Trois ans d’écriture, d’approche et d’échanges avec une communauté afro-colombienne, cinq semaines de tournages, deux ans de diffusion en festivals, le premier film d’Oscar Ruiz Navia connaît finalement une sortie française. C’est tout le bien qu’on souhaite à ce jeune cinéaste qui développe une fiction au cœur d’un village de la côte Pacifique en y intégrant les habitants, la jungle fermée et le bord de mer aride, pour révéler et prolonger avec une heureuse maîtrise cet univers singulier.
Malgré la bordure d’une jungle moite, on croit sans cesse avoir froid. La mer est métallique, le ciel une barre grise, de même que le sable des immenses plages désertes. Et l’homme qui débouche d’entre les arbres, harassé, transpirant, a un haut crâne sans cheveux, un visage anguleux de clown triste. Il parait s’être teinté de ce gris tarkovskien qui trouve une résonance inédite sous les latitudes colombiennes.
Les premières images de La Barra donnent le ton. Un cadre fixe sur cette seule forêt, déjà si puissante sans tension humaine, si sonore, puis l’arrivée du protagoniste, Daniel, qui s’éreinte à progresser vers une destination qu’il ignore sans doute lui-même. La marche dans ce paysage, l’arrivée sur les plages grises, sales et abandonnées, et le village, La Barra, quelques huttes en lisière des arbres. Daniel découvrira les membres de cette communauté afro-colombienne isolée, leurs difficultés face à la raréfaction du poisson, leur relation à l’extérieur, et à un homme blanc installé depuis peu, venu exploiter les possibilités touristiques du village, et qui envahit progressivement l’espace intime des habitants.
Pour son premier film, Oscar Ruiz Navia a eu la sagesse de prendre du temps. Pour la production : trois ans d’écriture, de nourriture, de longs séjours passés avec la communauté de ce village, pour faire de quelques-uns de ses habitants les personnages de cette fiction. Temps narratif aussi pour ce film basé sur des faits réels choisis à rebours de ceux qu’affectionne le cinéma qui feint de les revendiquer. Ces faits réels sont ici de micros événements qui nourrissent le scénario pour qu’une image de ce lieu apparaisse et impressionne. Portrait poétique et réaliste, un alliage délicat auquel parvient la plupart du temps le jeune cinéaste qui croit moins au documentaire qu’à la capacité de la fiction à faire naître la vie au sein d’un plan. Comme il le raconte dans l’entretien accordé à Critikat, La Barra naît du maelstrom d’ingrédients éloignés : un scénario de fiction, l’envie de décrochages non narratifs et d’une certaine radicalité, l’expérience de vie au village en parallèle d’une intense nourriture cinématographique. Ce qui crée une bipolarité présente tout au long du film. Depuis le premier plan où se côtoient une liberté de captation et une mise en scène légèrement scolaire (un plan vide dure dans le but d’accueillir le personnage qui progresse hors champ), jusqu’aux plus belles scènes, qui semblent documentaires mais ne le sont pas directement, qui parviennent à accueillir la vie des personnages, des habitants, la puissance de leur rôle et celle du lieu.
On aurait ainsi tort de s’obstiner à comprendre où va Daniel, ce qu’il cherche ou ce qu’il fuit. Il est une excuse pour révéler les autres, un déclencheur. Il canalise la fiction, aussi minimale soit-elle, il enclenche le réel. La part de manipulation du réalisateur sur ses acteurs est ainsi assumée pour allier la fable – l’étranger colonisateur, le voyageur en quête, la petite fille qui le guide dans le monde fermé où il pénètre – à la puissance du lieu et au documentaire de son quotidien. Il s’agit autant de la nature que des hommes. Ces derniers, pêcheurs isolés, lui sont indéniablement liés. Deux scènes, les plus belles, concentrent la réussite de cette cohabitation entre fiction et réel, fable et document. Au fil de ses rencontres, Daniel part dans la jungle pour une pêche en canoë avec Cerebro, le chef de la communauté dans le film comme dans la vie. Au cœur de cette masse végétale informe, où résonnent les cris des oiseaux, une longue scène montre les deux hommes à l’affût, à l’écoute, progressant en silence. Se concentre ici à la fois les sensations d’un tel lieu, l’attitude de l’homme qui y vit, et non pas un tournant du récit mais une scène forte où la proximité des deux personnages est scellée. Plus tard, alors que peu à peu Daniel établit des liens avec les jeunes du village, on ne le considère plus tout à fait comme un simple touriste. Lorsqu’ils partagent une bouteille d’alcool local après une partie de football, la scène, d’abord anodine s’étire, dépasse sa fonction narrative jusqu’à ce que le spectateur sente nettement toute la richesse des liens entre les adolescents par d’infimes signes, regards entre deux gorgées, rires, silences aussi. Comme si on avait laissé la caméra tourner. À 8000 kilomètres de distance, on songe à Sophie Letourneur.
Le cinéma colombien, si rare en France qu’on peine à en parler, et celui d’Amérique latine, se détachent rarement de la réalité sociale de leur pays. Et c’est avec bonheur que l’on constate ici à la fois un contournement d’une réalité dénaturée à force de coups d’œil médiatiques imprécis, et un besoin de rompre les influences et les codes narratifs dominants (ceux de Hollywood, très majoritairement). Qu’importe dès lors si des maladresses existent, et si le film aurait pu grandir encore dans la radicalité et l’attention à la vie du village, il est d’une force et d’une maîtrise vives et prometteuses. En outre, en filmant ce village isolé, cette crispation croissante de la communauté afro-colombienne face à « l’étranger » qui fait tout pour être vu comme un envahisseur, Ruiz Navia révèle des questions sociales généralement occultées par la violence visible. La raréfaction de la pêche, son absence d’encadrement par un état lointain, le poids flou des caciques au sein de populations fortement isolées et leurs contacts avec un tourisme naissant… Et l’on aura peu vu aussi fidèlement la violence politique colombienne telle qu’elle est vécue par cette partie conséquente de la population qui n’est pas en prise directe avec le conflit : constamment évoquée, filmée, discutée, elle s’oublie peu à peu et semble lointaine même à quelques dizaines de kilomètres. Les habitants de La Barra la voient chaque jour à la télévision, dans les paroles des chansons, mais ne l’évoquent pas, comme s’il était impossible qu’elle surgisse. Et le passage au loin d’hommes armés dans la forêt tranquille ressemble presque à un mauvais songe. Oscar Ruiz Navia préfère étudier la violence moins tapageuse qui se love dans les accrocs du quotidien pour transcender la réalité. Il n’en écarte pas pour autant, bien au contraire, les grands enjeux de cette réalité. C’est ce qu’on attend du cinéma.