Avec son second long métrage, Oscar Ruiz Navia a choisi de poser sa caméra à Cali, ville où il réside. Rencontre avec un jeune cinéaste dont la méthode, qui consiste à s’imprégner du réel pour produire de la fiction, s’affirme de film en film comme un véritable terrain de recherche.
On peut considérer Los Hongos, ainsi que votre premier film, La Barra, comme des fictions à matière documentaire. Comment travaillez-vous cette dimension lors de la préparation du film ?
J’aime toujours travailler sur le fil du rasoir, avec des éléments que je maîtrise, et d’autres pas. Ceci fait partie du processus de recherche autour de mes films ces dernières années, que ce soit pour Los Hongos, La Barra ou mon court métrage Solecito. Ici, je suis parti d’une idée très générale : je voulais faire un film sur la vie, sûrement parce que la mort était très présente dans mon existence à ce moment-là. Ma grand-mère venait de mourir, mes parents avaient divorcé, et mon foyer avait disparu. J’ai alors décidé de créer un univers avec deux adolescents issus de classes différents, mais animés par la même passion : le street art. C’était la façon dont je voulais mettre en scène mes souvenirs et mes désirs. Je suis alors rentré dans une phase de casting qui a duré un an et demi. J’ai réalisé des entretiens avec environ 700 jeunes, et toutes ces rencontres ont nourri le scénario. Et puis j’ai choisi les deux jeunes qui me semblaient les plus proches de ce que je ressentais, tout en adaptant le scénario à leur personnalité. En ce qui concerne les lieux de tournage, j’ai effectué des recherches pendant plusieurs mois, même si la plupart sont des endroits que je connais. Par exemple, le quartier où vit Calvin, c’est le mien. Il est parfois difficile de travailler de cette manière, car tout est toujours très incertain. Mais c’est ce que j’aime le plus au cinéma : ne pas chercher le confort, aller vers la difficulté, ce qui vous pousse finalement à exprimer les choses les plus honnêtes possibles (avec toutes les erreurs que cela implique également).
Vos deux longs métrages traitent le récit de manière non conventionnelle. On dirait que ce qui vous intéresse le plus, ce n’est pas la dramaturgie, mais les gens, les lieux…
Il me semble que considérer le cinéma uniquement sous l’angle du récit, c’est vraiment sous estimer les possibilités d’expression qu’il offre. Pour moi, faire du cinéma, c’est créer différents mondes, qui peuvent être réalistes ou pas. Je préfère que les spectateurs ressentent plus qu’ils ne comprennent. Je préfère m’attacher à décrire des émotions et mettre les gens face à ce qu’ils éprouvent dans leur vie. Je ne veux pas que le spectateur s’oublie en rentrant dans une salle de cinéma. Au contraire, j’ai envie que mon film le ramène à des éléments de son vécu. J’aime que le spectateur se sente capable d’apprendre de nouvelles choses. En ce qui me concerne, le plus important, ce sont les personnages et les lieux, et l’on doit les mettre en scène avec dignité. Ce qui implique de montrer aussi bien les bons et les mauvais aspects des choses. De ne pas créer des héros ou des lieux qui seraient des carcasses vides, mais mettre en avant leur complexité.
Vous avez tourné sur la côte colombienne pour La Barra, et ici vous optez pour un milieu très urbain. Avez-vous ressenti le besoin de tourner dans un environnement complètement différent ?
Chaque film a des besoins différents. J’ai commencé à réfléchir à Los Hongos en rentrant à Cali, c’est pourquoi j’ai décidé de tourner là. Mais pour moi ces deux films dialoguent entre eux, ils sont à la fois très différents et similaires. Par exemple, les personnages sont de l’ordre de la construction et pourtant ils restent très proches des gens qui les incarnent. Mon père joue dans le film, et la sœur de ma grand-mère aussi. Certains de mes amis également. Je veux que chaque film sur lequel je travaille soit une occasion de faire des recherches et des découvertes. Je suis engagé vis-à-vis de mon propre désir de filmer, même si cela implique de compliquer les choses pour arriver à mes fins.
Cali représente une sorte de Babylone, et l’on sent qu’il y a dans cette ville des énergies très variées. Cela a‑t-il eu un impact sur le tournage ? Avez-vous tourné sans autorisation ?
Nous avons une très bonne équipe de production qui s’est occupée de faire toutes les demandes d’autorisation nécessaires. Bien sûr, il nous arrivait parfois de tourner au débotté dans une partie de la ville, mais il était toujours important pour nous de travailler avec les gens du quartier, qui nous ont souvent apporté une aide efficace. Cali est une ville complexe, et le but que je poursuivais était de rendre compte de ses différents aspects. Ce qui n’a aucun rapport avec la vision que l’ont peut avoir du Cali « officiel ». Dans le film, c’est juste ma propre façon de voir les choses, et celle de mon équipe aussi.
Le montage de vos deux longs métrages génère souvent des moments de suspension, comme si le temps s’arrêtait. Dans ces moments, le film ne se focalise plus sur un événement précis – il s’attache littéralement au présent – ce qui est assez libérateur pour le spectateur. Comment travaillez-vous sur cette dimension ?
J’ai la chance de travailler avec un excellent monteur, Felipe Guerrero, qui est également metteur en scène et prépare actuellement son premier film, Oscuro Animal. J’adore la façon dont il s’empare de la matière que je tourne. Nous passons beaucoup de temps ensemble, ce que j’apprécie également. Parfois, nous ne cherchons pas à masquer les erreurs du tournage. Nous préférons les laisser apparente, comme une évidence, ce qui créé un effet de distanciation chez le spectateur. Et puis cela rapproche le film d’un réel qu’on ne maîtrise pas.
Pour Los Hongos, nous avons tenté de saisir le rythme de chacun des univers traversés par le film. C’est pourquoi il peut sembler plus « rapide » que La Barra, où les lieux de tournage étaient intrinsèquement plus au calme.
Une grande partie de votre travail passe par le son (par exemple, la séquence dans la mangrove de La Barra, ou la maison de la Nanita dans Los Hongos), afin de créer des atmosphères très singulières. Y a‑t-il beaucoup de travail de post-production ?
Pour moi, le son est un élément essentiel. Il m’aide à créer cette sensation d’endroits rêvés, une chose qui m’obsède tout particulièrement. En partant d’éléments du réel, je cherche à créer un rêve. J’adore rêver. Et il n’est pas besoin de faire trop d’effets pour en créer un. Il faut simplement changer la logique des choses. Dans la maison de la Nanita, l’idée directrice était de créer un lieu plein de vie. C’était assez paradoxal : elle est en train de mourir mais sa maison est très vivante. C’est un fantasme qui n’existe qu’au cinéma. Un fantasme qui vous amène à penser qu’il faut « rêver pour vivre ».
La maison de la Nanita est d’ailleurs un décor très étonnant, comme une jungle au sein de la ville. La nature a toujours un rôle très important dans vos films.
Oui, c’est un moyen de revenir à la source, à ses racines. En un sens, c’est un acte de rébellion que de revenir à ses origines, dans un monde où plus rien n’a de sens. Tout le monde est tout le temps pressé – pressé de produire, de consommer – et la nature devient un symbole de résistance.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la création du personnage de Nanita ?
D’une certaine manière, c’est un personnage inspiré de ma grand-mère, qui est décédée en 2010. Elle est jouée par ma grande tante, et finalement je dirais que ce personnage est un mélange entre mes souvenirs de ma grand-mère et tout ce que sa sœur y a apporté. Je la vois comme une sorte d’ange qui a partagé tout son savoir le plus profond avec les deux garçons.
Il y a une dimension politique dans vos films. Dans La Barra, cela se traduisait par un message à vertu écologique. Pour Los Hongos, vous avez choisi d’incorporer des images du Printemps arabe, des éléments sur le féminisme, ainsi qu’un contexte électoral.
En ce qui me concerne, chaque film est politique lorsqu’il amène le public à réfléchir, à considérer certaines idées. Mais il est vrai que grâce à ma famille, j’ai toujours été impliqué d’un point de vue politique. Ici, je voulais montrer que ces deux jeunes sont engagés et inspirés par des choses qu’ils voient sur internet. Et puis, en Colombie, nous vivons dans un pays en guerre, il est donc très difficile pour moi de ne pas aborder ce genre de sujets.
YouTube, Facebook et Skype font d’ailleurs des apparitions étranges et surprenantes dans Los Hongos.
Cela fait partie de notre époque, et ce sont des plateformes qui permettent aux gens de communiquer avec le monde. Je sais que certaines personnes se sentent un peu perdues lorsqu’elles voient ce type d’images apparaître dans le film. Mais n’est-ce pas aussi une des possibilités qu’offre le cinéma ? De perdre les gens ?
Vos deux personnages principaux expriment leurs idées et leurs émotions à travers le graffiti. En Europe, les graffitis sont devenus véritablement populaires dans les années 1980, et étaient considérés comme un moyen d’expression de la rébellion. Qu’en est-il en Colombie ?
C’est la même chose, et c’est une culture qui a pris très vite de l’ampleur. Cela ne fait pourtant pas l’unanimité. Mais avec ce film – du moins, dans mon pays – j’ai envie que les gens prennent conscience qu’il faut respecter cette expression artistique.
Comment réussissez-vous à monter le financement de vos films ? Qu’en est-il de la situation du cinéma colombien aujourd’hui ?
J’ai reçu le soutien du Colombian Film Fund, du fond Hubert Bals (Pays-Bas), du World Cinema Fund (Allemagne), du Torino Film Lab (Italie), de Global Film Initiative (États-Unis) et d’Arizona Production (France). J’ai mis quatre ans à recevoir tous ces financements, et je ne pourrais jamais suffisamment remercier tous ceux qui m’ont fait confiance.
Aujourd’hui, le cinéma colombien est en pleine expansion. Il y a de jeunes réalisateurs que j’aime beaucoup, qui prennent la création très au sérieux car ils ont compris que le cinéma était un puissant moyen d’expression qui peut permettre de faire réfléchir les gens. Au sein de cette nouvelle génération, j’aime beaucoup William Vega, César Acevedo, Ruben Mendoza, Franco Lolli, Ciro Guerra et bien d’autres. J’apprécie également beaucoup le travail de Luis Ospina, qui sort un nouveau film intitulé Todo Comenzo por el Fin, et que tout le monde devrait voir ! J’aime aussi Carlos Mayolo, Victor Gaviria et Oscar Campo.
Pouvez-vous nous parler de votre prochain projet ?
Je suis en phase de post-production d’un nouveau film intitulé Epifania. Je le co-réalise avec une cinéaste suédoise, Anna Eborn. C’est une coproduction entre Contravia Films (Colombie) et Platform Production (de Suède, qui travaille notamment avec Ruben Östlund), et nous avons reçu le soutien du CPH : LAB (Danemark). Nous sommes actuellement en phase de montage. Nous avons tourné en Colombie et en Suède. Le film sera prêt pour 2016.
Avez-vous des envies de documentaire ?
Je suis en train de développer un projet de film intitulé Fait Vivir, qui sera un long métrage documentaire sur un groupe de quinze musiciens, le Gypsy Kumbia Orchestra. Donc oui, c’est dans les tuyaux !