et directeur de la photographie), témoignent de sa visée internationale, celui-ci s’appuie dans le même temps sur une équipe locale d’acteurs non professionnels rencontrée sur place et côtoyée par le réalisateur durant ces cinq dernières années.
Entre traversée et révolte : portrait d’une installation difficile
De par les liens étroits qui unissent Carpignano à ceux qu’il dépeint, Mediterranea apparaît comme n’étant ni un film consacré à la traversée de la Méditerranée, ni une fiction centrée sur les émeutes de la petite ville calabraise de Rosarno, l’un des cas les plus connus de révolte immigrée dans l’Italie du sud. Ou plutôt, en nous montrant le parcours du protagoniste Ayiva et de son ami Abas, partis du Burkina Faso, de l’Algérie à la Calabre, leur insertion difficile dans ce nouvel espace, et la révolte finale correspondant aux émeutes, le film tente de capter la phase centrale, névralgique, qui unit les deux temps plus « médiatisés » de la migration (le voyage et la révolte).
En ce sens, on comprend que Mediterranea soit conçu par son auteur comme un titre au pluriel, car l’enjeu est ici de montrer l’interaction du protagoniste avec les différents mondes qu’il traverse. La richesse de milieux au sein desquels Ayiva évolue créé ainsi une oscillation systématique entre familiarité et dépaysement : la multiplicité des langues (arabe, italien, français, anglais, bissa, dialecte calabrais) et des territoires laissant place à des références communes, notamment une culture pop dont Rihanna constitue ici l’archétype, tout autant qu’à l’omniprésence des nouvelles technologies (Facebook, Skype, lecteurs MP3).
Regards en mouvement
Le film propose donc un portrait en évolution de la manière dont Ayiva et Abas affrontent leur situation, et fait émerger les différences de comportement et de stratégie dont tous deux font preuve, insistant sur la part subjective de leurs choix (lien essentiel avec Hope, son « prédécesseur » à la Semaine de la critique cannoise l’an passé). À cet égard, il eût sans doute gagné à exploiter davantage la dissension latente entre les deux hommes, celle qui pousse Abas à se révolter et Ayiva à survivre, avant de rejoindre son ami lors des émeutes. Il révèle aussi l’instabilité de cette nouvelle existence, toujours minée par une tension latente, qui émerge moins dans la monstration crue des fléaux qui frappent les migrants (prostitution, violence, pauvreté) que dans des micro-événements à l’évidente charge dramatique : ainsi du moment où la fille du patron renverse par pur plaisir, hostile et rieuse, les caisses d’orange que Ayiva charge sur un camion.
Instabilité et transformation sont autant d’aspects que l’on retrouve dans le regard de Carpignano : un regard immersif, si proche des personnages qu’il en dégage une vision fragmentée et dominée par le mouvement. Une telle spécificité se rapproche des déambulations visuelles qui rythmaient déjà Gomorra. Mais surtout, elle évoque un autre film « jumeau » de Mediterranea par ses thématiques, malheureusement cantonné à une distribution italienne : Là-bas, primé à Venise en 2012, qui portait sur le massacre de migrants africains par la mafia à Castelvolturno en 2008, prémisse à l’une des premières révoltes immigrées. Dans les deux cas, se fait jour une exigence commune : humaniser les acteurs de l’immigration et leurs parcours ; révéler la facette dynamique, plurielle et problématique du phénomène migratoire en l’investissant à rebours de sa lecture médiatique. C’est un tel engagement qui anime, avec ses limites et ses élans, le premier long-métrage de Carpignano.